© 2004 Michel Bezier
© 2004 Association Francophone des Lecteurs du Livre d'Urantia
« vous êtes dans ce monde mais vous ne devez pas vivre à sa manière… » (LU 180:3.1)
J’attends la nuit. Je marche dans une ville qui s’étrangle un peu plus chaque jour. Je marche dans les rues, les boulevards. Vous marchez dans les rues, les boulevards. Vous ne me reconnaîtrez pas. Comme vous je marche rapidement. Je sais où aller. Nous savons tous où aller. Pas de questions. Embourbés dans le miroir de notre contemplation vaniteuse nous entassons, toujours plus avides, nos désirs de possession dans un gouffre sans fond. Derrière nos façades de prestige, un néant sans signification nous dévore. Nous sommes terriblement ébranchés et nous le savons bien au creux de nous-mêmes. La fluidité de la vie nous a quittés.
J’attends la nuit. Le soleil est irrémédiablement avalé par la ligne d’horizon. L’eau de feu des crépuscules incendie une dernière fois la perspective des avenues sans nom. J’attends la nuit noire. Son cri silencieux m’appelle. J’attends le début d’une nuit sans fin. Vous aussi, vous êtes là en attente dans l’ombre discrète de ce jour qui s’enfuit. Nous attendons sans aucun bagage visible. Nous attendons la nuit révélatrice. La frontière d’un autre monde approche.
Programmée à la seconde juste, l’impulsion électrique fit tressauter les réverbères blafards de la cité. La face nocturne de la ville allait étaler sa débauche de néons crus. Le signal était donné. Fascinée par sa propre lumière jaillissante cette ville à la dérive nous oublia un court instant.
Dans cet angle mort de la vision nous nous engouffrons. Vite vite filons ! vite vite filez ! le passage étroit entre chien et loup nous a engloutis. Fin d’un monde.
Nous marchions au sein des ténèbres aveugles sous pilotage automatique, sans repères véritables. De temps à autre nous nous retournions sur notre passé. En voyant s’éloigner la vieille carcasse d’illusions clignotantes que nous venions de quitter, nous étions renseignés sur notre avance.
Quelquefois sans qu’aucun signe puisse l’annoncer, le souffle sauvage d’un vent violent se levait, semblait prendre un malin plaisir à nous pousser en avant sur des pistes indéfinissables et tournoyantes. La progression dans le noir de la nuit nous dépouillait de nos anciennes frusques. Au fil de la marche le rythme sourd de nos pas étouffés résonnait à l’intérieur de nous-mêmes.
Nous étions nus face à une immensité qui ne se laisserait pas évaluer.
Dans ce no man’s land, le silence des ténèbres impressionnait.
Soudain la réalité de notre situation nous fit tressaillir. Nous étions hors de tous sentiers battus, au milieu d’un insondable désert, au sein de nulle part. Nos liens nous retenant encore au passé étaient définitivement tranchés. Nos pensées en boucle s’arrêtèrent d’un coup.
Plus de point d’ancrage.
Fatigués, nous nous sommes assis. Nous nous sommes assis sur cette terre que nous foulions depuis le début de cette aventure. Nous nous sommes assis comme aux premiers temps du monde, tassés les uns contre les autres, tentant de former un rempart dérisoire face à cet illimité que nous ne pouvions éprouver.
Après un temps d’anéantissement difficilement mesurable, les cieux écartèrent leurs troupes de nuages lourds et laissèrent découvrir leurs profondeurs vertigineuses. Des nuées d’étoiles sentinelles, presque à portée de nos mains tendues, vinrent peupler de leur scintillement la toile de suie des ténèbres. Comme des enfants égarés depuis longtemps dans les territoires de l’obscur, nous voulions saisir absolument notre chance. Fous d’espoir nous appelions, nous appelions :
« La maison est vaste, largement illuminée. Y a-t-il quelqu’un de vivant à l’intérieur ?»
Pas de réponse. Pas un signe, pas une lueur d’acquiescement. La lumière froide des étoiles mortes, la lumière froide des étoiles mortes ne répond pas, ne répond plus. Nous tournons en rond dans notre champ clos, dans notre champ clos de la désespérance. Un sommeil profond nous a offert de plonger dans l’abîme de l’oubli. Juste avant de disparaître une voix lointaine nous a soufflé :
« N’oubliez pas, n’oubliez pas, lorsqu’il fait nuit ici, le jour est présent à l’autre bout du monde. »
Un grand silence blanc étend son vaste manteau d’indifférence.
Fin d’un autre monde.
Beaucoup plus tard, dans un temps insituable, l’un de nous s’éveilla. Il prit aussitôt la parole :
« Peut-on savoir où nous emmène l’autre partie de nous-même, lorsque nous sommes dissous
Nous sommes si petits, si petits il est si grand. L’échafaudage des images passées est maintenant inutile. Réveillons-nous en notre nouvel état. Nous sommes si petits il est si grand.
Dans l’abandon noir où nous a laissé notre quête, nos vulgaires prétentions de mortels ont été englouties à tout jamais, notre orgueil insensé a été dévoré.
Dans l’abandon noir où nous nous sommes projetés, nous avons perdu définitivement notre suffisance aveugle.
Nous sommes si petits .il est si grand. Nous avons recouvert notre terre d’humilité, une graine a germé.
Nous sommes si petits il est si grand. Il offre à chacun de nous sa divine présence.
Nous sommes créatures, il est créateur . Nous sommes si petits. Tout dépend de lui et pourtant il ne manque jamais de nous associer à sa grandeur.
Nous sommes si petits il est si grand. Il est si grand qu’il est capable de se faire poussière pour se faufiler par la porte basse de nos consciences.
Nous sommes si petits il est si grand. Nous désirons nous laisser guider vers lui en permanence. Nous désirons tant lui ressembler.
Nous sommes si petits. »
A ce moment-là, un autre qui écoutait avec attention s’exclama :
« Nous sommes ses enfants, nous sommes aimés, nous sommes ses enfants bien-aimés. Il nous a fait don d’une parcelle de son infinie sagesse. Nous sommes vraiment les enfants d’un parent bienveillant ».
Une autre voix, une belle voix vivante s’éleva :
« Son amour est un aimant puissant qui nous engage sur les routes les plus inconcevables. Il nous attend à tous les croisements importants de nos vies. Il attend que nous le reconnaissions. »
Soudain un chant à plusieurs voix se mit à vibrer dans l’air :
« Tu t’appelles l’aimantation sans nom, sous ton regard joyeux nous retournons à la maison.
Tu t’appelles l’aimantation sans nom, aux confins du jour et de la nuit tu répands tes braises à l’infini.
Tu t’appelles l’aimantation sans nom, nous t’appelons l’aimantation sans nom et nous te saluons au travers de tous nos compagnons.
Demain nous prendrons la route, la longue route du retour.
Demain nous prenons la route, la longue route d’amour.
Tu t’appelles l’aimantation sans nom et nous t’appelons.
Tu t’appelles l’aimantation sans nom et nous t’appelons, l’aimantation sans nom. »
Après un long silence d’une grande résonance, un homme mûr conclua doucement :
« Nos yeux d’humains se sont associés à tout jamais au regard de notre créateur. Nous sommes nés en lui, nous sommes nés en celui qui luit dans nos nuits.
C’est dans le visible de nos vies de mortels que la puissance de l’esprit pourra s’exprimer ici-bas. Tout peut commencer. »
Ils tournèrent alors leurs faces humaines vers la terre et toute la présence aimante des cieux au dessus d’eux vint recueillir leurs ferventes prières.
Aujourd’hui j’attends la nuit. Je marche dans une ville qui s’étrangle un peu plus chaque jour. Je marche dans les rues, les boulevards. Vous marchez dans les rues, les boulevards. Comme vous je marche rapidement. Je sais où aller. Nous savons tous où aller. Nous nous reconnaîtrons.
Michel Bézier