La connaissance de soi est la clé de la connaissance de Dieu, selon le dicton : « Quiconque se connaît connaît Dieu »[1]. Et comme il est écrit dans le Coran : « Nous leur montrerons Nos signes dans le monde et en eux-mêmes, afin que la vérité leur soit manifeste ». Or, rien n’est plus proche de toi que toi-même, et si tu ne te connais pas toi-même, comment peux-tu connaître autre chose ? Si tu dis « je me connais », en faisant allusion à ton apparence, ton corps, ton visage, tes membres, etc., une telle connaissance ne peut jamais être la clé de la connaissance de Dieu. Et si ta connaissance de ce qui est intérieur s’étend seulement jusqu’à ce que tu manges quand tu as faim, et que tu attaques quelqu’un quand tu es en colère, progresseras-tu davantage dans cette voie, car les bêtes sont tes partenaires dans ce domaine ? Mais la véritable connaissance de soi consiste à savoir les choses suivantes : Qu’es-tu en toi-même, [p. 20] et d’où viens-tu ? Où vas-tu, et dans quel but es-tu venu t’attarder ici un moment, et en quoi consiste ton bonheur et ta misère véritables ? Certains de tes attributs sont ceux des animaux, d’autres des démons et d’autres des anges, et tu dois découvrir lesquels de ces attributs sont accidentels et lesquels essentiels. Tant que tu ne le sauras pas, tu ne pourras pas découvrir où réside ton bonheur véritable. L’occupation des animaux est de manger, de dormir et de se battre ; par conséquent, si tu es un animal, occupe-toi de ces choses. Les démons sont occupés à fomenter le mal, à ruser et à tromper ; si tu leur appartiens, fais leur travail. Les anges contemplent la beauté de Dieu et sont entièrement dépourvus de qualités animales ; si tu es de nature angélique, efforce-toi alors de retrouver ton origine, afin de connaître et de contempler le Très-Haut, et d’être délivré de l’esclavage de la luxure et de la colère. Tu dois aussi découvrir pourquoi tu as été créé avec ces deux instincts animaux : soit qu’ils te soumettent et te rendent captif, soit que tu les soumettes et que, dans ton ascension, tu fasses de l’un ton coursier et de l’autre ton arme.
[p. 21]
Le premier pas vers la connaissance de soi est de savoir que l’on est composé d’une forme extérieure, appelée le corps, et d’une entité intérieure appelée le cœur ou l’âme. Par « cœur », je n’entends pas le morceau de chair situé à gauche de notre corps, mais celui qui utilise toutes les autres facultés comme instruments et serviteurs. En vérité, il n’appartient pas au monde visible, mais à l’invisible, et est venu dans ce monde comme un voyageur qui visite un pays étranger pour le plaisir de faire du commerce, et qui retournera bientôt dans sa terre natale. C’est la connaissance de cette entité et de ses attributs qui est la clé de la connaissance de Dieu.
L’homme peut avoir une idée de la réalité du cœur ou de l’esprit en fermant les yeux et en oubliant tout ce qui l’entoure, sauf son individualité. Il aura ainsi un aperçu de la nature infinie de cette individualité. Cependant, une enquête trop approfondie sur l’essence de l’esprit est interdite par la Loi. Dans le Coran, il est écrit : « Ils t’interrogeront au sujet de l’esprit. Dis : « L’Esprit vient par ordre de mon Seigneur. » On sait donc qu’il s’agit d’une essence indivisible appartenant au monde des décrets, et qu’il n’est [p. 22] pas éternel, mais créé. Une connaissance philosophique exacte de l’esprit n’est pas un préalable nécessaire à la marche sur le chemin de la religion, mais vient plutôt comme le résultat de l’autodiscipline et de la persévérance dans ce chemin, comme il est dit dans le Coran : « Ceux qui luttent dans Notre chemin, en vérité, Nous les guiderons vers les bons chemins. »
Pour mener à bien cette guerre spirituelle qui permet d’acquérir la connaissance de soi-même et de Dieu, le corps peut être considéré comme un royaume, l’âme comme son roi, et les différents sens et facultés comme une armée. La raison peut être appelée le vizir ou le premier ministre, la passion le collecteur d’impôts et la colère le gendarme. Sous couvert de collecte d’impôts, la passion est toujours portée au pillage pour son propre compte, tandis que le ressentiment est toujours enclin à la dureté et à l’extrême sévérité. Tous deux, le collecteur d’impôts et le gendarme, doivent être soumis au roi, mais non tués ou expulsés, car ils ont leurs propres fonctions à remplir. Mais si la passion et le ressentiment dominent la raison, la ruine de l’âme s’ensuit infailliblement. [p. 23] Une âme qui laisse ses facultés inférieures dominer les facultés supérieures est comme quelqu’un qui livre un ange au pouvoir d’un chien ou un musulman à la tyrannie d’un infidèle. La culture des qualités démoniaques, animales ou angéliques produit des caractères correspondants qui, au Jour du Jugement, se manifesteront sous des formes visibles, les sensuels apparaissant comme des porcs, les féroces comme des chiens et des loups, et les purs comme des anges. Le but de la discipline morale est de purifier le cœur de la rouille de la passion et du ressentiment, jusqu’à ce que, comme un miroir clair, il reflète la lumière de Dieu.
On pourrait objecter ici : « Mais si l’homme a été créé avec des qualités animales et démoniaques en même temps que des qualités angéliques, comment pouvons-nous savoir que ces dernières constituent sa véritable essence, tandis que les premières ne sont que des accidents et des passages ? » Je réponds que l’essence de chaque créature doit être recherchée dans ce qu’elle a de plus élevé et de particulier. Ainsi, le cheval et l’âne sont tous deux des animaux de charge, mais la supériorité du cheval sur l’âne [p. 24] consiste en son aptitude à l’usage du combat. S’il échoue dans cette tâche, il tombe au rang d’animal de charge. De même pour l’homme : la faculté la plus élevée en lui est la raison, qui le rend apte à la contemplation de Dieu. Si elle prédomine en lui, lorsqu’il meurt, il laisse derrière lui toute tendance à la passion et au ressentiment, et devient capable de s’associer aux anges. En ce qui concerne ses qualités purement animales, l’homme est inférieur à beaucoup d’animaux, mais la raison le rend supérieur à eux, comme il est écrit dans le Coran : « À l’homme Nous avons soumis toutes les choses de la terre. » Mais si ses tendances inférieures ont triomphé, après la mort, il regardera toujours vers la terre et aspirera aux délices terrestres.
L’âme rationnelle de l’homme est riche en merveilles de savoir et de puissance. Grâce à elle, il maîtrise les arts et les sciences, peut passer en un éclair de la terre au ciel et vice-versa, peut cartographier les cieux et mesurer les distances entre les étoiles. Par elle aussi, il peut dessiner les poissons de la mer et les oiseaux du ciel, et peut soumettre à ses services des animaux comme l’éléphant, le chameau et le cheval. Ses cinq sens sont comme cinq portes [p. 26] qui s’ouvrent sur le monde extérieur ; mais, plus merveilleux encore, son cœur a une fenêtre qui s’ouvre sur le monde invisible des esprits. Dans l’état de sommeil, lorsque les voies des sens sont fermées, cette fenêtre s’ouvre et l’homme reçoit des impressions du monde invisible et parfois des préfigurations de l’avenir. Son cœur est alors comme un miroir qui reflète ce qui est représenté dans la Table du Destin. Mais, même pendant le sommeil, les pensées des choses du monde ternissent ce miroir, de sorte que les impressions qu’il reçoit ne sont pas claires. Après la mort, cependant, de telles pensées disparaissent et les choses sont vues dans leur réalité nue, et la parole du Coran s’accomplit : « Nous avons arraché le voile de dessus toi et ta vue est aujourd’hui perçante. »
Cette ouverture du cœur vers l’invisible se produit aussi dans des conditions proches de celles de l’inspiration prophétique, lorsque des intuitions surgissent dans l’esprit sans être transmises par aucun canal sensoriel. Plus un homme se purifie des convoitises charnelles et concentre son esprit sur Dieu, plus il sera conscient de telles intuitions. Ceux qui n’en sont pas conscients n’ont pas le droit de nier leur réalité.
[p. 26]
De telles intuitions ne sont pas réservées aux seuls prophètes. De même que le fer, par un polissage suffisant, peut être transformé en miroir, de même tout esprit, par une discipline appropriée, peut être rendu réceptif à de telles impressions. C’est à cette vérité que le Prophète a fait allusion lorsqu’il a dit : « Chaque enfant naît avec une prédisposition pour l’Islam ; alors ses parents en font un Juif, un Chrétien ou un adorateur des étoiles. » Chaque être humain a entendu au plus profond de sa conscience la question « Ne suis-je pas votre Seigneur ? » et a répondu « Oui ». Mais certains cœurs sont comme des miroirs si souillés de rouille et de saleté qu’ils ne donnent pas de reflets clairs, alors que ceux des prophètes et des saints, bien qu’ils soient des hommes « de passions semblables aux nôtres », sont extrêmement sensibles à toutes les impressions divines.
Ce n’est pas seulement en raison de la connaissance acquise et de l’intuition que l’âme de l’homme occupe le premier rang parmi les créatures, mais aussi en raison de sa puissance. De même que les anges président aux éléments, de même l’âme gouverne les membres du corps. Les âmes qui atteignent un degré [p. 27] spécial de puissance gouvernent non seulement leur propre corps, mais aussi celui des autres. Si elles veulent qu’un malade guérisse, il guérit, ou qu’une personne en bonne santé tombe malade, elle tombe malade, ou si elles veulent la présence d’une personne, elle vient à elles. Selon que les effets produits par ces âmes puissantes sont bons ou mauvais, on les appelle miracles ou sorcellerie. Ces âmes diffèrent du commun des mortels de trois manières : (1) ce que les autres ne voient qu’en rêve, ils le voient à l’état de veille. (2) Alors que la volonté des autres n’agit que sur leur propre corps, ceux-ci, par la force de leur volonté, peuvent déplacer des corps étrangers à eux-mêmes. (3) Les connaissances que les autres acquièrent par un apprentissage laborieux leur parviennent par intuition.
Ces trois caractéristiques ne sont pas les seules qui les différencient des gens ordinaires, mais les seules qui nous viennent à l’esprit. De même que personne ne connaît la véritable nature de Dieu, si ce n’est Dieu lui-même, de même personne ne connaît la véritable nature d’un prophète, si ce n’est un prophète. Il n’y a rien d’étonnant à cela, car dans les choses de tous les jours, nous voyons qu’il est impossible d’expliquer le charme de la poésie à quelqu’un [p. 28] dont l’oreille est insensible à la cadence et au rythme, ou la splendeur des couleurs à quelqu’un qui est aveugle comme un caillou. Outre la simple incapacité, il existe d’autres obstacles à l’acquisition de la vérité spirituelle. L’un d’eux est la connaissance acquise extérieurement. Pour utiliser une image, le cœur peut être représenté comme un puits et les cinq sens comme cinq ruisseaux qui lui apportent continuellement de l’eau. Pour découvrir le véritable contenu du cœur, il faut au moins arrêter ces ruisseaux pendant un certain temps, et nettoyer le puits des déchets qu’ils ont apportés avec eux. En d’autres termes, si nous voulons parvenir à la pure vérité spirituelle, nous devons mettre de côté, pour le moment, les connaissances acquises par des processus extérieurs et qui trop souvent se durcissent en préjugés dogmatiques.
L’erreur inverse est commise par des gens superficiels qui, reprenant certaines phrases qu’ils ont empruntées aux maîtres soufis, se mettent à dénigrer toute connaissance. C’est comme si quelqu’un qui n’est pas un expert en alchimie disait : « L’alchimie est meilleure que l’or », et refusait l’or quand on le lui propose. L’alchimie est meilleure que l’or, mais les vrais alchimistes sont très rares, et les vrais soufis aussi. Celui qui a quelques notions de soufisme n’est [p. 29] pas supérieur à un homme instruit, pas plus que celui qui a fait quelques expériences en alchimie n’a de raison de mépriser un homme riche.
Quiconque s’intéresse à la question verra que le bonheur est nécessairement lié à la connaissance de Dieu. Chacune de nos facultés se complaît dans ce pour quoi elle a été créée : la convoitise se complaît dans l’accomplissement de ses désirs, la colère dans la vengeance, l’œil dans la contemplation des beaux objets, l’oreille dans l’écoute des sons harmonieux. La plus haute fonction de l’âme humaine est la perception de la vérité, et c’est en cela qu’elle trouve son plaisir particulier. Même dans des choses insignifiantes, comme l’apprentissage des échecs, cela est vrai, et plus le sujet de la connaissance acquise est élevé, plus le plaisir est grand. Un homme serait heureux d’être admis dans la confiance d’un premier ministre, mais combien plus si le roi le traitait d’intime et lui dévoilait des secrets d’État !
Un astronome qui, par sa connaissance, peut cartographier les étoiles et décrire leur course, tire plus de plaisir de sa connaissance que le joueur d’échecs de la sienne. Puisque rien n’est plus élevé que Dieu, quelle doit être la joie [p. 30] qui naît de la vraie connaissance de Lui !
Celui chez qui le désir de cette connaissance a disparu est comme celui qui a perdu l’appétit pour la nourriture saine, ou qui préfère se nourrir d’argile plutôt que de manger du pain.Tous les appétits corporels périssent à la mort avec les organes qu’ils utilisent, mais l’âme ne meurt pas et conserve la connaissance de Dieu qu’elle possède, bien au contraire.
Une part importante de notre connaissance de Dieu provient de l’étude et de la contemplation de notre propre corps, qui nous révèle la puissance, la sagesse et l’amour du Créateur. Sa puissance, c’est qu’à partir d’une simple goutte, Il a construit la merveilleuse structure de l’homme; Sa sagesse se révèle dans ses complexités et l’adaptabilité mutuelle de ses parties; et Son amour se manifeste non seulement par le fait qu’Il fournit les organes absolument nécessaires à l’existence, comme le foie, le cœur et le cerveau, mais aussi ceux qui ne sont pas absolument nécessaires, comme la main, le pied, la langue et l’œil. A ceux-ci, Il a ajouté, comme ornements, la noirceur des cheveux, la rougeur des lèvres et la courbe des sourcils.
[p. 31]
L’homme a été qualifié à juste titre de « microcosme » ou de petit monde en lui-même, et la structure de son corps devrait être étudiée non seulement par ceux qui souhaitent devenir médecins, mais par ceux qui souhaitent atteindre une connaissance plus intime de Dieu, tout comme l’étude approfondie des subtilités et des nuances de langage dans un grand poème nous révèle de plus en plus le génie de son auteur.
Mais, en somme, la connaissance de l’âme joue un rôle plus important pour la connaissance de Dieu que la connaissance de notre corps et de ses fonctions. Le corps est comparable à un coursier et l’âme à son cavalier : le corps a été créé pour l’âme, l’âme pour le corps. Si l’homme ne connaît pas son âme, qui est ce qui lui est le plus proche, à quoi bon prétendre connaître les autres ? C’est comme si un mendiant qui n’a pas de quoi manger prétendait pouvoir nourrir une ville.
Dans ce chapitre, nous avons essayé d’expliquer, dans une certaine mesure, la grandeur de l’âme humaine. Celui qui la néglige et laisse ses capacités se rouiller ou dégénérer doit nécessairement être le perdant dans ce monde et dans l’autre. La véritable grandeur [p. 32] de l’homme réside dans sa capacité de progrès éternel ; autrement, dans cette sphère temporelle, il est le plus faible de tous, étant sujet à la faim, à la soif, à la chaleur, au froid et au chagrin. Les choses qui lui plaisent le plus sont souvent celles qui lui sont les plus nuisibles, et les choses qui lui sont bénéfiques ne peuvent être obtenues sans peine et sans peine. Quant à son intellect, un léger désordre de la matière de son cerveau suffit à le détruire ou à le rendre fou ; quant à sa puissance, la piqûre d’une guêpe suffit à le priver de son repos et de son sommeil ; quant à son caractère, il est bouleversé par la perte d’un sou ; quant à sa beauté, il n’est guère plus qu’une matière nauséabonde recouverte d’une peau claire. Sans lavage fréquent, il devient tout à fait répugnant et honteux.
En vérité, l’homme est en ce monde extrêmement faible et méprisable ; ce n’est que dans l’autre qu’il aura de la valeur, si, grâce à l’« alchimie du bonheur », il passe du rang des bêtes à celui des anges. Sinon, sa condition sera pire que celle des brutes, qui périssent et tombent en poussière. Il lui faut, en même temps qu’il a conscience de sa supériorité comme sommet des choses créées, apprendre à connaître aussi son impuissance, car c’est là aussi une des clés de la connaissance de Dieu.
[p. 33]