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Lorsque les Douze entendirent pour la première fois les prédictions de souffrance de Jésus, leur longue préparation était encore trop faible pour un message aussi radical. Que Jésus soit frappé par un désastre terrestre était incroyable, presque un blasphème. C’est alors que Pierre osa « réprimander » le Maître : « À Dieu ne plaise, Seigneur ! Cela ne t’arrivera pas ! » – présomption qui rencontra une réponse si sévère qu’elle témoignait de l’acuité de la tentation ressentie par le Maître en lui suggérant un possible compromis et une échappatoire. Mais cette tentation avait été définitivement vaincue, et la seule crainte de Jésus était qu’elle n’affecte désormais les Douze. Il les avertit donc : « En évitant le devoir qui nous attend maintenant, nous pouvons obtenir un soulagement temporaire, mais à quel prix ! Ce serait la perte de la vie éternelle ; un gain peut-il en valoir la peine ? Même dans l’ordre actuel, un homme peut-il faire un échange adéquat contre sa vie ? S’il gagnait le monde entier et mourait au moment du succès, le monde aurait-il alors une quelconque valeur pour lui ? Je dois aller de l’avant vers la souffrance, peut-être même vers la crucifixion ; si quelqu’un veut être mon disciple, qu’il le prouve en se montrant prêt à prendre sa croix et à me suivre. Quiconque [ p. 146 ] voudrait sauver sa vie la perdra ; et quiconque est prêt à perdre sa vie pour moi la sauvera. » [1]
Quelques jours plus tard, la réprimande cinglante de Jésus résonnant encore à leurs oreilles, Pierre, Jacques et Jean vécurent la mystérieuse transfiguration sur la montagne. L’histoire est racontée en langage symbolique, mais son sens est on ne peut plus clair ; elle relate, pour ainsi dire, les événements de la confession de Pierre transposés dans un registre plus élevé. Une fois de plus, la messianité de Jésus est proclamée, cette fois par les grands représentants de la Loi et de la Prophétie : Moïse et Élie. Une fois de plus, Pierre tenta de relier les mystères du ciel à la terre par une intervention qui se voulait bienveillante : « Heureusement que nous, les disciples, sommes ici, et nous pouvons construire de petites maisons où vous trois pourrez habiter. » Une fois de plus, Pierre fut réprimandé, cette fois par le sentiment irrésistible de la présence de Dieu ; et « ils furent saisis d’une grande crainte. » « Ce Messie n’est pas terrestre. Celui-ci est mon Fils bien-aimé ; suivez-le sans broncher jusqu’à la mort, car son destin est au-delà de la mort. » Et l’éclat surnaturel du visage de Jésus confirma le message.
Que comprenaient les disciples par le terme « Fils de Dieu » ? Probablement très peu, pour l’instant. C’était l’un des titres du Messie, mais il était très ambigu. Il pouvait s’appliquer à tout homme particulièrement favorisé. Dieu avait dit de Salomon : « Il sera mon fils, et je serai son père » [2], tandis qu’à une occasion, Jésus aurait inclus Pierre avec lui sous le titre de « fils ». [3] Naturellement, les disciples étaient incertains [ p. 147 ] comment interpréter cette expression. Mais ils devaient avoir des idées profondément significatives sur ce nom, même si (tout naturellement) ils n’avaient pas encore tenté de les formuler. Jésus était-il le Fils de Dieu dans un sens surhumain ? Était-il possible, comme il l’avait dit de lui-même, qu’il se prétende le divin Fils de l’Homme ? Cela expliquait-il la gloire de son visage sur le mont de la Transfiguration ? Mettez-vous à leur place et vous ne sauriez guère ce que vous avez vu ou entendu ; vous ne sauriez certainement pas ce que vous avez pensé ou dû penser. C’est ce que ressentait Pierre ; il ne pouvait que bredouiller quelques mots affectueux, mais maladroits, sur la construction de sanctuaires.
Il semble, en effet, que les Douze furent, pour le moment, incapables d’assimiler le nouvel enseignement et l’avertissement de Jésus. Les jours qui suivirent furent largement faits de malentendus et de divergences d’opinions. Pierre, Jacques et Jean furent si déconcertés par l’expérience de la transfiguration que l’injonction de Jésus de n’en rien dire dut être un immense soulagement ; en tout cas, ils gardèrent ce commandement particulier intact. En descendant de la colline, nous dit Marc, ils trouvèrent le reste des Douze désespérés, bousculés par la foule et tourmentés par les scribes ; ils avaient tenté une guérison, et leur foi insuffisante les avait fait échouer. Peu après, Jésus les surprit à nouveau en train de se disputer au sujet de leurs rangs respectifs, et la paix était à peine rétablie que Jacques et Jean vinrent le trouver – à un moment presque miraculeusement inopportun – pour lui demander les deux premières places dans le Royaume ! Il semble presque cruel de la part des évangélistes de rapporter de tels [ p. 148 ] actions des Douze, qui devaient donner de telles preuves d’héroïsme ; mais les évangélistes mettaient en garde leurs lecteurs – et nous mettent en garde aussi – contre les mêmes défauts.
La patience de Jésus envers les Douze était si grande qu’elle témoignait de sa compréhension profonde et bienveillante de leurs difficultés. Une seule fois, peut-être involontairement, un reproche acerbe éclate,[4] et, même alors, un instant plus tard, il retrouve son sang-froid et sa douceur.[5] Son traitement de la dispute sur le rang est d’une grande intensité. Il porte sur la vocation missionnaire qui est alors expliquée aux Douze. Le missionnaire le plus important, argumentent-ils, est celui qui s’occupe des convertis les plus importants. Jésus répond en appelant un enfant. Le prenant dans ses bras, il dit : « Celui qui, à mon service, a la garde d’un tel petit enfant prend soin de moi ; et celui qui m’accueille, accueille celui qui m’a envoyé. »[6] La valeur des enfants de Dieu est inégale ; l’institutrice d’une classe d’enfants ou la mère au foyer a une tâche aussi sacrée que celle du plus grand dignitaire. Dans son rapport à Jacques et Jean, il n’y a même pas de reproche direct pour leur imprudence. Jésus ramène leur requête au principe éternel qui la sous-tend : la grandeur ne peut venir que par le sacrifice de soi. « Pouvez-vous, vous aussi, boire à ma coupe de souffrance ? Pouvez-vous, vous aussi, traverser les eaux obscures qui me submergeront ? » La réponse courageuse : « Nous le pouvons ! » [ p. 149 ] montre que, malgré tous les malentendus superficiels, les progrès des disciples dans leur douloureuse leçon étaient sincères. Jésus leur dit donc, très doucement, que leur requête est au-delà de son pouvoir d’exaucer : « S’asseoir à ma droite ou à ma gauche ne m’appartient pas ; c’est réservé à ceux qui s’en montreront dignes. » Puis, s’adressant aux Douze dans leur ensemble, il leur enseigna : « Les Gentils pensent que le plus grand homme est celui qui exerce le plus grand pouvoir. Il n’en est pas ainsi parmi vous ; le véritable plus grand est celui qui rend le service le plus grand et le plus désintéressé. » [7]
En guise de contraste, on nous raconte l’histoire d’un homme qui renonça à sa chance dès les premiers signes de difficulté. [8] Jeune et aisé, sa vie avait été honorable, peut-être en grande partie parce que, dans sa position, il n’avait jamais été exposé à une grande tentation. Néanmoins, il était insatisfait. En entendant parler de Jésus, avec une impétuosité presque enfantine, il courut vers lui et, s’agenouillant, lui demanda : « Bon Maître, que dois-je faire pour hériter de la vie éternelle ? » Jésus, voyant ce qui n’allait pas, sonda sa compréhension du mot « bon » : comprenait-il vraiment les perspectives infinies d’activité que cet adjectif ouvrait ? [9] Puis, récitant une liste de commandements élémentaires, il demanda au jeune homme s’il les avait observés. La réponse fut modeste : « Maître, en toutes ces choses je me suis gardé moi-même depuis ma jeunesse. » Jésus, touché par son ton, « le regardant, l’aima » et lui offrit le plus grand privilège qui soit [ p. 150 ] pouvait recevoir. Il était prêt à élargir le nombre des Douze pour inclure le demandeur, afin de lui donner le commandement suprême : « Suis-moi ! » Seulement, dans ce cas, il devait être prêt à se séparer de ses biens et à prendre place avec les autres dans une fraternité commune, où la présence d’un membre particulièrement favorisé aurait détruit la véritable communion. Rien n’était dit sur la souffrance et la mort, mais même le moindre sacrifice semblait impossible ; « il s’en alla triste. »
Jésus, se tournant vers ses disciples après ce « grand refus », soupira et dit : « Qu’il est difficile à un riche d’entrer dans le Royaume ! » En effet, sans l’aide spéciale de Dieu, c’était totalement impossible. Jésus comprenait, en d’autres termes, que la vie de luxe engendre la mollesse morale ; il est extrêmement difficile pour l’homme qui vit dans l’aisance de ne pas être satisfait de la vie telle qu’elle est. Il savait bien qu’avec la richesse s’accompagne probablement ce que Robert Louis Stevenson appelait « la dégénérescence grasse de la nature morale ». Et si cette dégénérescence ne fait que transformer des possibilités héroïques en une agréable amabilité, elle n’en est pas moins mortelle.
Revenons maintenant au ministère de Jésus. Peu après la confession de Pierre, lui et ses compagnons se mirent en route pour Jérusalem pour la Pâque. Ce n’était en aucun cas le pèlerinage joyeux et joyeux que les disciples attendaient avec impatience, se souvenant des années précédentes où ils avaient fait partie de la foule joyeuse qui se rendait toujours en chantant à la grande fête.
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Les Douze commençaient alors à comprendre que la victoire ne leur était pas facile. Ils comprenaient à peine le danger, mais ils en ressentaient suffisamment pour redouter le voyage. Ils savaient qu’à Jérusalem régnait le conservatisme. Là, ils savaient, se trouvaient les autorités religieuses et tout l’ordre établi ; il y avait le pouvoir romain et la caste sacerdotale qui, malgré la suffisance des Juifs, semblaient toujours étroitement liés lorsque leurs intérêts personnels les attiraient.
Jésus avait suscité l’hostilité des chefs religieux. Il était clair que son accueil à Jérusalem ne serait pas amical. L’opposition était déjà bien installée et elle allait probablement devenir plus dure et plus acharnée. Les Douze commencèrent à comprendre que si Jésus persistait dans son projet de monter pour la fête, il y aurait forcément des troubles, des conflits et un désastre.
Ils étaient maintenant en route. Il avait « résolument décidé de monter à Jérusalem ». Il savait que la tempête se préparait, il en entendait les murmures, il sentait qu’elle était sur le point d’éclater ; mais il continua avec détermination, non pas avec tristesse ni avec désespoir, mais avec assurance, fermeté, force, espoir, sans peur. Il n’est pas étonnant que nous lisions qu’« ils furent stupéfaits et, en le suivant, ils eurent peur » [10]. Pourtant, ils le suivirent, même s’il les avertit une fois de plus de l’issue imminente. En effet, étant Galiléens, ils parvinrent même à oublier leur anxiété et à raviver leurs rêves de gloire terrestre ; en témoigne la requête de Jacques et de Jean.
En chemin, ils traversèrent Jéricho. Là, [ p. 152 ], ils rencontrèrent Zachée, dont le Maître, par son amitié pénitente, gagna l’amitié. [11] C’est là qu’ils le virent rendre la vue à Bartimée. L’aveugle était assis au bord de la route, mendiant. On peut facilement se représenter la scène. La route était bondée de pèlerins. Quelques-unes des « femmes qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée » étaient là, et des centaines d’autres aussi – disciples et non-disciples – parmi la foule qui était sortie de la ville. À quoi pensait l’aveugle, assis là à écouter la foule passer ? Que savait-il des commérages de la route ? Il avait certainement entendu les gens parler de Jésus, et peut-être avait-il entendu ce que disaient certains de ses amis. Si la visite à Zachée avait eu lieu la veille au soir, il avait probablement entendu les citoyens discuter de l’action de ce prétendu réformateur, qui était allé dîner avec un riche coquin. Il se souvenait de beaucoup de choses qu’il avait entendues auparavant au sujet du prophète. Certains l’appelaient simplement Jésus de Nazareth, et d’autres le présentaient aussi comme le Fils de David, le Messie.
Puis quelque chose se produisit. Le vacarme de la route prit une autre tournure. Il était entouré d’un barrage de gens. Il saisit un homme dans la foule et lui demanda ce qui se passait. On lui dit : « Jésus de Nazareth passe. » Et aussitôt, il se décida. Fondant sa requête sur la croyance que Jésus avait pouvoir et autorité, il s’écria : « Jésus, Fils de David, aie pitié de moi. » On essaya de le faire taire, mais il cria de plus belle : « Ô Fils de David, aie pitié de moi. » Alors, [ p. 153 ] Jésus s’arrêta et demanda qu’on appelle l’homme. On lui annonça la convocation. Se levant d’un bond, jetant son manteau, il traversa la foule en trébuchant, aidé par ses amis, et vint à Jésus. « Seigneur », dit-il, en réponse à la question de savoir ce qu’il désirait : « Seigneur, que je recouvre la vue. » « Va ton chemin », répondit le Maître. « Ta foi t’a guéri », et aussitôt il recouvra la vue et « il suivit Jésus sur le chemin. »
L’histoire est reprise ici, non seulement pour le récit saisissant de la guérison – sa récitation porte la marque d’une déclaration honnête des faits – mais surtout pour la raison qui a conduit les évangélistes à la citer : Jésus, sans se faire réprimander, se laisse appeler « Fils de David » par quelqu’un d’extérieur aux Douze. Certes, il n’accepte pas explicitement le titre messianique, [12] mais il ne le rejette pas non plus. En Galilée, quiconque s’adressait ainsi à lui aurait été vivement réprimandé : « Tais-toi », mais la fin était désormais trop proche pour que le silence ait plus d’importance.
En chemin vers Jérusalem, les Douze devaient retourner dans leur esprit de nombreux événements survenus durant leur séjour auprès de leur Maître, des événements que la guérison de Bartimée leur rappellerait avec intensité. Que signifiait tout cela ? Ils l’ignoraient. Tout ce qu’ils savaient, c’est qu’ils l’aimaient. Et maintenant, ils avaient peur – peur pour lui comme pour eux-mêmes.
Les pharisiens le haïssaient parce qu’il avait enfreint leurs règles [ p. 154 ] du sabbat, qu’il avait négligé des cérémonies qu’ils considéraient comme des rites inspirés, qu’il les avait dénoncés pour la dureté de leur religion, une religion qui les obligeait à payer la dîme avec prudence, mais à négliger les actes d’oppression envers les pauvres ; ils le haïssaient parce qu’il avait déclaré à maintes reprises que même les plus humbles, les rebuts de la société, avaient de meilleures chances d’aller au ciel que les leurs. Ils le haïssaient pour les « malheurs » qu’il prononçait contre eux, pour les paraboles qu’il avait manifestement l’intention de leur appliquer, pour les attaques contre leurs pratiques.
D’autres doutaient sincèrement. Ils croyaient sincèrement qu’il était un radical dangereux. Certains s’opposaient naturellement à lui, le considérant comme un blasphémateur qui se rendait trop semblable à Dieu et méritait la mort pour son péché ainsi que pour sa doctrine dangereuse.
Et les Douze : Ils ne pouvaient que trébucher, se souvenant qu’il avait dit : « Si vous avez honte de moi et de mes paroles, moi aussi j’aurai honte de vous, quand je reviendrai dans la gloire du Père et avec les saints anges. » Ils ne pouvaient que suivre, même au péril de leur vie ; car il avait dit : « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive. » Ils n’avaient jamais imaginé qu’ils pourraient être autre chose que fidèles jusqu’au bout. N’avait-il pas dit : « Quel profit un homme gagnerait-il le monde entier, s’il perdait son âme ? »
Ils partirent donc de Jéricho pour Jérusalem. Six jours avant la Pâque, il se reposa à Béthanie, puis il retourna dans la ville avec ses amis affligés.
Saint Marc VIII : 34-37. ↩︎
I Chroniques xxii: 10. ↩︎
Saint Matthieu xvii: 26-27. ↩︎
Saint Marc ix: 19. ↩︎
Saint Marc ix: 28-29. ↩︎
La morale de ce passage — saint Marc ix, 33-37 — est souvent confondue avec les célèbres paroles sur le fait de « devenir comme des petits enfants » ; le point en jeu, cependant, est tout autre. ↩︎
Saint Marc x: 35-45. ↩︎
Saint Marc x: 17-31. ↩︎
Comparez la page 44. ↩︎
Saint Marc x: 32. ↩︎
Comparez la page 28. ↩︎
Il ne pouvait certainement pas l’accepter dans le sens de « Fils de David ». ↩︎