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Dans le progrès humain, unité et complexité sont les deux corrélatifs qui forment ensemble le grand paradoxe. La vie est multiple, mais elle est aussi une. Il est donc rarement possible, et encore moins recommandable, de diviser une civilisation en départements et de tenter de retracer leurs développements séparés ; la vie ne peut nulle part être coupée en deux avec une hache. Et cela est particulièrement vrai de la civilisation de l’Islam. Son unité intellectuelle, pour le bien et pour le mal, est sa qualité principale. Elle a peut-être résolu le problème de la foi et de la science, comme le pensent certains ; elle a peut-être écrasé toute pensée qui n’est pas de la foi, comme le pensent beaucoup d’autres. Quoi qu’il en soit, sa vie et sa pensée sont une unité.
Il en est de même pour les institutions. On pourrait suivre l’évolution des États européens depuis l’Empire romain mourant, et même voir le patrimoine de l’Église croître et disparaître à nouveau, sans pour autant tenir compte de la théologie catholique. On pourrait peut-être traiter de manière adéquate de la croissance de ce système théologique sans jamais toucher au droit romain ni au droit civil, et même sans tenir compte du droit canon lui-même. En Europe, l’État peut gouverner l’Église, ou l’Église peut gouverner l’État ; ou bien ils [4] peuvent vivre côte à côte dans une amitié quelque peu douteuse, en ne tenant apparemment aucun compte l’un de l’autre. Mais dans les pays musulmans, l’Église et l’État sont indissolublement unis, et tant que l’essence même de l’islam ne disparaîtra pas, cette unité ne pourra pas être relâchée. La loi du pays est aussi, en théorie, la loi de l’Église. Au moins dans les premiers temps, le droit canon et le droit civil ne faisaient qu’un. Ainsi, nous ne pourrons jamais dire en islam : « tel est un grand juriste ; tel est un grand théologien ; tel est un grand homme d’État ». Un homme peut être les trois, il doit presque être les trois, s’il veut être quelqu’un. L’homme d’État ne pratiquera peut-être pas la théologie ou le droit, mais sa formation sera en grande partie celle d’un théologien et d’un légiste. Le théologien-légiste ne sera peut-être pas un homme d’action, mais il sera une cour d’appel ultime sur la théorie de l’État. Il statuera sur les traités, tranchera les successions contestées, attribuera à chacun le rang et le titre qui lui sont dus. Il dira lui-même au Commandeur des Croyants ce qu’il peut faire et ce qui, selon la loi, est hors de sa portée.
C’est donc sous la pression de la nécessité que l’esquisse suivante du développement de la pensée musulmane a été divisée en trois parties. Il ne semblait pas possible de traiter l’ensemble d’un coup. Il en résulterait, selon toute apparence, des confusions intolérables et des complications inintelligibles. Comme aspect le plus concret et le plus simple, on aborde d’abord le développement de l’État. Ensuite, en raison de la brièveté du parcours, vient le développement des idées et des écoles juridiques. Troisièmement vient le fil long et trois fois compliqué de la pensée théologique. Il appartient à l’étudiant de garder fermement à l’esprit que cette division est purement mécanique [5] et n’a pour but que de commodité ; qu’elle ne correspond à rien ou à peu près à la nature réelle du cas. Cela lui deviendra sans doute clair à mesure qu’il avancera. Il rencontrera les mêmes noms dans les trois divisions ; il rencontrera les mêmes détails techniques et le même système scolastique. Un traité de droit canon est certainement différent d’un traité de théologie, mais ils se touchent mutuellement sur d’innombrables points ; leurs auteurs peuvent facilement être les mêmes ; Chacune de ces trois parties sera en grande partie inintelligible sans l’autre. Il devra alors s’efforcer de les fusionner à nouveau. Ses principaux outils, avec une lecture parallèle diligente, seront le tableau chronologique et l’index. Dans le tableau, il observera la succession des hommes et des événements groupés dans les trois parties; à partir de l’index, il retracera les activités de chaque homme dans ces différentes sphères. L’index, lui aussi, lui fournira les termes techniques et il observera leur récurrence dans la théorie historique, juridique et théologique. De plus, il lui servira de vocabulaire lorsqu’il viendra à lire des textes techniques.
Mais, encore une fois, un autre avertissement est nécessaire. L’esquisse donnée ici est incomplète, non seulement dans les détails mais dans le domaine qu’elle couvre. Des phases importantes du droit musulman, de la théologie et de la théorie de l’État sont nécessairement entièrement passées sous silence. Ainsi, le babisme n’est pas du tout abordé et la théologie et le droit chiites à peine. Les systèmes ibadites sont à peine mentionnés et le mysticisme turc et persan est également négligé. [6] Pour des organisations aussi importantes, les Fraternités Darwich sont très mal traitées, et l’entreprise missionnaire musulmane pourrait bien être traitée en détail. L’étudiant cherchera des conseils sur ces points et d’autres dans la bibliographie. Elle aussi ne prétend pas être complète et ne se compose que de titres choisis. Mais elle servira au moins d’introduction et de fil conducteur à un domaine extrêmement vaste. Et il peut être bon de dire ici, en quelques mots, qu’aucun travail ne peut être fait dans ce domaine sans une connaissance de lecture du français et de l’allemand, et aucun travail satisfaisant sans une certaine connaissance de l’arabe.
Et, encore une fois, ce tableau est incomplet parce que le développement de l’islam n’est pas encore terminé. Si, comme certains le disent, la foi de Mahomet est un cul-de-sac, il est certainement très long ; de nombreuses portes et de nombreux peuples y errent encore. C’est aussi une foi qui nous met à distance des grandes controverses de notre époque. Nous y voyons, comme dans un miroir quelque peu déformé, l’histoire de notre propre passé. Mais nous n’en voyons pas encore la fin, de même que la fin du christianisme n’est pas encore en vue. Il appartient donc à l’étudiant de se rappeler que l’islam est une réalité présente et la foi musulmane un organisme vivant, dont la connaissance des lois peut être une question de vie ou de mort pour nous qui sommes dans un autre camp. Car il ne fait aucun doute que les trois civilisations antagonistes et militantes du monde sont celles de la chrétienté, de l’islam et de la Chine. Lorsque ces trois civilisations seront unifiées ou parviendront à une compréhension mutuelle, alors, et alors seulement, la cause de la civilisation sera assurée. Aider un peu à la compréhension de l’Islam parmi nous est l’objectif de ce livre.