[p. 4]
[p. 5]
Maintenant le livre est fini, pour autant que je le finirai. Il ne reste, mon ami, qu’une page à écrire. Et, plus que probablement, c’est la page de tout le livre que je ne souhaiterai jamais effacer. Une sagesse croissante ou, du moins, une expérience me fera froncer les sourcils, je vous le promets, un jour ou l’autre sur une grande partie des pages de ce volume. Mais quand je regarde votre nom, j’entends une troupe de souvenirs, et dans leur chant se trouve mon bonheur.
Quand vous recevrez ce livre, en supposant que la censure russe ne vous en protège pas, j’ai une idée de ce que vous ferez. Il ne faut évidemment pas couper le cordon, et vous vous efforcerez sérieusement de le démêler. Une main vous aidera à tenir vos lunettes, tantôt près du nez, tantôt plus loin ; l’autre main picorera le cordon. Au bout d’une vingtaine de minutes, l’admirable Miss Fox entrera – oh ! le thé qu’elle nous préparait quand nous gelions dans les montagnes de Bulgarie, quand notre millionnaire de Chicago était énervé et que Milioukov, le professeur aventureux, se tenant maintenant non [p. 6] loin du gouvernail de la Russie, nous précédait toujours et disait, d’un geste princier, que si nous souffrions de la poussière, il serait bon que ce soit lui qui affronte la fureur des lions locaux. Mais ne nous perdons pas sur la piste : Miss Fox, cette femme de ressources, coupera le cordon. Et plus tard, pendant que tu lui dicteras des choses politiques et que ton autre secrétaire te dira de la musique, de la musique russe lugubre, alors, avec beaucoup de rides sur ton front, tu tiendras le livre à bout de bras.
« Le marais serbe », dit Miss Fox, répétant les dernières lignes de la dictée.
Votre visage est tenu de côté avec ce qu’on appelle, je crois, une expression interrogative.
« Le Maroc, dit-elle, vu des bords de la Seine, ressemble de plus en plus à la tourbière serbe. » Puis elle attend, discrète comme toujours, pendant que vous réfléchissez. Mademoiselle Renard, ses pensées sont sur l’Adriatique !
Il y avait onze ans, son bateau voguait sous un filet d’étoiles et il parlait à un compagnon de voyage. Ils avaient été unis au début par une souffrance commune, et comment les mortels trouveraient-ils un lien plus fort ? A bord de ce bateau se trouvait une Américaine âgée, la veuve du beau-frère d’un sénateur, dont la mission était, croyait-elle, de convertir ces deux-là. Ce qui l’attirait particulièrement chez eux n’était peut-être pas qu’ils surpassaient [p. 7] les autres passagers en éclat, mais qu’ils avaient le privilège de comprendre, plus ou moins, sa langue.
« Feci quod potui », dit le Dr Dillon, « faciant meliora potentes ».
Elle dit, et espérons avec vérité, que récemment un Chinois, autre objet de ses soins, l’avait appelée « Votre Honneur, le diable étranger ». Et cela la poussa à discuter des détails de notre dernier voyage – entre-temps nous en avons fait beaucoup d’autres d’une nature plus agréable – et elle nous assura que nous serions rejoints par des Chinois et tous ces Orientaux. Elle avait extrêmement peu d’espoir pour aucun d’entre eux, et le poète syrien Abu’l-Ala, que le Dr Dillon avait mis en prose anglaise – Abu’l-Ala, elle refusait résolument de le lire. Et la perspective de le voir en vers anglais n’évoquait pas non plus un signe de joie sur son visage. « Oh », s’écria-t-elle, « à quoi bon ? » Et je n’ai rien d’autre à dire que « Feci quod potui, faciant meliora potentes ».
H.B.
[p. 8]
Note – Vu que la vignette que le Dr Dillon a conçue pour son journal et dont il détient le droit d’auteur était si appropriée, il a eu la gentillesse de me permettre de la placer sur la couverture de ce livre. Elle représente le vent qui souffle sur un morceau de chardon, tandis qu’en dessous, en arabe, on peut lire que toutes choses passent.