[p. xi]
L’objectif d’un traducteur devrait toujours être de présenter son auteur comme un miroir. Dès lors, son devoir principal est de représenter, autant que possible, la manière dont ses idées ont été exprimées, en préservant, si possible au détriment de l’idiome et du goût, toutes les particularités de son imagerie et de sa langue. En matière de traductions du sanskrit, rien n’est plus facile que de présenter des idées hindoues pour les rendre conformes au goût anglais. Mais le présent traducteur s’est efforcé, dans les pages qui suivent, de rendre le plus littéralement possible la grande œuvre de Vyasa. Pour le lecteur purement anglais, de nombreuses pages paraîtront ridicules. Ceux qui ne connaissent aucune autre langue que la leur sont généralement très exclusifs en matière de goût. N’ayant aucune connaissance d’autres modèles que ceux rencontrés dans leur propre langue, leur critère de pureté et de goût en matière de composition doit nécessairement être étroit. Le traducteur, cependant, s’acquitterait mal de son devoir s’il sacrifiait la fidélité à l’original, pour éviter le ridicule. Il doit représenter son auteur tel qu’il est, et non tel qu’il devrait être, pour plaire au goût étroit de ceux qui ne le connaissent pas du tout. M. Pickford, dans la préface de sa traduction anglaise du Mahavira Charita, défend avec brio une fidélité étroite à l’original, même au détriment de l’idiome et du goût, contre les prétentions de ce qu’on appelle la « libre traduction », qui consiste à habiller l’auteur d’un costume extravagant pour plaire à ceux à qui il est présenté.
Dans la préface de sa traduction classique du Niti Satakam et du Vairagya Satakam de Bhartrihari, M. CH Tawney écrit : « Je suis conscient d’avoir conservé une grande part de la couleur locale dans cette tentative. Par exemple, l’idée d’adorer les pieds d’un dieu des grands hommes, bien que fréquente dans la littérature indienne, fera sans aucun doute rire les Anglais peu familiarisés avec le sanskrit, surtout s’ils appartiennent à cette catégorie de lecteurs qui se complaisent dans l’accidentel et restent aveugles à l’essentiel. Mais une certaine fidélité à l’original, même au risque de se ridiculiser, vaut mieux que la malhonnêteté étudiée qui caractérise tant de traductions de poètes orientaux. »
Nous souscrivons pleinement à ce qui précède, même si, il faut le remarquer, la censure adressée à la dernière catégorie de traducteurs est plutôt injustifiée, car leurs efforts ne relèvent en rien d’une « malhonnêteté étudiée », qui ne procède que d’une vision erronée de leurs devoirs et, de ce fait, ne trahit qu’une erreur de tête, non de cœur. [p. xii] Il y a plus de douze ans, lorsque Babu Pratapa Chandra Roy, accompagné de Babu Durga Charan Banerjee, se rendit dans ma retraite à Seebpore pour m’engager à traduire le Mahabharata en anglais, je fus stupéfait par l’ampleur du projet. Ma première question fut : d’où viendrait l’argent, en supposant que j’étais compétent pour cette tâche. Pratapa me dévoila alors les détails de son plan, les espoirs qu’il pouvait légitimement nourrir d’une aide extérieure. Il était plein d’enthousiasme. Il me montra la lettre du Dr Rost qui, disait-il, lui avait suggéré cette entreprise. Je connaissais Babu Durga Charan depuis de nombreuses années et j’avais la plus haute opinion de son érudition et de son sens pratique. Lorsqu’il prit chaleureusement parti pour Pratapa, qui m’avait convaincu de la faisabilité du projet, je l’écoutai patiemment. Ils étaient tous deux disposés à finaliser tous les arrangements avec moi le jour même. Je ne fus pas d’accord. Je pris une semaine de réflexion. Je consultai quelques amis littéraires, au premier rang desquels se trouvait le regretté Dr Sambhu C. Mookherjee. Ce dernier, apprit-on, avait été reçu par Pratapa. Le Dr Mookherjee me parla de Pratapa comme d’un homme à l’énergie et à la persévérance indomptables. Suite à cet entretien, j’écrivis à Pratapa pour lui demander de me revoir. Lors de ce deuxième entretien, des devis furent établis et tout fut réglé concernant ma part du travail. Mon ami m’a laissé un exemplaire de traduction qu’il avait reçu du professeur Max Müller. Je l’ai étudié attentivement, le comparant phrase par phrase à l’original. Son caractère littéral ne faisait aucun doute, mais il manquait de fluidité et, par conséquent, ne pouvait être lu avec plaisir par le grand public. La traduction avait été réalisée trente ans auparavant par un jeune ami allemand du grand pandit. J’ai dû retoucher chaque phrase, sans compromettre la fidélité à l’original. Ma première « copie » a été mise en page et une douzaine de feuilles ont été tirées. Celles-ci ont été soumises à l’appréciation d’un certain nombre d’éminents écrivains, européens et autochtones. Tous, j’ai été heureux de constater, ont approuvé l’exemplaire, et la tâche de traduire le Mahabharata en anglais a alors commencé sérieusement.
Cependant, avant la publication du premier fascicule, la question de savoir si la paternité de la traduction devait être publique s’est posée. Babu Pratapa Chandra Roy était contre l’anonymat. J’y étais favorable. Les raisons que j’ai invoquées reposaient principalement sur l’impossibilité pour une seule personne de traduire l’intégralité de cette œuvre gigantesque. Malgré ma détermination à m’acquitter pleinement de la tâche que j’avais entreprise, je risquais de ne pas vivre assez longtemps pour la mener à bien. Il faudrait de nombreuses années avant d’en arriver là. D’autres circonstances que la mort pourraient survenir et mettre fin à mon lien avec l’œuvre. Il ne pouvait être souhaitable de publier des fascicules successifs avec les noms de plusieurs traducteurs figurant sur les pages de titre. Ces considérations, entre autres, ont convaincu mon ami que, finalement, mon point de vue était le bon. Il a donc été décidé de ne pas divulguer le nom du traducteur. Cependant, à titre de compromis entre les deux points de vue, il fut décidé de publier le premier fascicule avec deux préfaces, l’une sur la signature de l’éditeur et l’autre intitulée « Préface du traducteur ». Cela, pensait-on, protégerait efficacement contre toute confusion. Aucun lecteur attentif ne confondrait alors l’éditeur avec l’auteur.
Bien que ce plan ait été adopté, avant même qu’un quart de la tâche ne soit accompli, une revue indienne influente s’en prit au pauvre Pratapa Chandra Roy et l’accusa ouvertement d’avoir participé à une grande imposture littéraire, à savoir se faire passer pour le traducteur de l’œuvre de Vyasa alors qu’il n’en était en réalité que l’éditeur. Cette accusation surprit mon ami, d’autant plus qu’il n’avait jamais caché la paternité de l’ouvrage dans sa correspondance avec des érudits orientaux du monde entier. Il écrivit aussitôt à la revue en question, expliquant les raisons de son anonymat et soulignant les deux préfaces avec lesquelles le premier fascicule avait été publié. Le rédacteur en chef reconnut aussitôt son erreur et présenta des excuses satisfaisantes.
Maintenant que la traduction est terminée, il n’y a plus aucune raison de taire le nom du traducteur. L’intégralité de la traduction est pratiquement l’œuvre d’une seule main. Pour certaines parties de l’Adi et du Sabha Parva, j’ai été assisté par Babu Charu Charan Mookerjee. Environ quatre versions du Sabha Parva ont été réalisées par le professeur Krishna Kamal Bhattacharya, et environ la moitié d’un fascicule, pendant ma maladie, a été réalisée par une autre main. Je tiens toutefois à préciser qu’avant de transmettre à l’imprimeur l’exemplaire reçu de ces messieurs, j’ai soigneusement comparé chaque phrase à l’original, en y apportant les modifications nécessaires pour assurer l’uniformité du style avec le reste de l’ouvrage.
Je dois souligner ici que, pour traduire le Mahabharata en anglais, je n’ai guère puisé mon aide dans les trois versions bengali, censées avoir été exécutées avec soin. Chacune d’elles est truffée d’inexactitudes et de bévues de toutes sortes. Le Santi, en particulier, de loin le plus difficile des dix-huit Parvas, a été ravagé par les pandits qui l’ont attaqué. Des centaines de bévues ridicules peuvent être relevées dans les sections Rajadharma et Mokshadharma. J’en ai signalé certaines en notes de bas de page.
Je ne peux prétendre à l’infaillibilité. Certains versets du Mahabharata sont extrêmement difficiles à interpréter. J’ai été grandement aidé par le grand commentateur Nilakantha. Je sais que son autorité est incontestable. Mais si l’on se souvient que les interprétations données par Nilakantha lui ont été transmises par des précepteurs d’autrefois, il faut y réfléchir à deux fois avant de rejeter Nilakantha comme guide.
Concernant les lectures que j’ai adoptées, je précise que, pour la première moitié de l’ouvrage, je me suis généralement conformé aux textes du Bengale ; pour la seconde, à l’édition imprimée de Bombay. Il arrive que certaines sections, comme dans les éditions du Bengale, diffèrent sensiblement, quant à l’ordre des versets, de celles de l’édition de Bombay. Dans ces cas, je me suis conformé aux textes du Bengale, convaincu que l’enchaînement des idées est mieux préservé dans les éditions du Bengale que dans celle de Bombay.
Je tiens à exprimer mes remerciements particuliers au Pandit Ram Nath Tarkaratna, auteur de « Vasudeva Vijayam » et d’autres poèmes, au Pandit Shyama Charan Kaviratna, éminent rédacteur de Kavyaprakasha, commenté par le professeur Mahesh Chandra Nayaratna, et à Babu Aghore Nath Banerjee, directeur du Bharata Karyalaya. Tous ces érudits m’ont conseillé sur tous les points difficiles. La solide érudition du Pandit Ram Nath est connue de ceux qui l’ont côtoyé. Je ne lui ai jamais soumis une difficulté qu’il n’ait pu résoudre. Malheureusement, il n’était pas toujours disponible pour me consulter. Durant mon séjour à Seebpore, le Pandit Shyama Charan Kaviratna m’a aidé à relire les sections Mokshadharma du Santi Parva. D’une simplicité extrême, Kaviratna est véritablement le type même du brahmane érudit de l’Inde ancienne. Babu Aghore Nath Banerjee m’a également apporté, de temps à autre, une aide précieuse pour surmonter mes difficultés.
Aussi gigantesque que soit ce travail, il m’aurait été extrêmement difficile de le poursuivre sans les encouragements de Sir Stuart Bayley, Sir Auckland Colvin, Sir Alfred Croft et, parmi les orientaux, du regretté Dr Reinhold Rost et de Mgr A. Barth de Paris. Tous ces éminents hommes savaient depuis le début que la traduction était de ma plume. Malgré l’enthousiasme dont mon pauvre ami Pratapa Chandra Roy s’efforçait toujours de me remplir, je suis sûr que mes énergies auraient faibli et ma patience épuisée sans les encouragements que je recevais toujours de ces mécènes et amis de l’entreprise.
Enfin, je voudrais citer mon ami et chef littéraire, le Dr Sambhu C. Mookherjee. L’intérêt bienveillant qu’il a porté à mes travaux, les exhortations répétées qu’il m’adressait pour m’inculquer la patience, le soin avec lequel il lisait chaque fascicule au fur et à mesure de sa parution, soulignant tous les passages éclairant des sujets d’intérêt antiquaire, et les compliments qu’il prononçait lorsqu’une expression particulièrement heureuse se présentait à son regard, tout cela m’a plus que tout encouragé à poursuivre une tâche qui me semblait parfois interminable.
Kisari Mohan Ganguli
Calcutta