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La mystique éclairée
Héritière d’un enseignement spirituel réunissant les religions anciennes de l’Iran, l’islam mystique et la culture kurde, « sainte Janie » œuvra au renouvellement de la tradition, en conjuguant contemplation et ouverture sur le monde.
Née dans un village reculé du Kurdistan iranien en 1906, Malek Jân Ne’mati, surnommée « s sainte Janie », a traversé le XX’ siècle en apparence très loin du monde et de ses fracas, dans l’étude, la prière et l’enseignement spirituel. Et pourtant, le témoignage de ceux qui l’ont connue et les traces écrites qui restent de son enseignement presque exclusivement oral montrent à quel point elle fut, malgré son goût pour une vie contemplative, une femme très au fait de l’actualité du monde, très engagée aussi dans la défense des droits des plus faibles et des femmes en particulier, autant qu’un penseur profondément concerné par les questions philosophiques et les enjeux éthiques de son temps.
Le village de Djeyhounâbâd, où elle naquit et vécut toute sa vie, est situé dans une région où la majorité de la population appartient à l’ordre des Ahl-e Haqq. Cet ordre, fondé au XIIIe siècle, repose sur une doctrine spirituelle qui réunit les religions anciennes de l’Iran, l’islam mystique et des mythes propres à la culture kurde. La spiritualité Ahl-e Haqq se manifeste autant par des rites qui maintiennent la cohésion de la communauté que par des formes de prières spécifiques qui témoignent au quotidien de l’interaction permanente entre le monde matériel et le monde spirituel. Or, si Malek Jân a vécu dans ce contexte spécifique et si elle fut, à bien des égards, l’héritière de cette tradition séculaire, elle n’eut de cesse de dépasser les dogmes et les rites, de renouveler la tradition, de défaire l’esprit communautaire pour ouvrir les esprits, de pourfendre sans se lasser toutes les formes de superstition et les rigidités de la pensée et des pratiques. Bien que femme dans un contexte où l’autorité spirituelle est traditionnellement l’apanage des hommes, elle a réussi, par son charisme spirituel, à mener des réformes majeures, dont l’ouverture des fonctions rituelles aux femmes.
Globalement, elle a toute sa vie agi en faveur des droits de la femme dans un pays où les femmes sont juridiquement et socialement largement défavorisées. Dans ce contexte très machiste, elle réussit à imposer à ses disciples, en contradiction avec les lois en vigueur, de faire hériter les filles à parts égales avec les garçons par exemple, ou d’accepter que, en cas de divorce, le droit de garde des enfants revienne à la mère. Par ailleurs, elle a fortement encouragé la scolarisation des filles dans un milieu agricole hostile à cette idée. Par tous les moyens dont elle pouvait disposer, elle a voulu acter dans les faits l’égalité entre les hommes et les femmes, égalité de traitement dont elle avait elle-même bénéficié pour avoir grandi dans un milieu familial tout à fait exceptionnel.
Malek Jan reçut dès son plus jeune âge une éducation hors du commun. Son père, Haj Ne’mat, lui-même poète mystique et vénéré comme un saint de son vivant, tenait à ce que ses filles reçoivent la même éducation que ses fils, ce qui était loin d’être une coutume courante en ce début de XXe siècle en Iran, en particulier dans les campagnes. Ce père charismatique et attentif l’initia dès son plus jeune âge à une discipline spirituelle exigeante. Elle pratiqua ainsi très tôt diverses formes d’ascèse et de prières, et elle vécut toute son enfance dans une ambiance de pure spiritualité.
Elle maintiendra tout au long de son existence un mode de vie très simple et spirituel, tout en restant ouverte sur le monde et les progrès de la science. Ayant un goût prononcé pour l’étude, elle étudiera en effet jusqu’à la fin de sa vie, aussi bien l’anatomie et la biologie que la géographie et la poésie.
Sur le plan spirituel, elle fut l’élève la plus accomplie de son frère, Ostad Elahi (1895-1974), penseur qui développa dans la deuxième partie de sa vie un enseignement original, à la fois fondé sur une longue tradition et en rupture avec les dogmes superflus. Pour lui, la spiritualité est une science qui doit être appréhendée avec les outils de la raison et une manière d’être au monde qui repose sur les principes éthiques fondamentaux. Beaucoup plus préoccupé par l’esprit que par la lettre, il s’est attaché à dégager ce qu’il nomme la « quintessence des religions » et qui se résume à la foi en un Dieu unique universel, en l’immortalité de l’âme, et à un principe d’action fondé sur le respect des droits et des devoirs pour soi et pour les autres. Selon lui, l’âme ne saurait parcourir le chemin du perfectionnement si elle n’est pas confrontée au monde et à la société. Il ne faut donc pas vivre en retrait du monde mais au sein même de la société afin d’être mis à l’épreuve. Pour lui, la vie spirituelle est une attention de tous les instants : attention à la présence divine en toute chose et ouverture aux autres dans les actes les plus quotidiens. C’est dans le cadre de cette vigilance de tous les instants que la lutte contre les pulsions négatives du soi devient possible et, à travers cette lutte, que se forge la connaissance de soi. Malek Jân a médité, pratiqué, assimilé puis enseigné et transmis la pensée de son frère dont elle se sentait la dépositaire. Sans cesse, elle revient à lui, aussi bien dans son enseignement spirituel que dans ses poèmes mystiques où il apparaît comme une présence bienveillante et agissante. De son propre aveu, c’est lui qui lui a ouvert les yeux, qui lui a montré le chemin; c’est par lui qu’elle a appris à se connaître et à connaître Dieu; c’est lui qui lui a donné mission de guider à son tour ceux qui venaient la voir, parfois de très loin, d’Europe ou des EtatsUnis, pour recueillir un conseil ou recevoir une parole de guérison.
Toute sa vie, elle se mit à la disposition des autres, pratiquant assidûment la charité sous toutes ses formes. Sa maison était toujours ouverte à ceux qui venaient recevoir chez elle conseil ou réconfort, aide financière ou soutien psychologique. Elle s’occupait de tous avec une humeur égale et ce, malgré sa cécité et une santé souvent fragile. « Chaque voie spirituelle a ses propres armes. La nôtre, c’est de faire le bien autour de nous. » Elle mourut en France où elle était venue se faire soigner, en 1993. Son tombeau, situé dans le Perche, est devenu désormais un lieu de pèlerinage pour ceux que son exemple continue d’inspirer.
Un site dédié : www.saintejanie.org
Leili Anvar