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Amour, encore et toujours | Le Lien Urantien — Numéro 65 — Hiver 2013 — Table des matières | Quiz Maxien n°16 Les questions |
Immédiatement, l’effet de l’amour universel, rendu possible par Oméga, est de sous-tendre à chacune de nos actions une identité foncière d’intérêt et de don passionnés. Quelle va être l’influence de ce fond commun (on pourrait dire : de ce climat nouveau) sur notre vie intérieure? Va-t-il nous dissoudre dans sa douce chaleur? émousser dans une atmosphère de mirage la netteté des objectifs prochains? nous distraire du tangible individuel pour nous absorber dans un sens confus de l’Universel?.. — II faudrait, pour le craindre, oublier une fois de plus que, dans la direction de l’esprit, l’union différencie. Il est exact, sans doute, que si j’ai découvert Oméga, toutes choses me deviennent en quelque façon la même chose; en sorte que, quoi que je fasse, je puisse avoir l’impression de faire une même chose. Mais cette unité fondamentale n’a rien de commun avec une dissolution dans l’homogène. En premier lieu, elle accentue, loin de l’affaiblir, le relief des éléments qu’elle rassemble : car Oméga, le seul désiré, ne se forme à nos yeux et ne s’offre à notre contact, que dans la perfection des progrès élémentaires par lesquels se tisse expérimentalement l’Évolution. — Mais il y a plus. L’amour n’imprègne pas seulement l’Univers à la façon d’une huile qui en raviverait les couleurs. Il ne relie pas simplement dans une transparence commune la poussière opaque de nos expériences. C’est une véritable synthèse qu’il opère sur le faisceau groupé de nos facultés. Et voilà en définitive le point qu’il importe de bien comprendre.
Dans le cours superficiel de nos existences, c’est une chose différente de voir ou de penser, de comprendre ou d’aimer, de donner ou de recevoir, de grandir ou de diminuer, de vivre ou de mourir. Mais que vont devenir toutes ces oppositions dès lors que, en Oméga, leur diversité se découvre comme les modalités infiniment variées d’un même contact universel? Sans s’évanouir le moins du monde dans leurs racines, elles vont tendre à se combiner dans une résultante commune, où leur pluralité, toujours reconnaissable, jaillit en une ineffable richesse. Non point interférence, mais résonance. Pourquoi nous étonner? Ne connaissons-nous pas, à un moindre degré d’intensité, un phénomène tout pareil dans notre expérience ? Quand un homme aime noblement une femme de cette passion vigoureuse qui exalte l’être au-dessus de soi-même, la vie de cet homme, son pouvoir de créer et de sentir, son Univers tout entier, se retrouvent distinctement contenus en même temps que sublimés, dans l’amour de cette femme. Et la femme, pourtant, si nécessaire soit-elle à l’homme pour lui refléter, lui révéler, lui communiquer et lui "personnaliser » le Monde, n’est pas encore le centre du Monde!
Si donc l’amour d’un élément pour l’élément se montre si puissant pour fondre (sans la confondre) en une impression unique la multitude de nos perceptions et de nos émotions, quelle ne sera pas la vibration tirée de nos êtres par leur rencontre avec Oméga ?..
En vérité, chacun de nous est appelé à répondre, d’une harmonique pure et incommunicable, à la Note universelle. Quand, par le progrès en nos cœurs de l’Amour du Tout, nous sentirons s’étendre, au-dessus de la diversité de nos efforts et de nos désirs, l’exubérante simplicité d’un élan où se mêlent et s’exaltent, sans se perdre, les innombrables nuances de la passion et de l’action, c’est alors que, au sein de la masse formée par l’Énergie Humaine, nous approcherons chacun la plénitude de notre efficience et de notre personnalité.
c) Totalisations par l’amour, des individus dans l’Humanité.
Le passage de l’individuel au collectif est le problème actuel et crucial de l’Énergie Humaine. Et il faut bien reconnaître que les premiers pas faits vers sa solution ne font qu’augmenter la conscience que nous avons de ses difficultés. D’un côté, le réseau toujours plus serré des liens économiques, joint à quelque indéniable déterminisme biologique, nous pressent inéluctablement les uns contre les autres. De l’autre, au cours de cette compression, nous croyons sentir se perdre la part la plus précieuse de nous-mêmes: notre spontanéité et notre liberté.
Totalitarisme et Personnalisme : ces deux fonctions, contrairement aux prévisions de la théorie, varieraient-elles nécessairement en sens inverse l’une de l’autre? Et avons-nous à choisir, pour construire l’avenir (puisqu’il faut bien avancer), entre le Charybde des collectivismes et le Scylla des anarchismes? entre la symbiose qui mécanise et la dispersion qui dévitalise? entre la termitière et le mouvement brownien?.. Il semble que le dilemme, évident depuis longtemps pour les esprits clairvoyants, vienne d’entrer brusquement dans le champ de la conscience publique. Pas de Revue, ni de Congrès, où, depuis un an, la question ne se trouve agitée. Et sans que les éléments d’une bonne réponse hélas, soient jamais clairement posés.
A mon avis, la raison des échecs troublants subis depuis un siècle par l’humanité dans son effort pour s’organiser n’est pas à chercher dans quelque impossibilité de nature, inhérente à l’opération essayée, — mais dans le fait que les tentatives de groupement se poursuivent en intervertissant l’ordre naturel des facteurs de l’union entrevue. Je m’explique :
Totaliser sans dépersonnaliser. Sauver à la fois l’ensemble et les éléments. Tout le monde est d’accord sur ce double but à atteindre. Mais comment les groupements sociaux actuels (démocrates, communistes, fascistes) disposent-ils les valeurs qu’ils s’accordent en théorie à vouloir préserver? Toujours en considérant la personne comme secondaire et transitoire, et en posant en tête des programmes le primat de la pure totalité. Dans tous les systèmes d’organisation humaine qui s’affrontent sous nos yeux, il est sous-entendu que l’état final vers lequel tend la Noosphère est un corps sans âme individualisée, un organisme sans visage, une Humanité diffuse, — un Impersonnel.
Or ce point de départ une fois admis, vicie, jusqu’à la rendre impraticable, toute la marche subséquente de l’opération. Dans un processus de synthèse, le caractère finalement imprimé aux termes unifiés est nécessairement celui-là même qui caractérise le principe actif de l’union. Le cristal géométrise, la cellule anime la matière qui l’approche. Comment, si l’Univers tend finalement à devenir quelque chose, garderait-il en lui la place pour quelqu’un? Si le sommet de l’évolution humaine est regardé comme de nature impersonnelle, les éléments qui l’acceptent verront inévitablement, en dépit de tous efforts contraires, décroître sous son influence leur personnalité. Et c’est exactement ce qui se passe. Serviteurs du progrès matériel ou des entités raciales ont beau faire pour émerger dans la liberté : ils sont fatalement aspirés et assimilés par les déterminismes qu’ils construisent. Leurs propres mécanismes les mécanisent. La vraie Karma hindoue. — Et, à ce moment, il ne reste plus, pour commander les rouages de l’Énergie Humaine, que l’usage de la force brutale, — la force que, très logiquement, on voudrait recommencer aujourd’hui à nous faire adorer.
Or ceci est une trahison faite à l’Esprit, en même temps qu’une erreur grave en technique humaine. Á un système formé d’éléments conscients il ne peut y avoir de cohésion qu’à base d’immanence. Non pas la force au-dessus de nous, mais l’Amour, — et donc, pour commencer l’existence reconnue d’un Oméga qui rende possible un universel Amour.
Le vice, avons-nous dit, des doctrines sociales modernes est de présenter une Humanité impersonnelle aux ambitions de l’effort humain. Qu’arriverait-il le jour où, en place de cette divinité aveugle, nous reconnaîtrions la présence d’un centre conscient de convergence totale ? Alors, par un déterminisme inverse de celui contre lequel nous nous débattons, les individualités, prises dans le courant irrésistible de la totalisation humaine, se sentiraient renforcées par le mouvement même qui les rapproche. Plus elles se grouperaient sous un Personnel, plus par force elles deviendraient elles-mêmes personnelles. Et ceci tout naturellement, sans effort, en vertu des propriétés de l’Amour.
Nous avons déjà insisté plusieurs fois sur cette vérité capitale que « l’union différencie ». L’Amour n’est que l’expression concrète de ce principe métaphysique. Imaginons une Terre où les, humains seraient avant tout (et même en un sens, uniquement) intéressés à réaliser leur accession globale à un être universel passionnément désiré, dont chacun reconnaîtrait, dans ce qu’il y a de plus incommunicable en son prochain, une vivante participation. Dans un tel Monde, la coercition deviendrait inutile pour maintenir les individus dans l’ordre le plus favorable à l’action, — pour les orienter, au sein d’une libre concurrence, vers des combinaisons meilleures, — pour leur faire accepter les restrictions et les sacrifices imposés par une certaine sélection humaine, — pour les décider, enfin, à ne pas gaspiller leur puissance d’aimer mais à la sublimer jalousement en vue de l’union finale. Á ces conditions, la Vie échapperait enfin (libération suprême) à la tyrannie des coercitions matérielles; et une personnalité toujours plus libre se construirait sans contradiction au sein de la Totalité.
« Aimez-vous les uns les autres. » Il y a deux mille ans que ces paroles ont été prononcées. Mais aujourd’hui c’est avec un ton très différent qu’elles viennent de nouveau sonner à nos oreilles. Pendant des siècles, charité, fraternité, ne pouvaient nous être présentées que comme un code de perfection morale, ou encore comme une méthode pratique pour diminuer les frottements et les peines de la vie terrestre. Or, depuis que se sont révélées à notre esprit, d’une part l’existence de la Noosphère, et d’autre part la nécessité vitale où nous nous trouvons de sauver celleci , la voix qui parle se fait plus impérieuse. Elle ne dit plus seulement : « Aimez-vous pour être parfaits », mais elle ajoute « aimez-vous ou vous périrez. es esprits « réalistes » peuvent bien sourire des rêveurs qui parlent d’une Humanité cimentée et bardée, non plus de brutalité, mais d’amour. Ils peuvent bien nier qu’un maximum de puissance physique puisse coïncider avec un maximum de douceur et de bonté. Ce scepticisme et ces critiques ne sauraient empêcher que la théorie et l’expérience de l’Énergie spirituelle se trouvent d’accord pour nous avertir que nous sommes parvenus à un point décisif de révolution humaine, où la seule issue en avant est dans la direction d’une passion commune, d’une « conspiration ».
Continuer à mettre nos espoirs dans un ordre social obtenu par violence externe équivaudrait simplement pour nous à abandonner toute espérance de porter à ses limites l’Esprit de la Terre.
Or, expression d’un mouvement irrésistible et infaillible comme l’Univers luimême, l’Énergie Humaine ne saurait être empêchée par aucun obstacle d’atteindre librement le terme naturel de son évolution.
Donc, en dépit de tous les échecs et de toutes les invraisemblances, nous approchons nécessairement d’un âge nouveau où le monde rejettera ses chaînes pour s’abandonner enfin au pouvoir de ses affinités internes.
Ou bien il nous faut mettre en doute la valeur de tout ce qui nous entoure. Ou bien nous devons croire, sans limites, à la possibilité, et ajouterai-je maintenant, aux conséquences nécessaires d’un amour universel.
Quelles sont ces conséquences?
Jusqu’ici, dans l’étude de l’amour-totalisateur social de l’Énergie humaine, nous avons surtout considéré la propriété singulière qu’il possède de joindre et d’articuler, sans les mécaniser, les molécules pensantes de la Noosphère. Mais ceci n’est que la façade négative du phénomène.
Non seulement l’amour a la vertu d’unir sans dépersonnaliser, mais il ultrapersonnalise en unissant. — Du col où nous sommes parvenus, quels horizons se profilent devant nous, dans le ciel de l’Humanité ?
Ici, il nous faut d’abord regarder en arrière, au point où nous avons laissé, au terme de sa transformation par l’amour, le noyau individuel humain. Sous l’influence de Oméga, disions-nous, chaque âme particulière devient capable de s’exhaler en un acte unique, où passe sans confusion la pluralité innombrable de ses perceptions, de ses opérations, de ses souffrances, de ses désirs. Eh bien, c’est vers une métamorphose analogue, mais d’ordre bien supérieur, que paraît se diriger la somme des énergies élémentaires constituant lamasse globale de l’Énergie Humaine. — Nous avons suivi, chez l’individu, la prise graduelle des émotions, des aspirations, des actes en une opération « suigeneris », inexprimable, qui est toutes ces choses à la fois, et quelque chose d’encore davantage. C’est le même phénomène, à une échelle incomparablement plus grande, qui tend à se poursuivre, sous la même influence de Oméga, dans l’ensemble de la Pensée terrestre. Et en effet, toute l’Humanité opérant et subissant en même temps, par la surface de ses tâtonnements, le Centre vers lequel elle converge : — un même fluide passionnel parcourant et reliant, à chaque instant, la libre diversité des attitudes, des points de vue, des efforts représentés chacun, dans l’Univers, par un élément particulier de la Myriade humaine; — la multitude, portée à leur comble, des oppositions individuelles s’harmonisant dans la simplicité profonde d’un seul désir: qu’est-ce, tout cela, sinon la genèse d’un acte collectif et unique, dans lequel, sous la forme seule concevable d’un amour, se réaliseraient, aux approches de leur maturation, c’est-à-dire de leur confluence finale, les puissances de personnalité incluses dans la Noosphère ?
La totalisation, dans un amour total, de l’Énergie Humaine totale. L’idéal entrevu en songe par les techniciens de la Terre.
Voilà, psychologiquement, ce que l’amour peut faire, si porté à un degré universel. Mais, ce prodige, tend-il réellement à se réaliser?
Si oui, quelques traces de cette prodigieuse transformation doivent être perceptibles dans l’Histoire. — Pouvons-nous les reconnaître? Voilà ce qu’il me reste à chercher et à montrer.
(à suivre)
Teilhard de Chardin
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