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Amour, Gratitude et Lumière | Le Lien Urantien — Numéro 64 — Automne 2013 — Table des matières | Quiz Maxien n°15 Les questions |
6. … Depuis un siècle nous avons subi, sans trop nous en rendre compte, une remarquable transformation dans l’ordre intellectuel. Découvrir, savoir, avaient toujours été une tendance profonde de notre nature. Ne la reconnaissons-nous pas déjà dans l’Homme des cavernes ? Mais ce n’est qu’hier que ce besoin essentiel de connaître s’est explicité et mué en une fonction vitale autonome, primant dans nos existences la préoccupation du manger et du boire. Eh bien, si je ne me trompe, ce phénomène d’individualisation de nos fonctions psychologiques les plus hautes, non seulement est loin d’avoir atteint ses limites sur le terrain de la pensée pure, mais encore il tend à se propager sur un domaine voisin, demeuré pratiquement informe et inexploré : la « terra ignota » des puissances affectives et de l’amour.
Fait paradoxal, l’amour (j’entends ici l’amour au sens strict de « passion »), en dépit (ou justement peut-être à cause) de son ubiquité et de sa violence, a été jusqu’ici laissé en dehors de toute systématisation rationnelle de l’Énergie Humaine. Empiriquement, les morales sont parvenues à codifier vaille que vaille son usage par rapport au maintien et à la propagation matérielle de la race. Mais qui donc a songé sérieusement que sous cette puissance trouble (et cependant animatrice, on le savait, des génies, des arts et de toute poésie) une formidable poussée créatrice demeurait en réserve, — telle que l’Homme ne serait Homme que du jour où il l’aurait non point matée, mais transformée, utilisée, libérée?.. Aujourd’hui, pour notre siècle avide de ne laisser perdre aucune force, et de mettre la main sur les ressorts les plus intimes de la psychologie, il semble que la lumière commence à se faire. L’Amour, aussi bien que la pensée, est toujours en pleine croissance dans la Noosphère. L’excès devient chaque jour plus flagrant de ses énergies grandissantes sur les besoins chaque jour plus restreints de la propagation humaine. C’est donc qu’il tend, cet amour, sous sa forme pleinement hominisée, à remplir une fonction beaucoup plus large que le simple appel à la reproduction. Entre l’homme et la femme, un pouvoir spécifique et mutuel de sensibilisation et de fécondation spirituelle sommeille vraisemblablement encore, qui demande à se dégager en irrésistible élan vers tout ce qui est beauté et vérité. Il va s’éveiller. Épanouissement, disais-je, d’une puissance ancienne. L’expression est sans doute trop faible. Au-delà d’un certain degré de sublimation, de par les possibilités illimitées d’intuition et d’interliaison qu’il apporte avec soi, l’amour spiritualisé pénètre l’inconnu : il va rejoindre à nos yeux, dans le mystérieux avenir, le groupe attendu des facultés et des consciences nouvelles.
… L’union, la vraie union vers le haut, dans l’esprit, achève de constituer, dans leur perfection propre, les éléments qu’elle domine. L’union différencie. En vertu de ce principe fondamental, les personnalités élémentaires peuvent, et ne peuvent que s’affirmer en accédant à une unité psychique ou Âme plus élevée. Mais ceci toutefois à une condition: c’est que le Centre supérieur auquel elles viennent se joindre sans se mêler ait lui-même sa réalité autonome. Puisqu’il n’y a ni fusion ni dissolution des personnes élémentaires, le Centre où celles-ci se rejoignent doit nécessairement être distinct d’elles, c’est-à-dire avoir sa propre personnalité.
D’où finalement, pour le Terme suprême vers lequel tend l’Énergie Humaine, la figure suivante : "Une pluralité organisée dont les éléments trouvent dans un paroxysme d’union et de transparence mutuelles la consommation de leur personnalité propre; le Corps tout entier se trouvant suspendu à l’influence unificatrice d’un Centre distinct de suprapersonnalisation. "
Cette dernière condition ou restriction a une importance considérable. Elle signifie en effet que la Noosphère requiert physiquement, pour son entretien et son fonctionnement, l’existence dans l’Univers d’un Pôle réel de convergence psychique : Centre différent de tous les centres qu’il « sur-centre » en les assimilant; Personne distincte de toutes les personnes qu’elle achève en se les unissant. Le Monde ne fonctionnerait pas s’il n’existait, quelque part en avant du temps et de l’espace, « un point cosmique Oméga » de synthèse totale. La considération de cet Oméga va nous permettre de définir plus complètement, dans un dernier chapitre, la nature secrète de ce que nous avons appelé jusqu’ici d’une manière assez vague « l’Énergie Humaine ».
… En nous et autour de nous, avons-nous pu conclure, les éléments du Monde vont sans cesse se personnalisant davantage, par accession à un terme, lui-même personnel, d’unification : si bien que de ce terme de confluence ultime rayonne, et que vers ce Terme reflue, en définitive, l’Énergie essentielle du Monde, — celle qui après avoir agité confusément la masse cosmique, en émerge pour former la Noosphère.
Quel nom faut-il donner à une telle sorte d’influence? Un seul : l’Amour.
L’Amour est, par définition, le mot dont nous nous servons pour désigner les attractions de nature personnelle. Puisque, dans l’Univers devenu pensant, tout, en fin de compte, se meut dans et vers le Personnel, c’est forcément de l’Amour, une sorte d’amour, qui forme, et qui formera de plus en plus, à l’état pur, l’étoffe de l’Énergie Humaine.
Est-il possible de vérifier a posteriori cette conclusion que nous imposent a priori les conditions de fonctionnement et d’entretien de l’activité pensante à la surface de la Terre?
Oui, j’imagine. Et ceci de deux façons différentes :
Psychologiquement d’abord, en remarquant que l’amour porté à un certain degré universel par la perception du Centre Oméga est la seule puissance capable de totaliser, sans contradictions internes, les possibilités de l’action humaine.
Historiquement ensuite, en observant qu’un tel amour universel se présente réellement à notre expérience comme le terme supérieur d’une transformation déjà commencée dans la masse de la Noosphère.
Essayons de le montrer.
Ceux-là mêmes qui accueillent avec le plus de scepticisme toute suggestion tendant à promouvoir une coordination générale de la Pensée sur Terre sont les premiers à reconnaître et à déplorer l’état de division où végètent les forces humaines : poussière d’actes dans l’individu, poussière d’individus dans la société… Évidemment, disent-ils, une immense puissance se trouve neutralisée et perdue dans
cette agitation sans ordre. Mais comment voulez-vous que jamais pareille cendre se cohère ? Déjà naturellement divisées en elles-mêmes, les parcelles humaines se repoussent encore l’une l’autre sans remède. Vous pouvez peut-être les forcer mécaniquement les unes sur les autres. Mais leur infuser une âme commune est physiquement irréalisable.
Le fort et le faible de toutes les objections faites à la possibilité de quelque unification ultérieure du monde me paraissent tenir au fait qu’elles grossissent insidieusement des apparences trop réelles sans vouloir tenir compte de certains facteurs nouveaux déjà perceptibles dans l’Humanité. Les pluralistes raisonnent toujours comme si aucun principe de liaison n’existait, ou ne tendait à exister dans la Nature en dehors des relations vagues ou superficielles habituellement considérées par le « sens commun » et la sociologie. Ce sont au fond des juridicistes et des fixistes qui ne peuvent rien imaginer autour d’eux que ce qui leur semble avoir toujours été.
Mais voyons ce qui va se passer dans nos âmes, pour peu qu’y émerge, au moment réglé par la marche de l’Évolution, la perception d’un Centre animé de convergence universelle. Représentons-nous (ceci n’est pas une fiction, nous le dirons bientôt) un homme devenu conscient de ses relations personnelles avec un Personnel suprême, auquel il est conduit à s’agréger par le jeu entier des activités cosmiques. En un tel sujet et à partir de lui, il est inévitable qu’un processus d’unification se trouve amorcé, marqué de proche en proche par les étapes suivantes: totalisation de chaque opération par rapport à l’individu; totalisation de l’individu par rapport à lui-même; totalisation enfin des individus dans le collectif humain. — Tout cet « impossible » se réalisant naturellement sous l’influence de l’amour.
a) Totalisation, par l’amour des actes individuels
A l’état divisé où les pluralistes nous considèrent (c’est-à-dire en dehors de l’influence consciente d’Oméga), nous n’agissons le plus souvent que par une infime portion de nous-mêmes. Qu’il mange ou qu’il travaille, qu’il fasse des mathématiques ou des mots croisés, l’Homme ne s’engage dans ses œuvres que partiellement, par l’une ou l’autre seulement de ses facultés. Ses sens fonctionnent, ou ses membres, ou sa raison, mais non le cœur lui-même. Action humaine, mais non action de tout l’Homme, dirait le Scolastique. Voilà pourquoi un savant ou un penseur, après une vie d’efforts sublimes, peut se trouver appauvri, desséché, — déçu : sur des objets inanimés son intelligence a travaillé, mais non sa personne. Il s’est donné : il n’a pu aimer.
Observons maintenant les mêmes formes d’activité à la lumière de Oméga. Oméga, celui en qui tout converge, est réciproquement celui de qui tout rayonne. Impossible de le placer comme un foyer au sommet de l’Univers sans diffuser du même coup sa présence à l’intime de la moindre démarche de l’Évolution. Qu’est-ce à dire, sinon que, pour celui qui Va vu, toute chose, si humble soit-elle, pourvu qu’elle se place dans la ligne du progrès, s’échauffe, s’illumine, s’anime, et par suite devient objet d’adhésion totale. Ce qui était froid, mort, impersonnel, pour celui qui ne voit pas, se charge pour ceux qui voient, non seulement de vie, mais d’une vie plus forte que la leur, — en sorte qu’ils se sentent pris et assimilés, en agissant, bien plus qu’ils ne prennent et n’assimilent eux-mêmes. Là où le premier ne rencontre qu’un objet à réaction limitée, les seconds peuvent s’épandre sur la totalité de leurs puissances, — aimer passionnément, comme un contact ou une caresse, la plus obscure de leurs tâches. Dans le mécanisme externe de l’opération, rien de changé. Mais dans l’étoffe de l’action, dans l’intensité du don, quelle différence! Toute la distance entre une manducation et une communion.
Et ceci est le premier pas dans la totalisation. Á l’intérieur d’un Monde à structure personnelle convergente, où l’attraction devient amour, l’Homme découvre qu’il peut se donner sans limites à tout ce qu’il fait. Avec l’univers, en le moindre de ses actes, il peut prendre un contact intégral, par toute la surface et la profondeur de son être. Tout lui est devenu aliment complet.
b) Totalisation par l’amour de l’individu sur lui-même
Que, sous l’influence animatrice de Oméga, chacun de nos gestes particuliers puisse devenir total est déjà une merveilleuse utilisation de l’Énergie Humaine. Mais voici que, à peine ébauchée, cette première transfiguration de nos activités tend à se prolonger dans une autre métamorphose encore plus profonde. Par le fait même qu’elles deviennent totales, chacune pour elle-même, nos opérations se trouvent logiquement amenées à se totaliser, prises toutes ensemble dans un acte unique. Voyons comment.
Immédiatement, l’effet de l’amour universel, rendu possible par Oméga, est de sous-tendre à chacune de nos actions une identité foncière d’intérêt et de don passionnés. Quelle va être l’influence de ce fond commun (on pourrait dire : de ce climat nouveau) sur notre vie intérieure? Va-t-il nous dissoudre dans sa douce chaleur? Émousser dans une atmosphère de mirage la netteté des objectifs prochains? Nous distraire du tangible ? (à suivre)
Teilhard de Chardin
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