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Ce volume est le fruit d’un voyage inoubliable au pays des hommes de l’Âge de Pierre, guidé par trois archéologues français éminents, à qui cet ouvrage est dédié avec gratitude. Ce voyage paléolithique[1] de trois semaines, ponctué de conversations et de discussions constantes, a laissé une profonde impression, notamment sur l’évolution très précoce de l’esprit humain, sur l’étroite relation entre l’environnement et l’industrie des premiers hommes et le développement de l’esprit, et sur la lointaine antiquité des facultés d’observation, de découverte et d’invention humaines. Il semble que des hommes dotés de facultés et de pouvoirs semblables aux nôtres, mais aux prémices de l’éducation et des traditions, vivaient dans cette région d’Europe il y a au moins 25 000 ans. Derrière ces races intelligentes se trouvaient d’autres, également d’origine orientale, mais à des stades plus précoces de développement mental, ce qui témoigne de la très ancienne ascendance de l’homme à des stades mentaux et physiques antérieurs.
Une autre grande particularité de cette région est qu’elle est le plus ancien centre d’habitation humaine dont nous disposons d’un enregistrement complet et ininterrompu de résidence continue depuis une période aussi lointaine que 100 000 ans correspondant à l’aube de la culture humaine, jusqu’aux hameaux du paysan moderne de la France de 1915 après J.-C. En revanche, les civilisations égyptienne, égéenne et mésopotamienne apparaissent comme d’hier.
L’histoire de cette région et de ses habitants a été principalement développée grâce au génie des archéologues français, à commencer par Boucher de Perthes. Les découvertes les plus récentes, qui se sont succédé rapidement et presque déconcertantes depuis la fondation de l’Institut de Paléontologie humaine, ont été traitées dans plusieurs ouvrages récemment publiés par des archéologues expérimentés d’Angleterre, de France et d’Allemagne. Je fais notamment référence aux Temps préhistoriques de Lord Avebury, aux Chasseurs antiques du professeur Sollas, à Der Mensch der Vorzeit du professeur Obermaier et à Die dibmale Vorzeit Deutschlands du docteur R.R. Schmidt. Ainsi, lorsque j’ai reçu l’invitation du président Wheeler à donner une conférence sur ce sujet à l’Université de Californie, j’ai hésité, persuadé qu’il serait difficile de dire quoi que ce soit qui n’ait déjà été aussi bien, voire mieux dit. Après réflexion, j’ai cependant accepté l’invitation dans le but de tenter de donner à ce grand sujet un traitement plus strictement historique ou chronologique que celui qu’il avait reçu jusqu’alors dans les limites d’un ouvrage populaire dans notre propre langue, et également de relier l’environnement, la vie animale et humaine et l’art.
Cet élément de l’époque à laquelle se sont produits les différents événements ne peut être tiré que d’une grande variété de sources, de l’examen simultané de la géographie, du climat, de la flore et de la faune, du développement mental et physique des différentes races, ainsi que des industries et des arts qui reflètent les relations entre l’esprit et l’environnement. En termes plus techniques, j’ai entrepris, dans ces conférences, de synthétiser les résultats de la géologie, de la paléontologie, de l’anthropologie et de l’archéologie, et d’établir une corrélation entre les événements environnementaux et humains durant l’ère glaciaire européenne. Une telle synthèse a été entreprise il y a de nombreuses années, lors de la préparation de mon ouvrage L’Âge des mammifères, mais n’a pu être achevée avant que je n’aie moi-même parcouru le territoire.
Tenter de situer ce long chapitre de la préhistoire sur une base historique comporte de nombreux dangers, dont je suis pleinement conscient. Après avoir pesé le pour et le contre des preuves présentées par les autorités éminentes de ces diverses branches de la science, j’ai présenté mes conclusions sous une forme très précise et positive plutôt qu’en termes vagues ou généraux, estimant qu’une affirmation positive a au moins le mérite d’être positivement étayée ou réfutée par de nouvelles preuves. Par exemple, j’ai placé le célèbre homme de Piltdown, l’Éoanthrope, à une étape relativement récente des temps géologiques, une conclusion totalement opposée à celle du docteur A. Smith Woodward, [p. ix], qui a joué un rôle majeur dans la découverte de cette célèbre race et qui a rejoint d’autres géologues britanniques pour la situer au début du Pléistocène. La différence entre le début et la fin du Pléistocène n’est pas une question de milliers, mais de centaines de milliers d’années ; Si un stade aussi avancé que l’homme de Piltdown devait certainement se produire au début du Pléistocène, nous pouvons bien nous attendre à découvrir l’homme au Pliocène ; au contraire, à mon avis, même à la fin du Pliocène, l’homme n’avait atteint qu’un stade similaire au Pithécanthrope, ou race préhumaine Trinil de Java ; en d’autres termes, selon mon point de vue, l’homme en tant que tel a principalement évolué pendant le demi-million d’années de l’époque du Pléistocène et non pendant le Pliocène.
Cette question est étroitement liée à celle de l’ancienneté des plus anciens outils façonnés par la main humaine. Là encore, j’adopte une opinion contestée par certaines des plus hautes autorités, mais soutenue par d’autres, à savoir que les plus anciennes de ces œuvres incontestables remontent à une période relativement tardive du Pléistocène, il y a environ 125 000 ans. Puisque l’homme de Piltdown a été retrouvé associé à de tels outils, il apparaît immédiatement que les deux questions sont liées.
Cet ouvrage est le fruit de la collaboration de nombreux spécialistes sur un problème unique et très complexe. Je ne suis en aucun cas archéologue et, dans ce domaine important et hautement technique, je me suis appuyé avec une certaine précision sur les travaux d’Hugo Obermaier et de Dechelette pour le Paléolithique inférieur, et d’Henri Breuil pour le Paléolithique supérieur. Grâce à la courtoisie du docteur Obermaier, j’ai eu le privilège d’assister à l’exploration de la magnifique grotte de Castillo, dans le nord de l’Espagne, qui offre une séquence unique et presque complète des industries de tout l’Âge de la pierre ancienne. Cette visite et celle de la caverne d’Altamira, avec son magnifique plafond orné de fresques, ont constitué en elles-mêmes une véritable introduction à la préhistoire de l’homme. Avec l’abbé Breuil, j’ai visité tous les anciens campements du Paléolithique supérieur en Dordogne et constaté avec émerveillement et admiration sa capacité à déceler toutes les gradations temporelles d’invention qui distinguent les fabricants de silex de cette période. Avec le professeur Cartailhac, j’ai eu l’occasion de parcourir en détail les stations et cavernes du Paléolithique inférieur et supérieur des Pyrénées et de prendre note de ses commentaires savants et pleins d’entrain. J’ai également eu le privilège de faire partie du groupe qui pénétra pour la première fois dans la caverne du Tuc d’Audoubert, en compagnie du comte de Bégouen et de ses fils.
Au Musée américain, j’ai été grandement aidé par M. Nels C. Nelson, qui a examiné toutes les notes archéologiques et m’a grandement aidé dans la classification des outils en silex et en os qui est adoptée dans ce volume.
Dans l’étude des divisions, de la durée et des fluctuations du climat durant l’Âge de la pierre ancienne, j’ai été principalement aidé par le docteur Chester A. Reeds, géologue de l’American Museum, qui a consacré deux mois à rassembler sous une forme complète et intelligible les résultats des grandes recherches d’Albrecht Penck et d’Eduard Bruckner, rassemblés dans l’ouvrage en trois volumes Die Alpen im Eiszeitalter. Les températures et les niveaux de neige de l’époque glaciaire, contemporaine de l’Âge de la pierre ancienne, ainsi que les phases successives de la vie des mammifères qu’ils ont conditionnées, constituent la base solide de notre chronologie ; autrement dit, nous devons calculer les grandes divisions du temps passé en termes d’étapes glaciaires et interglaciaires ; ces subdivisions sont enregistrées en termes d’invention humaine et de progrès de l’industrie du silex. J’ai également eu fréquemment recours à The Great Ice Age et au plus récent Antiquity of Man in Europe de James Geikie, le fondateur de la théorie moderne des multiples ères glaciaires en Europe.
C’est un plaisir unique d’exprimer ma gratitude aux artistes du Paléolithique supérieur, appartenant à la race aujourd’hui disparue des Crô-Magnon, dont les œuvres m’ont permis de dépeindre autant que possible la vie des mammifères et des humains à l’âge de pierre. Si nous devons la découverte et l’interprétation précoce de cet art à une génération d’archéologues, il est resté à l’abbé Breuil non seulement la tâche de le reproduire avec une fidélité remarquable, mais aussi d’établir avec certitude une chronologie des étapes de son développement. Ces résultats sont brillamment exposés dans une superbe série de volumes publiée par l’Institut de Paléontologie humaine à l’occasion de la fondation du Prince de Monaco ; en fait, les mémoires sur cet art [p. xi] et l’industrie de Grimaldi, Font-de-Gaume, Altamira, La Pasiega et des Cavernes de la Région Cantabrique d’Espagne, représentant les travaux combinés de Capitan, Cartailhac, Verneau, Boule, Obermaier et Breuil, marquent une époque nouvelle dans la préhistoire de l’homme en Europe. Il n’y a jamais eu de plus heureuse union de génie, d’opportunité et de soutien princier.
Pour la collecte des documents et des illustrations provenant des nombreux articles et mémoires originaux consultés lors de la préparation de ce volume, ainsi que pour la vérification du texte et des épreuves, j’ai bénéficié de l’aide constante de l’une de mes assistantes de recherche, Mlle Christina D. Matthew, qui m’a grandement facilité le travail. Je suis également redevable à Mlle Mabel R. Percy pour la préparation et la révision finale du manuscrit. Dans la bibliographie préparée par Mlle Jannette M. Lucas, le lecteur trouvera l’autorité originale de chaque affirmation qui ne repose pas sur mes propres observations ou réflexions.
L’intérêt pour l’évolution humaine se concentre principalement sur le crâne et le cerveau. L’inclinaison du front et les autres angles, si importants pour estimer la capacité cérébrale, peuvent être comparés directement tout au long de ce volume, car le profil de chaque crâne représenté est placé exactement dans la même position relative, à savoir sur les lignes établies par les anatomistes de la Convention de Francfort pour se conformer à la position naturelle de la tête sur le corps vivant.
En anatomie, j’ai particulièrement bénéficié de la coopération de mon ancien étudiant et actuel collègue universitaire, le professeur J. Howard McGregor, de Columbia, qui a fait preuve d’une grande habileté anatomique et artistique dans la restauration des têtes des quatre races : Trinil, Piltdown, Néandertal et Cro-Magnon. La nouvelle reconstruction de la tête de Piltdown s’appuie sur des moulages que m’a envoyés mon ami le docteur A. Smith Woodward, du British Museum of Natural History. Le problème de la reconstruction du crâne de Piltdown est devenu, du fait des divergences d’interprétation entre Smith Woodward, Euliot Smith et Arthur Reith, l’une des causes célèbres de l’anthropologie. De l’emplacement des fragments du crâne et des mâchoires, qui présentent peu de points de contact, dépend la question cruciale de la taille du cerveau et du profil du visage et des mâchoires. Dans la reconstruction du professeur McGregor, des méthodes différentes de celles employées par les anatomistes britanniques ont été utilisées, et une observation de M. AE Anderson a été mise à profit : la canine unique se situe à la mâchoire supérieure et non à la mâchoire inférieure. Dans ces modèles, comme dans toutes les restaurations humaines réalisées par Charles R. Knight sous ma direction, le principe directeur a été de rendre la restauration aussi humaine que les données anatomiques le permettent. Ce principe repose sur la théorie, que je crois solidement fondée, selon laquelle toutes ces races représentent des stades de développement progressif ; il m’a donc semblé que nos restaurations devraient faire preuve d’autant de vivacité, d’intelligence et d’une tendance à l’amélioration que possible. Une telle expression progressive peut d’ailleurs être observée sur les visages des singes anthropoïdes supérieurs, tels que les chimpanzés et les orangs-outans, en cours d’éducation. Sans doute, nos ancêtres du début de l’âge de pierre étaient brutaux à bien des égards, mais les représentations qui ont été faites principalement par des artistes français et allemands d’hommes ayant de fortes caractéristiques de gorille ou de chimpanzé ne sont pas, je crois, justifiées par les restes anatomiques et sont contraires à la conception que nous devons nous faire des êtres à l’échelle de l’intelligence rapidement ascendante.
Henri Fairfield Osborn.
Musée américain d’histoire naturelle
21 juin 1915.
En envoyant la deuxième édition, j’ai pu ajouter les résultats de recherches récentes sur la mâchoire de l’homme de Piltdown et sur la présence de singes anthropoïdes en Europe pendant l’âge de pierre ancien.
HF 0.
20 décembre 1915.
La carte dépliante à la fin du volume montre toute l’étendue du voyage de l’auteur. ↩︎