Parmi les idées absurdes sur ce qu’était le Talmud, admises au Moyen Âge, l’une d’elles était qu’il était un homme ! Le prêtre ou le paysan du Moyen Âge était peut-être plus sage qu’il ne le pensait. On pourrait presque dire que le Talmud était un Homme, car il est le récit des faits et gestes, des croyances, des coutumes, des espoirs, des souffrances, de la patience, de l’humour, de la mentalité et de la moralité du peuple juif pendant un demi-millénaire.
Qu’est-ce que le Talmud ? Il y a plusieurs réponses. Il s’agit apparemment du corpus juris des Juifs depuis le premier siècle avant l’ère chrétienne jusqu’au quatrième siècle après celle-ci. Mais nous verrons plus loin que le Talmud était bien plus que cela. Le mot même de « Loi » en hébreu – « Torah » – signifie plus que sa traduction ne le suggère. Le Juif interprétait toute sa religion en termes de loi. C’est d’ailleurs le nom qu’il a donné aux cinq premiers livres de la Bible – le Pentateuque. Pour expliquer ce qu’est le Talmud, il faut d’abord expliquer la théorie de son développement, plus remarquable peut-être que l’ouvrage lui-même. Quelle était cette théorie ? La Loi divine fut révélée à Moïse, non seulement par les commandements trouvés dans la Bible, mais aussi par toutes les règles et réglementations ultérieures de l’époque post-exilique. Ces lois supplémentaires étaient présumées avoir été transmises oralement de Moïse à Josué, puis aux prophètes, et plus tard encore aux scribes, puis aux rabbins. La raison pour laquelle les rabbins attribuèrent à Moïse les lois qu’ils élaborèrent plus tard était due à leur profond respect pour les Écritures et à leur modeste sentiment [p. x] de leur propre autorité et de leur qualification. « Si les hommes d’autrefois étaient des géants, alors nous sommes des pygmées », disaient-ils. Ils sentaient et croyaient que tout devoir de guider l’humanité se trouvait dans la Bible, directement ou par déduction. Leur devise était alors : « Scrutez les Écritures », et ils les examinèrent avec une littéralité et une minutie qui ne se sont jamais reproduites depuis. Pas un mot, pas une lettre ne leur échappa. Chaque redondance d’expression était chargée de sens, chaque répétition visait à donner naissance à une vérité nouvelle. Certaines déductions étaient logiques et naturelles, d’autres artificielles et tirées par les cheveux, mais toutes ingénieuses. La méthode était tantôt inductive, tantôt déductive. C’est-à-dire qu’occasionnellement une loi nécessaire était promulguée par le Sanhédrin juif, et son autorité était alors recherchée dans l’Écriture, ou l’Écriture était recherchée en premier lieu pour révéler une nouvelle loi.
Ainsi, tandis que le code juif, religieux et civil, continuait de se développer à l’époque de la Restauration du Second Temple, pour répondre aux conditions plus complexes des temps ultérieurs, la théorie persistait selon laquelle tout provenait des Écritures originales et avait toujours été transmis, par écrit ou oralement, par Moïse depuis le mont Sinaï. Ce n’est cependant qu’en 219 après l’ère chrétienne qu’un résumé compilé de la loi dite orale fut rédigé – peut-être à partir de résumés antérieurs – par le rabbin Jehudah Hanassi (le Prince), et cet ouvrage ajouté fut appelé la Mishna ou Seconde Loi. Notez la date. Nous avons dépassé la période de la chute de la nationalité judéenne. Et ce sont ces mêmes académies, où la tradition juive – la Loi juive – était étudiée, qui ont maintenu le peuple juif en tant que communauté religieuse après qu’il eut cessé d’être une nation. Cette Mishna, divisée en six sedarim ou chapitres, et subdivisée en trente-six traités, devint alors dans les académies de Palestine, et plus tard en Babylonie, le texte d’une élaboration juridique ultérieure, la théorie de la déduction de l’Écriture étant toujours maintenue.
Bien que la vie de l’Israël dénationalisé fût beaucoup plus restreinte et circonscrite, offrant moins de possibilités d’expression, les nouvelles lois déduites du code de la Mishna dans les académies dépassèrent largement la source originale, tandis que les discussions qui s’intensifiaient autour de chaque Halakha, comme on appelait la décision finale, et qui étaient généralement transmises avec elle, devinrent si volumineuses qu’il devint progressivement impossible de conserver la tradition complexe dans la mémoire – aussi remarquable qu’ait été et soit la mémoire orientale. Ce fait, ajouté aux persécutions croissantes des suzerains d’Israël et au sort précaire qui en résultait pour ces précieuses traditions, rendit nécessaire leur mise par écrit, malgré les préjugés contre toute mise par écrit de la loi orale. Cet ouvrage, entrepris par Rav Asche et ses disciples, fut achevé avant l’an 500. La Mishna, ainsi que les lois qui en découlèrent plus tard, étaient également appelées Gamara, ou Commentaire, du Talmud. Si l’école palestinienne a élaboré une Gamara à partir de la Mishna, appelée « Talmud palestinien », c’est la tradition des académies babyloniennes, bien plus vaste car elle s’est perpétuée pendant des siècles, qui constitue le Talmud per se, ce grand ouvrage de 2 947 feuillets. Si nous poursuivions cette tradition plus loin, nous pourrions montrer combien cette vaste compilation juridique a souvent fait l’objet de commentaires, de discussions et de déductions supplémentaires de la part d’érudits ultérieurs. Mais cela dépasse notre sujet et relève d’une autre histoire.
Pour évaluer ces lois, il faut d’abord se rappeler qu’elles datent d’une époque où religion et État ne faisaient qu’un. On y trouve ainsi des lois sacerdotales mêlées à des lois policières, des règlements sanitaires côtoyant des règles de sainteté, les injonctions enseignant l’économie politique et la morale presque sur le même plan. Il vaut mieux les comparer à des codes de lois qu’à des textes religieux, même si, là, la comparaison serait souvent incomplète, car l’atmosphère religieuse imprégnait même les circonstances les plus profanes de la vie juive. Il n’y avait pas de profane. La fonction la plus insignifiante de la vie doit être mise en relation avec le grand Divin. Il faut comprendre cela en étudiant le Talmud, et cela doit être compris en étudiant le Juif. En tant que loi, elle soutient avantageusement la comparaison avec le code romain, en partie contemporain. Dans le traitement d’un criminel, elle est d’une humanité presque donquichottesque. Elle abhorre l’effusion de sang, et nul ne peut être condamné à [p. xii] la mort sur la base de preuves circonstancielles. Nombre de ses injonctions sont extrêmement minutieuses et coupantes jusqu’à la casuistique extrême. Pourtant, ces éléments sont courants dans l’interprétation de la loi, non seulement dans l’Antiquité, mais dans une certaine mesure même aujourd’hui. Il existe des cas où la loi talmudique est plus douce que la loi biblique ; par exemple, la lex talionis est adoucie jusqu’à devenir un équivalent.
Pourtant, le côté juridique ne constitue pas l’intégralité du Talmud, ni peut-être la partie qui intéresserait le plus le lecteur occasionnel ou le grand public. C’est la partie aride et prosaïque. Il existe une partie poétique, disons homilétique, que nous appelons Agada, distincte de la partie juridique appelée Halakha. Le terme Agada, « récit », est malheureusement insuffisant pour décrire la diversité des éléments qui relèvent de ce domaine, car il englobe tous les éléments discursifs qui surgissent dans les discussions juridiques des anciennes académies babyloniennes et palestiniennes. Ces éléments sont tantôt biographiques (fragments de la vie des grands érudits), tantôt historiques (petits fragments de la longue tragédie d’Israël), tantôt didactiques (faits, morale, leçons de vie enseignées au passage) ; tantôt anecdotiques (histoires racontées pour rompre la monotonie des discussions) ; souvent fantaisistes ; fragments de philosophie, folklore ancien, imaginations étranges, croyances pittoresques, superstitions et humour. Elles sont présentées de manière désordonnée, introduites le plus souvent de manière non pertinente entre des discussions complexes, brisant le fil qui pourtant n’est jamais perdu, mais toujours repris.
De ce point de vue, le Talmud est un vaste labyrinthe, et les chemins les plus simples mènent apparemment à d’étranges et tortueux chemins détournés. Il est difficile d’en déduire un système éthique distinct, une philosophie cohérente, une doctrine cohérente. Pourtant, la patience récompense ici aussi l’étudiant, et à partir de ce mélange confus de matériaux, il peut construire l’univers intellectuel du Juif du début du Moyen Âge. Dans le domaine de la doctrine, nous constatons que le « péché originel », l’« expiation par procuration » et le « châtiment éternel » sont niés. L’homme est rendu auteur de son propre salut. La vie au-delà de la tombe est toujours progressive ; l’âme est préexistante.
On peut se faire une idée de l’esprit et de la sagesse du Talmud à partir des citations suivantes :
[p. xiii]
Une seule lumière répond aussi bien à cent hommes qu’à un seul.
L’âne se plaint du froid même en juillet.
Un myrte dans le désert reste un myrte.
Apprends à ta langue à dire : « Je ne sais pas. »
L’hospitalité est une expression du culte divin.
Ton ami a un ami, et l’ami de ton ami a un ami ; sois discret,
N’assistez pas aux enchères si vous n’avez pas d’argent.
Il vaut mieux écorcher une carcasse que de dépendre sans rien faire de la charité.
Le lieu n’honore pas l’homme, c’est l’homme qui honore le lieu.
Ne vide pas les eaux de ton puits pendant que d’autres personnes pourraient les désirer.
La rose pousse parmi les épines.
Deux pièces de monnaie dans un sac font plus de bruit que cent.
La rivalité des savants fait progresser la science.
La vérité est lourde, c’est pourquoi peu de gens prennent la peine de la porter.
Celui qui est aimé de l’homme est aimé de Dieu.
Utilise ton noble vase aujourd’hui ; demain il pourrait se briser.
Les soldats se battent et les rois sont des héros.
Commettez un péché deux fois, et il ne vous semblera plus un péché.
Le monde est sauvé par le souffle des écoliers.
Un avare est aussi méchant qu’un idolâtre.
Ne faites pas pleurer la femme, car Dieu compte ses larmes.
Le meilleur prédicateur est le cœur ; le meilleur enseignant est le temps ; le meilleur livre est le monde ; le meilleur ami est Dieu.
La philosophie du Talmud, plutôt que la philosophie elle-même, a fait l’objet d’un traitement séparé, tout comme l’ensemble de l’Agada a été extrait du Talmud et publié comme un ouvrage séparé.
Qu’est-ce que le Talmud pour le Juif d’aujourd’hui ? C’est de la littérature plutôt que de la loi. Il ne consulte plus le volumineux Talmud pour trouver une prescription spécifique répondant à un besoin précis. Chercher dans cette vaste mer serait fastidieux et infructueux. Sa partie juridique est depuis longtemps codifiée dans des recueils distincts. Maïmonide fut le premier à classer le droit talmudique. Plus tard encore, un certain Ascheri prépara un recueil intitulé « Les Quatre Rangées », dans lequel furent incorporées les décisions des rabbins ultérieurs. [p. xiv] Mais c’est le célèbre Choul’han Aroukh (table préparée), écrit par Joseph Caro au XVIe siècle, qui a constitué le code de droit talmudique le plus complet, élargi à ce jour, et accepté comme autorité religieuse par les Juifs orthodoxes d’aujourd’hui.
J’ai déjà évoqué la littérature issue du Talmud. L’« Encyclopédie juive » traite chaque loi reconnue par les nations d’un point de vue talmudique. Cela offrira au monde une vision talmudique complète. En la qualifiant de littérature, elle manque peut-être de cette beauté formelle que les plus stricts exigent comme littérature sine qua non, et pourtant sa langue est unique. Elle est plus que concise, car bien des mots constituent une phrase entière. Écrite en araméen, elle contient de nombreux mots des langues des nations avec lesquelles Israël est entré en contact : grec, romain, persan et des mots d’autres langues.
Comme le Juif, le Talmud a connu une histoire presque aussi mouvementée que celle de son créateur. Comme lui, il fut la cible de persécutions. Louis IX brûla vingt-quatre charretées de Talmuds à Paris. Son droit à la survie avait souvent été arraché par les synodes et les conciles. Il fut interdit, excommunié, sujet de bulles papistes ; mais c’est au XVIe siècle que les moines bénédictins déployèrent une détermination particulière pour le détruire. Heureusement, ils n’étaient pas de cet âge. C’était l’ère de l’humanisme, précurseur de la Réforme, et le Talmud trouva son plus éminent défenseur en la personne du grand humaniste chrétien, Jean Reuchlin. Il fut le premier à dire à ses coreligionnaires : « Ne condamnez pas le Talmud avant de le comprendre. Brûler n’est pas un argument. Au lieu de brûler toute la littérature juive, il vaudrait mieux fonder des chaires dans les universités pour son exposition. » La cause de la libéralité et de la lumière l’emporta, et l’imprimerie décida de la perpétuation du Talmud.
Dans la deuxième étape de la persécution, le censeur intervient. Sa plume philistine passe impitoyablement sur tout ce qui semble suggérer une critique de l’Église ; mais non content d’expier l’hérétique et ce qui est implicitement hérétique, le censeur va parfois jusqu’à effacer des sentiments particulièrement élevés, afin que le Talmud n’ait pas le mérite d’exposer une noble doctrine, ni que le Juif ait l’avantage de l’étudier.
Mais la dernière étape de sa persécution remonte à une époque plus récente, où les inquisitions étaient dépassées et où les moines étaient étranglés. Le calomniateur recrutait méchamment les services d’un Juif renégat pour recueillir du Talmud tous les passages qui pouvaient paraître grotesques et ridicules, afin que le monde se fasse une impression défavorable du Talmud et de ceux qui le chérissent. Cela a été fait avec un tel succès que, jusqu’à très récemment, le monde non juif, y compris le clergé chrétien, ne connaissait le Talmud qu’à travers ces perversions et caricatures regrettables. Imaginez la citation d’un chapitre du Lévitique et d’un autre des Chroniques, de quelques passages vindicatifs des Psaumes, de quelques passages sceptiques dans l’Ecclésiaste et dans Job, et d’une ou deux histoires barbares dans les Juges, pour être offertes au monde comme une image fidèle de la Bible, et vous comprendrez le genre de traitement que le Talmud a reçu du monde en général et le genre d’estimation qu’il a eu l’occasion de se faire.
Quelle est la valeur du Talmud pour le Juif ? C’est certainement au Moyen Âge que sa plus grande valeur fut révélée, alors que la littérature était rare et que les exemplaires des rares livres existants se faisaient plus rares. Lorsque le Juif était exclu des plaisirs et de la culture du monde, enfermé dans les taudis des ghettos, le Talmud devint alors son loisir et sa consolation, nourrissant son esprit et sa foi. Ainsi, au Moyen Âge, il devint non seulement une image du Juif, mais forgea largement son caractère. Il fit de lui un dialecticien avisé, teinté d’une touche réfléchie et poétique. Il nourrit sa patience et son humour, et maintint ses idéaux vivaces. Il le rattacha à l’Orient, tout en vivant en Occident, et fit de lui un pont entre l’ancien et le nouveau.
Pour le monde entier, il possède une grande valeur archéologique. On y trouve des lois anciennes préservées, des éclairages sur l’histoire passée, des formes oubliées des langues classiques et des images de civilisations anciennes. Aucune critique ne peut à elle seule résumer l’œuvre dans son intégralité.
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Il est si multiple. Il englobe tant de critères de valeur différents. Si on le considère dans son ensemble, il est bon, mauvais et indifférent ; il est à la fois déchet et trésor ; poussière et diamants ; tesson et perles ; et, entre les mains d’érudits impartiaux, il est l’un des plus grands monuments de la réussite intellectuelle, l’une des merveilles du monde.
MAURICE H. HARRIS
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