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Éditorial | Le Lien Urantien — Numéro 107 — Septembre 2024 — Table des matières | Derrière le «JE SUIS» qu'est-CeQu'ily a ? |
Sophie MALICOT juillet 2024
C’est à peu près 18 heures. C’est l’été.
Lui. Il a soif car la journée fut chaude à parcourir au moins 30 km à pieds par les chemins. Le Maître arrive au puits de Jacob et s’assied. Les apôtres sont partis chercher des vivres et des tentes à la ville voisine; il attend. L’eau du puits de Jacob est bonne dit-on, moins salée que d’autres des environs. Jésus a soif mais n’a rien pour puiser l’eau.
Elle. Elle l’a vu de loin. Les femmes sont attentives de loin, aux entourages qu’elles traversent ; elles scrutent en avance afin de prévenir à qui elles auront affaire. Une manière d’anticiper les mauvaises rencontres ; une manière de jauger les rencontres possibles. Nalda a l’habitude d’évaluer les hommes du premier coup d’œil. Elle a souvent affaire à eux, d’autant qu’elle est avenante et son charme est éloquent. Et en use parfois pour vivre… Aussi de loin, elle voit qu’il est juif, ses vêtements et son apparence le trahissent.
Lui. « Donne-moi à boire.»
Elle. Elle sait aussi qu’il vient de Galilée, un accent reconnaissable pour l’avoir entendu ici, passé par d’autres voyageurs. Cependant Nalda est surprise de l’entendre s’adresser à elle directement. Ceci n’est pas convenable pour un homme qui se respecte. Pourquoi se permet-il de parler en public à une femme ? Ça ne se fait pas, d’autant leur différente appartenance ethnique. Alors, puisqu’elle est de Samarie et lui Juif, «Comment se fait-il que toi, un Juif, tu me demandes à boire à moi, une Samaritaine ? ».
Lui. Qu’importent les différences ; l’essentiel est posé et concerne le Ciel. «En vérité, je t’ai demandé à boire, mais si seulement tu pouvais comprendre, tu me demanderais une gorgée d’eau vivante.»
Elle. Que doit-elle comprendre et n’a pas compris ? Elle sait que l’eau, c’est la vie, et que l’importance de l’eau porte le poids de la vie. Comme l’enfant dans son ventre de femme. Comme la cruche dans ses bras de femme. Comme le passé dans ces lieux d’histoire quise transmettent par sa propre présence. Et ces poids recèlent tant d’efforts pour se vivre… « Mais, Seigneur, tu n’as rien pour puiser, et le puits est profond. D’où tirerais-tu donc cette eau vivante ? Es-tu plus grand que notre père Jacob, qui nous donna ce puits, qui y but lui-même et qui y fit boire ses fils et son bétail ? »
Lui. «Quiconque boit de cette eau aura de nouveau soif, mais quiconque boit de l’eau de l’esprit vivant n’aura jamais soif. Cette eau vivante deviendra en lui une source de rafraîchissement qui jaillira jusque dans la vie éternelle.»
Elle. Cesser le poids. Cesser les quotidiens des allers-retours pleins de cruches qui pèsent l’atterrement d’une vie. Cesser la transmission lorsqu’elle est tradition qui asservit. «Donne-moi de cette eau pour que je n’aie pas soif et que je n’aie plus besoin de faire tout ce chemin pour puiser…»
Et puis… De ce Galiléen émane une bienveillance si chaleureuse qu’elle ne sait comment interpréter ce baume de bonté sur la dureté de sa vie. Elle n’a pas l’habitude d’une telle reconnaissance. Voici que subitement, elle se sent totalement considérée pour elle-même lorsque d’habitude n’est considéré que ce dont on tire profit d’elle. Nalda est souvent livrée à son abnégation et sa vie n’a rien de facile. Elle fait son possible pour parer au quotidien, un possible condamné par la morale. Mais pourquoi est-elle seule condamnée lorsque d’autres sont inclus ?
Se peut-il que ce Galiléen bienveillant soit futur courtisan ? Un être attentif à elle ? Elle sent cette levée de séduction monter en elle ; elle la reconnaît et connaitt fort bien les stratagèmes à actionner pour devenir ouvertement coquette : « En outre, tout ce qu’une Samaritaine pourrait recevoir d’un Juif aussi digne d’éloges que toi sera un plaisir. »
Eux : Les yeux dans les yeux.
Lui : « Femme, va chercher ton mari et amène-le ici. » Quelle voix ! D’où vient cette autorité qui lui va droit au cœur ?
Elle : La voix venue comme un coup résonne dans cette partie de l’être où se recouvre le sens des réalités. Elle s’était égarée sur ce chemin de séduction où se perd celui qui gagne. Le Maître l’a empêché de se perdre en l’empêchant de gagner. La voici déstabilisée, son interprétation faussée ; elle avait mal jaugé l’étrange étranger.
« Femme » : est-ce une grandeur inconnue à laquelle il l’invite ? Se peut-il qu’il soit réellement bon ? Et la réhabilite malgré le poids du passé qui l’avilit? Maintenant la peur gagne et la confusion grandit dans son mental : « Mais, Seigneur, je ne puis appeler mon mari, car je n’ai pas de mari. »
Lui. « Tu as dit la vérité, car tu as peut-être eu jadis un mari, mais l’homme avec qui tu vis maintenant n’est pas ton mari. Il vaudrait mieux que tu cesses de prendre mes paroles à la légère et que tu cherches l’eau vivante que je t’ai offerte aujourd’hui. »
Elle. Totalement dégrisée de ces chemins de traverse où son poids d’existence est aux yeux du Ciel, la légèreté d’ignorance de la vraie réalité. La vérité est qu’elle n’a plus de mari car celui qui le fut la rejeta injustement. Cette injustice lui fit perdre sa grandeur de « Femme » tel que le Maître le lui dit, et la propulsa en situation désespérée : consentir à vivre avec une personne n’est pas être institué « Homme» ou « Femme».
Nalda sent l’instance particulière qui s’éveille en elle aux paroles du Maître. Une instance non du moi inférieur des stratagèmes de séduction pour gagner le monde, mais son moi supérieur, vif, alerte qui la hisse à l’accueil des paroles de vérité. Elle s’avance sur le chemin de droiture, où les soifs d’en bas transmutent en soifs d’en haut. Elle n’est pas «Femme», pas encore ; elle ne le deviendra qu’en devenant une personne vivant de cette eau de l’esprit, offerte en elle. Le poids se déplace : la terre est plus légère lorsque le Ciel pèse lourd dans la vie de l’être.
« Mon Seigneur, je me repends de la manière dont je t’ai parlé, car je perçois que tu es un saint homme ou peut-être un prophète. » Nalda sent la honte d’avoir parlé si étourdiment. Dans son dégrisement elle lâche ses convoitises et avance au bord d’elle-même, juste au bord du pas à franchir pour entrer au Royaume des Cieux. Mais la peur, la tradition ou d’autres considérations font barrage ; n’est-ce pas folie que demander le salut éternel ? A-t-elle vraiment le courage de franchir l’abîme de la foi ? Ou est-il plus rassurant de se cramponner aux us et coutumes dominants ?
Elle zigzague dans sa tête et ne trouve qu’à dire: «Nos pères adoraient sur cette montagne et, cependant, toi, tu dis que le lieu où les hommes devraient adorer se trouve à Jérusalem ; où donc est le bon endroit pour adorer Dieu ? »
Lui. Il connaît bien les artifices humains et cet évitement du face-à-face direct avec Dieu. Car l’appel est sans ruse, et demande le courage entier…
Mais il voit aussi l’intérieur de l’âme et Nalda a une véritable soif de cette vie spirituelle meilleure. Il ne sert à rien d’aller trop vite ; l’ouverture a besoin de patience et il reprend le détour pour mieux aller vers l’essentiel. « Femme, laissemoi te dire que le jour vient bientôt où tu n’adoreras le Père ni sur cette montagne ni à Jérusalem… »
Elle. Les paroles douces agissent en secret ; doucement le cœur s’ouvre, elle le sent. Qu’il est difficile de quitter ses bastions…
Lui. « …Ton salut viendra quand tu recevras, dans ton propre cœur, cette eau vivante que je t’offre à l’instant même. »
Elle. Les paroles agissent encore… Le cœur s’ouvre davantage… Encore un peu mais… Cette vie embarrassante qui est la sienne bannit-elle son âme du salut éternel ? « Oui, je sais, … »…《…Jean a prêché au sujet de la venue du Convertisseur…»
Lui. « Moi, qui te parle, je suis celuilà. »
Nous. D’où vient cette parole ? De quelles profondeurs sourd-elle lorsqu’elle nous ébranle, craque nos forteresses et libère l’âme ? Parole Originelle, jaillie du fond de l’Être et fonde l’être. La voici offerte à l’humanité, à travers la Femme, l’Étrangère, la petite Vertu.
Le regard divin n’est pas celui des hommes ; derrière les apparences qui justifient les condamnations de gré, l’œil de Dieu voit la probité de l’âme, et seul le désir ardent de demander une gorgée d’eau vivante pèse plus qu’un immoral de forme. Une pureté céleste dans l’opacité du monde.
Elle. À nouveau, au bord d’ellemême, juste au bord du pas à franchir pour entrer au Royaume des Cieux, … Le souffle se retient, le Ciel prêt à ouvrir grand ses portes mais…
Les douze apôtres. Ils rapportent vivres et tentes et voient eux aussi d’un peu plus loin la scène seul à seule. Un homme une femme parlant si intimement, les traditions sont féroces et les réflexes tenaces. Ils sont plus qu’étonnés, ils sont choqués. Sans regard, sans observation, vite, déposer les fardeaux et s’écarter. Pudeur ? Honte ? Indignation ? En eux monte une répugnance face aux enseignements du Maître qui ouvre le Royaume à ces gens-là.
Lui. Elle aurait franchi le pas; il le sait, il l’a vu. Mais elle fut coupée dans son élan à le lui dire. Il faut du temps pour que la pensée de Dieu devienne verbe. N’a-t-elle franchi l’abîme dans le secret de son cœur ? Alors : « Femme, va ton chemin, Dieu t’a pardonné. Tu vivras désormais une nouvelle vie. Tu as reçu l’eau vivante ; une joie nouvelle jaillira dans ton âme et tu deviendras une fille du Très-Haut. »
Elle. Elle jauge de loin les hommes, mais aussi de près. Les cœurs des apôtres sont en désapprobation ; une désapprobation masculine qu’elle connaît bien, celle-là même qui ne cesse de lapider sa vie … Alors elle abandonne sa cruche et s’enfuit vers la ville.
Elle, plus tard. Son regard planté dans ses yeux… Jamais elle ne pourra effacer cette vision. Et la manière dont il l’avait traitée… En un instant, cela lui fit voir toute sa vie défilée. Comme une vue panoramique de l’ensemble, lorsque l’âme rend poreuse la frontière des vies dans ces instants frôlant la mort. Une vue non plus linéaire mais circulaire. Là, elle frôla la Vie de si près qu’elle tomba dedans. Pour l’éternité.
Elle, plus tard encore. Elle ne sait plus trop… Jésus lui a-t-il rérellement parlé de ses cinq maris? Ou est-ce un fait de cette rétrospective panoramique quil la traversa si brusquement? Elle est sûre qu’il lui parla de son mari, unique, bien qu’elle ait eu cinq hommes, mais elle dit à Jean que Jésus lui avait dit tout ce qu’elle avait fait dans sa vie.
Jean le Baptiste. J’aurais bien aimé interroger mon cousin, mon Maître, sur sa rencontre avec Nalda. Elle s’en est ouverte à moi. Mais je n’en fis rien. Certaines rencontres sont trop intimes.
Moi. Les temps modernes sont aux confusions des genres. La quête d’identité passe par l’effacement des identités. Être femme ou homme se discute et la mutation de l’un à l’autre est proposée. Certes la discrimination quelle qu’elle soit est mauvaise, l’égalité de la femme et de l’homme est un beau combat ; une évidence combattue dans l’histoire des hommes.
Le monde avance et ces combats civiques sont bons. Mais est-ce là être «Femme », que d’avoir les mêmes droits que les hommes ? La Femme, tel que Jésus invite à cette grandeur, est-elle déjà advenue sur terre ou, dans le long processus évolutionnaire de l’humanité, est-ce encore un devenir à faire advenir ? En d’autres termes, est un potentiel en cours d’actualisation?
Jésus ne condamne pas la sexualité. Il sait qu’elle fait partie du processus de vie des mortels et des expériences à vivre. Il parla à cette Femme de son unique Homme. Est-ce un chemin pour devenir Femme et Homme, tels que nous porterons encore ces particularités au Paradis ? Car l’un ne va sans l’autre. Je ne suis Femme que si tu es Homme et tu es Homme si je suis Femme. Non pas en relations de quantité - les partenaires multiples de Nalda - mais en relation de qualité.
Les pôles masculin-féminin sont explorés depuis longtemps, et présentés d’une manière où l’un est contenu dans l’autre, chaque être ayant les deux. Ainsi le Tao propose le yin et le yang; Jung avance l’anima et l’animus. Annick De Souzenelle parle du féminin de l’être, aussi présent dans la femme que dans l’homme… Pôle féminin récepteur -la coupe - et pôle masculin émetteur.
La rencontre entre Nalda et Jésus pose les identités autrement. Jésus est le fils de l’Homme. Ce nom porte tout le respect qu’il voue à l’humain ; il pose aussi le degré accompli de l’être, non au niveau céleste, mais au niveau terrestre dans lequel il vit - « Voici l’Homme ». Un niveau vers lequel nous avançons. Il est Homme et Nalda n’est pas encore Femme. Elle est de sexe féminin et joue de conduite féminine. Son attitude séductrice n’est pas un degré d’être mais le moyen que son sexe et la domination masculine du monde lui permettent d’adopter pour sortir du rang des bêtes et commencer à gagner une plus grande considération sous le soleil donné égalitairement pour tous.
Est-ce le meilleur moyen d’y parvenir ? Non, dit le temps qui a passé sur cette histoire. Mais à l’époque elle n’avait guère d’autres choix. Et l’époque dure encore de nos jours…
Jésus n’est pas femme ni Fille de la Femme ; Nalda n’est pas homme. Leurs pôles récepteur et émetteur sont en place ; mais Jésus parle d’un autre niveau d’être où la Femme n’est pas Homme et l’Homme n’est pas Femme. Ils ne se confondent pas ni ne sont inclusifs l’un de l’autre, gardant chacun leur part inaccessible à l’autre sexe, une part essentielle et fascinante de par les différences. Et leur complémentarité.
« Femme » ; une entièreté, un accomplissement plein en soi, même si l’autre part - Homme - est aussi un accomplissement plein en soi. Une unité qui n’empêche nullement une autre unité et les deux unités font Un. Ce niveau « Femme» peut-il uniquement se vivre ou peut-il se décrire partiellement? Sans doute un peu les deux. Car sans doute est-il avant tout le fruit de l’archétype divin - Dieu-Père universel et Fils-Mère universelle - ce « couple » reconnu par l’Esprit Infini comme ses divins parents. En cela, l’image dupliquée Homme-Femme n’est pas descriptible car il s’agit de natures divines, d’essences spirituelles existentielles dont on ne peut rien dire. Seule la personnalité porte l’un ou l’autre et en vit une expression spirituelle.
Cependant lorsque la « Femme» s’actualise, elle devient une expérience de vie, avec possiblement quelques mots à poser. Ce niveau d’être serait relatif à une certaine entièreté de réalisation de la personnalité ; mais cette personnalité a besoin de l’estime d’une autre personnalité de même niveau d’accomplissement qu’elle pour se révéler pleinement. La reconnaissance est mutuelle, et l’amour peut se vivre comme une sève de vie qui coule sans discontinu, dans une relation de réflexion l’un de l’autre. L’égalité n’est plus une question et encore moins un problème car elle se vit en évidence.
A cette aune, les cartes des couples sont sérieusement rebattues ; Nalda vit avec un homme mais qu’en est-il de leur niveau intérieur respectif ? Peut-il reconnaître sa Femme s’il n’est pas encore Homme ? Jésus lui demande d’aller chercher son mari, celui qui, symboliquement, la fait être « Femme»; et force est de constater que Nalda n’a pas de mari…
La vie se vit sur tous les pans d’expérience de l’humanité. L’ordre universel de progrès, donné par la Trinité du Paradis, concerne aussi nos développements en tant que Femme et Homme sur terre. En ce sens, les quêtes actuelles, bien que paraissant folles de troubles identitaires, sont peut-être le reflet de cette soif à trouver ce qui fonde chaque sexe en plénitude et comment ce fondement s’articule avec l’autre sexe. Les chemins de traverse sont pléthores lorsque l’on cherche l’inconnu en dehors des sentiers battus des habitudes et des clichés. Mais dans cette dynamique de progrès, les femmes et les hommes ne cessent de croître en qualité d’être et s’estiment davantage qualitativement et mutuellement dans ce sens. Alors Femmes et Hommes se révèleront progressivement l’un par l’autre et qui sait ce qu’ils construiront ensemble ?
Une certitude : lorsque « Femme» se vit, la personnalité le sait même si elle n’en dit rien ; et avec l’«Homme », se reconnaissent.
Fascicule 143 chapitre 5
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