© 2009 Jean-Claude Romeuf
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Fascicules de Rodan | Le Lien Urantien — Numéro 48 — Automne 2009 — Table des matières | Quand le vent souffle la nuit... |
Son bateau s’appelait Edentia. Faire le tour du monde, voilà quel fut le dernier rêve de Him. Naviguer d’est en ouest et rechercher une île bordée de falaises. "C’est dans une île bordée de falaises que tu trouveras un oiseau » lui avait dit un jour la jeune fille blonde vêtue de blanc. « Cet oiseau est le tien et grâce à lui, tu pourras voler. Il faut que tu partes à sa recherche. Avant de faire réellement sa découverte, il te faudra d’abord gravir sept falaises. » Him n’avait pas compris le sens de ces mots, mais il avait le sentiment que la difficulté serait aussi grande que de ramasser une étoile tombée dans la mer. Pourtant, il savait que la jeune fille ne mentait pas.
Je me souviendrai toujours de la chambre d’hôpital dans laquelle Him agonisa et des faits troublants dont je fus l’unique témoin. En général, les gens se délectent de phénomènes qu’ils appellent surnaturels et qui sont la plupart du temps, des manifestations de leur imagination débordante. Je n’ai aucun goût particulier pour ce genre de choses. Pourtant, ce jour-là, il me semble que j’ai eu la chance d’avoir eu un étrange entretien avec une de ces personnalités invisibles, sans que je puisse qualifier cela de « surnaturel » ou de « paranormal ». J’ai pensé un peu plus tard que ce que Him avait vécu en cette dernière journée, arrivait tout naturellement à chacun d’entre nous à la veille de la mort, mais d’une manière qui n’était pas forcément identique. Je dois dire que sur le moment, j’ai eu l’impression de discuter avec mon ami comme à l’accoutumée et non avec un être surgi de l’au-delà.
Him et moi étions des amis d’enfance, et bien que parfois la vie nous ait séparés, j’étais au courant du déroulement de son existence, car nous avions l’habitude d’entretenir des relations par courrier. Quatre mois auparavant, j’avais reçu de lui, un message de Djakarta dans lequel il me demandait de l’héberger. Il se savait malade et voulait retourner en France pour se faire soigner. Les médecins me dirent qu’il était perdu.
Une semaine avant sa mort, ses facultés cérébrales étant très diminuées, on décida de le faire entrer à l’hôpital. Il tomba ensuite dans le coma et y resta pendant trois jours. Comme à mon habitude, au petit matin, je passai lui faire une visite et me renseignai sur son état. Ce matinlà, le médecin de garde me dit : « il a ouvert les yeux, c’est à ne rien y comprendre!» Je me précipitai dans sa chambre et trouvai Him assis sur son lit.
Il y avait bien longtemps que je ne l’avais pas vu aussi gai ! Son visage exprimait la quiétude d’avant sa maladie et visiblement, je sentis que Him était heureux de me voir et qu’il avait attendu ma visite. Bien sûr, il me reconnut tout de suite, mais chose étrange, il parlait d’une voix enfantine et n’arrêtait pas de plaisanter!Il me fit le rappel de maints évènements de notre enfance, des bêtises que l’on avait faites, de notre école et de nos maîtres. Un peu plus tard, en reprenant sa voix d’adulte, il me dit : « on est mieux ici qu’à Lyon, il faisait un froid de canard, ce matin à Lyon! », je savais qu’il avait travaillé dans cette ville. Puis, ce fut au tour des épisodes de son passage à Pierrelatte. Il évoqua d’autres évènements qu’il avait vécus, mais dont certains étaient incompréhensibles pour moi. Le fait qui semblait le plus le tracasser, ce fut son voyage de quelques jours en Angleterre ; je m’en rappelai tout à fait et je sais qu’il avait fait là-bas un choix qui ébranla un peu sa conscience. De fil en aiguille, j’eus droit au déroulement de sa vie, du passé vers le présent, dans l’ordre chronologique. Vers la fin, il se mit à parler en indonésien car Djakarta avait été sa dernière escale. Quatre ans déjà, qu’il avait fondé là-bas une famille ! Enfin, il tomba à nouveau dans le coma. Son visage devint écarlate. Je me rendis compte que sa tumeur au cerveau venait de faire éclater une artère cérébrale. La chambre me parut maintenant totalement vide et il me tardait de quitter ces quatre murs.
Son bateau s’appelait Edentia. Him vérifia les gréements. « Pourquoi les gens sont si tristes lorsqu’ils voient quelqu’un s’embarquer? Pourquoi, la majorité des bateaux restent au port? Un bateau, c’est fait pour naviguer, c’est fait pour prendre le large! Fi des voiliers qui font des ronds dans l’eau et qu’on ne rencontre jamais à plus de six milles nautiques de la côte! Moi, je largue les amarres! Je récupère mes aussières et vive la haute mer ! » Il mettrait le cap vers l’Espagne et passerait Gibraltar. « Que le meilleur vent nous emporte!»
« Je me sens si fatigué ! » s’étonna Him. « Depuis que je voyage, je devrais maintenant apercevoir Minorque, mais l’île n’est pas encore là !» Une voix douce lui souffla, sans doute la voix de la jeune fille blonde vêtue de blanc : « Dors mon bien-aimé, il faut maintenant que tu dormes ! Je prends le quart et je t’amènerai à bon port ! » C’était le soir, le triangle d’été commençait à luire au zénith, légèrement à bâbord ; le voilier venait de prendre pour cap, le Sagittaire.
Même endormi, Him restait attentif à tous les bruits de son bateau. « J’entends que la grand voile faseye, quelqu’un choque l’écoute. On va bientôt accoster. J’ai dû dormir au moins trois jours » Il regarda par-dessus bord et reconnut la plage des Salines. Il connaissait bien ce lieu entouré de falaises, mais il s’étonna de voir des voiles latines venir à sa rencontre, les mêmes voiles qui hantent les mers depuis l’antiquité et avec lesquelles un charpentier célèbre voyagea jusqu’à Rome: « Nous sommes aux Caraïbes, pas en Méditerranée ! » Il entendit le son des guitares et pensa que ses amis les gitans venaient l’accueillir. En réalité Him se trompait encore, certes, quelques uns de ses amis les gitans étaient là, mais il y avait bien d’autres personnes, des membres de sa famille, des gens qu’il avait aimés autrefois et qu’il avait presque oubliés. Un feu de camp avait été allumé sur le sable, on festoya, on discuta beaucoup. La dame blanche se tenait là-aussi. Him se mit à examiner la falaise, elle ne lui parut pas très abrupte, pas très difficile à escalader. Il se rappelait qu’autrefois, il l’avait gravie. Certes, il y avait quelques passages à surmonter, il fallait de temps en temps se frayer un chemin à travers les cactus, mais maintenant, la route était toute tracée pour lui, elle ne lui faisait plus peur.
La dame blanche se mit à rire : « Ici, tu as gravi ta sixième falaise, les amis que tu as retrouvés, hésitent encore à se lancer dans l’aventure. Demain, nous leur dirons au revoir et je t’amènerai au pied de la septième falaise »
Le voilier contourna Grand Fond, s’écarta de la baie de Grand Cul-de-Sac, passa Lorient, la plage de Saint Jean, s’éloigna de l’anse des Flamants pour ne pas se faire aspirer sur les rochers et vint se mettre à l’abri dans l’anse de Colombier. L’anse était bien protégée du vent et des courants marins qui restaient forts au pied du roc. Au mouillage, le bateau serait en sécurité. Him connaissait bien cet endroit. Plus de dix fois peut-être, il avait emprunté le petit chemin qui monte à travers les épines et qui est peuplé de lézards, de caméléons et de tortues terrestres, jusqu’au sommet où l’immense précipice lui avait donné chaque fois le vertige. La dame blanche lui sourit : « Mon bien-aimé, la septième falaise te permettra de te guérir du vertige, la dernière de tes peurs animales. Le vertige vient du haut et non du bas : c’est le vertige de l’Infini et, c’est de l’Infini que tu vas t’approcher. Mais, cette fois-ci, ne prends pas le chemin des écoliers !»
Him savait que la dame blanche ne lui porterait aucune aide imméritée, il n’implora pas le ciel de lui éviter cette épreuve difficile, car se dit-il, les épreuves font partie du plan d’ascension des mortels.
Il se jeta à l’eau sans trop réfléchir et nagea jusqu’au pied de la falaise où les vagues commencèrent à le projeter violemment contre la paroi. S’il restait là un instant de plus, se dit-il, son corps finirait complètement déchiqueté. Il préféra s’éloigner de cent mètres au large pour étudier la topographie du site et élaborer une technique d’approche. Il prit la morphologie des vagues et s’aperçut que régulièrement trois d’entre elles étaient plus fortes que les autres et qu’elles frappaient un surplomb rocheux sur lequel il pourrait se hisser et se reposer quelques minutes. Him se servit des vagues qui au départ étaient un handicap, et ainsi, il put s’accrocher à l’éperon rocheux. C’est alors que de cet abri, il vit l’oiseau ; c’était une frégate. Il avait bien des fois observé les frégates; elles étaient toujours là, lorsqu’il se passait quelque chose d’inhabituel en mer. Elles ressemblaient à un point noir immobile dans le ciel, qu’il était difficile d’apercevoir, et se trouvaient souvent à la verticale d’un marlin, d’un gros wahoo ou d’un banc de coryphènes.
Du surplomb, commençait une fissure du rocher, qu’il décida de suivre sans jamais regarder vers le bas. Il garderait l’œil rivé sur l’oiseau. Il fut étonné de se retrouver une heure plus tard, au sommet de la falaise. Finalement se dit-il, le plus dur, c’est de se jeter à l’eau. Ensuite, le plus sage, c’est de poursuivre la route qu’on a choisie vers le haut !
Him se mit debout, pieds joints à l’aplomb de la septième falaise, Il venait de vaincre sa terreur du vide. L’oiseau se plaça à deux mètres au-dessus de sa tête, mais trop en avant pour que Him puisse s’en saisir sans tomber.
La dame blanche se tenait à côté de lui et lui prit la main : « Il te manque encore une épreuve à accomplir : prouver ta certitude en la transcendance du fini, ce qui revient à croire fermement que rien de mal ne peut arriver en présence de l’Infini, et à croire à la perfection du cosmos en présence de l’infinité. Alors, maintenant, jette-toi dans le vide et vole! »
Him n’était pas toujours capable de saisir la signification des paroles de la fée, mais il gardait une confiance absolue dans son guide. Il plongea sans hésitation, l’oiseau le rattrapa et fusionna avec lui. Him devint sur le champ oiseau et l’oiseau devint homme. Comme un jeune frégate encore maladroite, Him venait de prendre son envol dans l’infinité du ciel étoilé.
Jean-Claude Romeuf
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