[p. v]
Comme je ne connais pas un mot de pâli ni d’aucune autre langue orientale [1], je suis redevable aux éminents érudits dont les traductions des écritures bouddhiques et les exposés de l’enseignement du bouddhisme m’ont permis de tenter d’interpréter le credo du Bouddha. Si j’ai trouvé leurs traités moins utiles et moins éclairants que leurs traductions, c’est sans doute parce que les qualités qui font d’un homme un érudit accompli diffèrent largement de celles qui lui permettraient d’entrer, avec une sympathie subtile et une vision imaginative, dans la pensée d’un grand Maître. Si la tâche d’expliquer le bouddhisme au monde occidental a été confiée à un petit groupe d’experts en linguistique, c’est en partie dû au fait évident que ces experts ont eu très tôt accès aux documents disponibles et, pendant un temps, en ont pratiquement monopolisé l’accès ; en partie à cause de ce manque d’intérêt singulier pour la vie spirituelle et la pensée de l’Inde ancienne, caractéristique de la culture occidentale, et qui prédispose même les esprits les plus réfléchis et les plus éclairés à accepter avec une indolence acquiescement les idées des autres sur la religion et la philosophie indiennes, au lieu de tenter de les développer par eux-mêmes. Il fut un temps [p. vi] où l’ignorance de la langue pâli était une disqualification définitive pour l’étude de la philosophie du Bouddha. Mais il n’en est plus ainsi. Car les travaux désintéressés du savant ont fourni à l’étudiant « profane » une masse de matériaux dont il peut faire un usage profitable ; et celui qui se sent poussé, comme moi, à sonder le sens profond du merveilleux plan de vie du Bouddha et à deviner le secret de son mystérieux silence, a maintenant autant le droit que n’importe quel orientaliste de tenter de résoudre ce fascinant problème.
Je suis sincèrement convaincu que le problème n’a pas encore été résolu, même approximativement. J’ai lu de nombreux traités sur le bouddhisme ; mais je n’ai pas encore trouvé l’auteur qui, lorsqu’il expose la philosophie (par opposition au système éthique) du Bouddha, enseigne « en tant qu’autorité et non comme les scribes ». Le fait indiscutable que Bouddha lui-même ait gardé le silence sur les réalités et les enjeux fondamentaux de la vie montre que l’interprétation de sa foi relève de la « critique » (au sens le plus large et le plus profond du terme) plutôt que de l’« érudition » – du jugement, celui qui permet à l’homme de tirer parti du savoir d’autrui, plutôt que de l’apprentissage en tant que tel. L’un de mes objectifs en écrivant ce livre a été de défendre le droit du « profane » à explorer un domaine que le linguiste a jusqu’ici été autorisé à considérer comme son domaine privé. Si un autre « profane » se sent disposé à suivre mon exemple, il peut se lancer dans son entreprise avec la pleine assurance que le champ qui s’offre à lui est aussi vaste que vaste.
[p. vii]
Je me permettrai peut-être de lui adresser un ou deux avertissements. Il fera bien de se rappeler d’emblée que la vision occidentale des choses n’est peut-être pas la seule compatible avec la raison, que le critère occidental de la réalité n’est peut-être pas le critère ultime, que le monde cerné par l’horizon de la pensée occidentale n’est peut-être pas l’univers entier. L’étudiant du bouddhisme, pieds et poings liés par les préjugés quasi philosophiques de l’esprit occidental, sera incapable d’envisager son sujet d’un point de vue oriental, ni de l’aborder selon la pensée orientale. Cette incapacité fondamentale sera fatale à son entreprise. Il existe une raison particulière pour laquelle l’étudiant du bouddhisme devrait être capable (à l’occasion) d’envisager les choses d’un point de vue oriental et d’intégrer avec sympathie les modes et habitudes de pensée orientaux. L’enseignement du Bouddha ne peut en aucun cas être dissocié du courant dominant de la pensée indienne ancienne. La philosophie dominante de l’Inde ancienne était un idéalisme spirituel d’une pureté et d’une élévation singulières, qui trouva sa plus pure expression dans les traités védiques connus sous le nom d’Upanishads. Le grand maître est toujours un réformateur autant qu’un innovateur ; et son œuvre constitue, au moins en partie, une tentative de retour à un niveau élevé, conquis puis perdu. Que Bouddha ait ou non ramené les hommes (par sa propre voie) des niveaux relativement bas du cérémonialisme et de l’ascétisme au niveau sublimement élevé de pensée et d’aspiration atteint dans les Upanishads reste peut-être une question ouverte. Mais il ne fait guère de doute qu’il ait été profondément influencé par les idées des anciens voyants ; et l’étude sérieuse et attentive de leur enseignement devrait donc constituer la première étape pour tenter de lever le voile de son silence et d’interpréter sa foi informelle. L’étudiant qui a suivi ce processus préliminaire d’initiation constatera qu’il commence à se préparer à d’autres tâches que celle de communier avec l’âme du Bouddha ; et il constatera également que ces autres tâches réclameront, le moment venu, sa dévotion. Lorsqu’il aura résolu le problème de la dette du Bouddha envers la philosophie des Upanishads, il sera confronté à un autre problème, d’une importance encore plus grande pour nous, Occidentaux : celui de la dette de la pensée occidentale – de Pythagore, de Xénophane et de Parménide, de Platon, de Plotin, du Christ lui-même et de ceux qui ont saisi l’esprit de son enseignement – envers la même source sacrée. Ce problème, lui aussi, devra être abordé si l’Occident veut un jour découvrir le secret de sa propre force cachée et si la chrétienté veut un jour comprendre le christianisme.
v:1 Chaque fois que j’utilise le mot « Orient » ou « Oriental », je pense à l’Extrême-Orient, c’est-à-dire à l’Asie de l’Est. ↩︎