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2) L’AMOUR, PRODUIT HISTORIQUE DE L’ÉVOLUTION HUMAINE
L’analyse faite ci-dessus du pouvoir synthétisant de l’amour en matière de vie intérieure n’a pas été faite, — elle ne pouvait pas l’être, — sans que nous eussions un modèle devant les yeux.
Où donc, dans la Nature actuelle, existe-t-il une première ébauche, une première approche, de l’acte total dont nous avons paru rêver ?
Nulle part plus distinct, me semble-t-il, que dans l’acte de charité chrétienne, tel que peut le poser un croyant moderne pour qui la création est devenue exprimable en termes d’Évolution. Aux yeux d’un tel croyant, l’histoire du Monde se présente comme une vaste cosmogénèse, au cours de laquelle toutes les fibres du Réel convergent, sans se confondre, en un Christ à la fois personnel et universel. Rigoureusement et sans métaphore, le chrétien qui comprend à la fois l’essence de son Credo et les liaisons spatio-temporelles de la Nature, se trouve dans la bienheureuse situation de pouvoir, par toute la variété de ses opérations, et en union avec la multitude des autres hommes, passer dans un geste unique de communion. Qu’il vive ou qu’il meure, par sa vie et par sa mort, il consomme en quelque façon son Dieu, en même temps qu’il est dominé par lui. En somme, parfaitement comparable au point Oméga que notre théorie faisait prévoir, le Christ (pourvu qu’il se découvre dans le plein réalisme de son Incarnation) tend à produire exactement la totalisation spirituelle que nous attendions.
En soi, l’existence, même détachée, d’un état de conscience doué de pareille richesse apporterait, s’il était bien constaté, une solide vérification aux vues que nous avons exposées sur la nature ultime de l’Énergie humaine. Mais il est possible de pousser beaucoup plus loin la démonstration en observant que l’apparition en l’Homme de l’Amour de Dieu, compris avec la plénitude que nous lui donnons ici, n’est pas un simple accident sporadique, mais qu’il se présente comme le produit régulier d’une longue évolution.
De l’amour nous ne considérons d’habitude (et avec quel raffinement d’analyse!) que la face sentimentale : les joies et les peines qu’il nous cause. C’est dans son dynamisme naturel et dans sa signification évolutive que je me trouve conduit à l’étudier ici, afin de déterminer les phases ultimes du Phénomène humain.
Considéré dans sa pleine réalité biologique, l’amour (c’est-à-dire l’affinité de l’être pour l’être) n’est pas spécial à l’Homme. Il représente une propriété générale de toute Vie, et comme tel il épouse, en variétés et en degrés, toutes les formes prises successivement par la matière organisée. Chez les Mammifères, tout proches de nous, nous le reconnaissons facilement avec ses modalités diverses : passion sexuelle, instinct paternel ou maternel, solidarité sociale, etc. Plus loin ou plus bas sur l’Arbre de la Vie, les analogies sont moins claires. Elles s’atténuent jusqu’à devenir imperceptibles. Mais c’est ici le lieu de répéter ce que je disais du « Dedans des Choses ». Si, à un état prodigieusement rudimentaire sans doute, mais déjà naissant, quelque propension interne à s’unir n’existait pas, jusque dans la molécule, il serait physiquement impossible à l’amour d’apparaître plus haut, chez nous, à l’état hominisé. En droit, pour constater avec certitude sa présence chez nous, nous devons supposer sa présence, au moins inchoative, dans tout ce qui est. Et, en fait, à observer autour de nous la montée confluente des consciences, nous voyons qu’il ne manque nulle part. Platon l’avait déjà senti, et immortellement exprimé dans ses Dialogues. Plus tard, avec des penseurs comme Nicolas de Cues, la philosophie du Moyen Âge est revenue techniquement sur la même idée. Sous les forces de l’amour, ce sont les fragments du Monde qui se recherchent pour que le Monde arrive. En ceci, nulle métaphore, — et beaucoup plus que de la poésie. Qu’elle soit force ou courbure, l’universelle gravité des corps, dont nous sommes tant frappés, n’est que l’envers ou l’ombre de ce qui meut réellement la Nature. Pour apercevoir l’énergie cosmique « frontale », il faut, si les Choses ont un dedans, descendre dans la zone interne ou radiale des attractions spirituelles.
L’amour sous toutes ses nuances, n’est rien autre chose, ni rien moins, que la trace plus ou moins directe marquée au cœur de l’élément par la Convergence psychique sur soi-même de l’Univers.
Et voilà bien, si je ne me trompe, le trait de lumière qui peut nous aider à voir plus clair autour de nous?
Nous souffrons et nous nous inquiétons en constatant que les tentatives modernes de collectivisation humaine n’aboutissent, contrairement aux prévisions de la théorie et à notre attente, qu’à un abaissement et à un esclavage des consciences. — Mais quel chemin avons-nous pris jusqu’ici pour nous unifier? Une situation matérielle à défendre. Un nouveau domaine industriel à ouvrir. Des conditions meilleures pour une classe sociale ou pour des nations défavorisées… Voilà les seuls et médiocres terrains sur lesquels nous ayons encore essayé de nous rapprocher. Quoi d’étonnant si, à la suite des sociétés animales, nous nous mécanisions par le jeu même de notre association! Jusque dans l’acte suprêmement intellectuel d’édifier la Science (aussi longtemps du moins qu’il demeure purement spéculatif et abstrait) l’impact de nos âmes ne s’opère qu’obliquement, et comme de biais. Contact encore superficiel, — et donc danger d’une servitude de plus… Seul l’amour, pour la bonne raison que seul il prend et joint les êtres par le fond d’eux-mêmes, est capable, — c’est là un fait d’expérience quotidienne, d’achever les êtres, en tant qu’êtres, en les réunissant. À quelle minute en effet deux amants atteignent-ils la plus complète possession d’eux-mêmes sinon à celle où l’un dans l’autre ils se disent perdus ? En vérité, le geste magique, le geste réputé contradictoire de "personnaliser » en totalisant, l’amour ne le réalise-t-il pas à chaque instant, dans le couple, dans l’équipe, autour de nous ? Et ce qu’il opère ainsi quotidiennement à une échelle réduite, pourquoi ne le répéterait-il pas un jour aux dimensions de la Terre?
L’Humanité; l’Esprit de la Terre; la Synthèse des individus et des peuples; la Conciliation paradoxale de l’Élément et du Tout, de l’Unité et de la Multitude: pour que ces choses, dites utopiques, et pourtant biologiquement nécessaires, prennent corps dans le monde, ne suffit-il pas d’imaginer que notre pouvoir d’aimer se développe jusqu’à embrasser la totalité des hommes et de la Terre ?
Or, dira-t-on, n’est-ce point là justement que vous mettez le doigt sur l’impossible ?
Tout ce que peut faire un homme, n’est-il pas vrai, c’est de donner son affection à un ou à quelques rares êtres humains. Au-delà, dans un rayon plus grand, le cœur ne porte plus, et il ne reste de place que pour la froide justice et la froide raison. Tout et tous aimer : geste contradictoire et faux, qui ne conduit finalement qu’à n’aimer rien.
Mais alors, répondrai-je, si, comme vous le prétendez, un amour universel est impossible, que signifie donc, dans nos cœurs, cet instinct irrésistible qui nous porte vers l’Unité chaque fois que, dans une direction quelconque, notre passion s’exalte? Sens de l’Univers, sens du Tout : en face de la Nature, devant la Beauté, dans la Musique, la nostalgie qui nous prend, — l’expectation et le sentiment d’une grande Présence. En dehors des « mystiques » et de leurs analystes, comment se fait-il que la psychologie ait pu négliger autant cette vibration fondamentale dont le timbre, pour une oreille exercée, se distingue à la base, ou plutôt au sommet de toute grande émotion? Résonance au Tout : note essentielle de la Poésie pure et de la pure Religion. Encore une fois, que trahit ce phénomène, né avec la Pensée, et croissant avec elle, sinon un accord profond entre deux réalités qui se cherchent : la parcelle disjointe qui frémit à l’approche du Reste?
Avec l’amour de l’homme pour la femme, pour ses enfants, pour ses amis, et jusqu’à un certain point pour son pays, nous nous imaginions souvent avoir épuisé les diverses formes naturelles d’aimer. Or de cette liste est précisément absente la forme de passion la plus fondamentale: celle qui précipite l’un sur l’autre, sous la pression d’un Univers qui se referme, les éléments dans le Tout. L’affinité, et par suite le sens cosmique.
Un amour universel : non seulement il est chose psychologiquement possible; mais encore il est la seule façon complète et finale dont nous puissions aimer.
Et maintenant, ce point établi, comment expliquer que toujours et toujours plus, en apparence, nous voyions monter autour de nous la répulsion et la haine ? Si une virtualité aussi puissante nous assiège de dedans pour l’union, qu’attend-elle pour passer à l’acte?
Ceci sans doute, tout simplement, que, surmontant le complexe « antipersonnaliste », qui nous paralyse, nous nous décidions à accepter la possibilité, la réalité, de quelque Aimant et Aimable au sommet du Monde au-dessus de nos têtes. Tant qu’il absorbe ou paraît absorber la personne, le Collectif tue l’amour qui voudrait naître. En tant que tel, le Collectif est essentiellement inaimable. Et voilà où échouent les philanthropies. Le bon sens a raison.
II est impossible de se donner au Nombre Anonyme. Que l’Univers, par contre, prenne en avant, pour nous, un visage et un cœur, qu’il se personnifie, si l’on peut dire. Et aussitôt, dans l’atmosphère créée par ce foyer, les attractions élémentaires trouveront à s’épanouir. Et alors, sans doute, sous la pression forcée d’une Terre qui se referme, éclateront les formidables énergies d’attraction encore dormantes entre molécules humaines. À notre sens du Monde, à notre sens de la Terre, à notre sens humain, les découvertes faites depuis un siècle ont apporté, par leurs perspectives unitaires, un nouvel et décisif élan. De là le sursaut des panthéismes modernes. Mais cet élan n’aboutira qu’à nous replonger dans de la supermatière s’il ne nous mène à quelqu’un. Pour que l’échec qui nous menace se transforme en succès, — pour que s’opère la conspiration des monades humaines, — il faut et il suffit que, prolongeant notre science jusqu’à ses dernières limites, nous reconnaissions et acceptions, comme nécessaires pour fermer et équilibrer l’Espace-temps, non seulement quelque vague existence à venir, mais encore (et sur ceci il me reste à insister) la réalité et le rayonnement déjà actuels, de ce mystérieux Centre de nos centres que j’ai nommé Oméga*.
Teilhard de Chardin
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