[p. 11]
Que Dieu aide celui qui n’a pas d’ongles pour se gratter.
Proverbe arabe.
Nous avons tenté de rendre dans ce livre quelques-uns des poèmes d’Abu’l-Ala le Syrien, né 973 ans après Jésus Christ et quelque quarante-quatre ans avant Omar Khayyam. Mais la vie d’un tel homme – son triomphe sur les circonstances, la sagesse qu’il a acquise, son non-conformisme, son opposition à la religion révélée, la sincérité de sa religion, ses amis intéressants à Bagdad et à Ma’arri, la multitude de ses disciples, sa gentillesse et son pessimisme cynique et la vénération dont il jouissait, la gloire de ses méditations, la renommée de sa mémoire prodigieuse, la belle renommée de s’être plié aux efforts de la vie publique, non pas au titre de lauréat qu’on lui imposait, mais au poste de porte-parole à Alep pour les troubles de ses villageois natals – la vie d’un tel homme ne pourrait être racontée dans l’espace dont nous disposons ; elle fera, avec d’autres de ses poèmes, l’objet d’un volume séparé. Il semble opportun que nous consacrions [p. 12] cette introduction à un commentaire des poèmes traduits ici, que nous appelons d’ailleurs « diwan », car ils sont choisis parmi toutes ses œuvres. Un commentaire sur les écrits d’un poète moderne est censé être superflu, mais à l’époque d’Abu’l-Ala de Ma’arri, on vous tenait pour le plus grand compliment si, vous étiez vous-même poète, vous composiez un commentaire sur l’œuvre d’un autre poète. De même, vous étiez considéré comme une personne réfléchie si vous donniez au monde un commentaire sur vos propres productions ; et Abu’l-Ala n’a pas négligé d’écrire sur son Sikt al-Zand (« L’étincelle qui tombe ») et son Lozum ma la yalzam (« La nécessité de ce qui est inutile »), dont notre diwan a été principalement composé. Mais ses éclaircissements ont été perdus. Et nous – personne ne le contredira – avons perdu l’ancienne facilité. Par exemple, Hassan ibn Malik ibn Abi Obaidah était un jour au chevet du chambellan Mansour, et il lui montra un recueil de proverbes qu’Ibn Sirri avait composé pour le plaisir du calife. « C’est très beau, dit Mansour, mais il manque un commentaire. » Et Hassan revint huit jours plus tard avec un commentaire très bien écrit de trois cents distiques. Autre observation : nous ne pourrons pas présenter sur ces pages un [p. 13] récit cohérent, un sombre compagnon du poème, qui est au poème comme une ombre à l’oiseau. Un Arabe du moyen âge n’aurait aucun désir de voir cette théorie de la connexion mise en pratique, non, pas même avec un poème ; car les vers, pour gagner son admiration, seraient comme une compagnie d’étoiles bien plus que comme un oiseau en vol. Supposons qu’il produise un poème de cent vers, il ferait peut-être cinquante sauts à travers l’univers. Mais si nous désapprouvons une telle discursivité, il nous montre fièrement que les cent vers sont tous en rimes. Cet Arabe et nous-mêmes, nous différons si profondément. « Pourtant, dit-il, s’il n’existait pas de diversité de vision, les marchandises inférieures resteraient invendues. » Et lorsque nous traduisons son poème en anglais, nous ne nous soucions pas des cent vers ; nous paraphrasons : « Voyez les citadins, s’écria un des Bédouins, ils n’ont pour le désert qu’un seul mot, nous en avons une douzaine ! » — et nous rejetons, comme je l’ai fait, le mètre quantitatif, pensant qu’il est de loin préférable que le mètre chante à l’oreille anglaise, autant que possible avec l’effet que le poète veut donner ; et nous nous opposons, même sans succès, à sa discursivité en faisant des changements dans l’ordre du poème. Mais dans ce commentaire, nous serons obligés de sauter, comme les Arabes, d’un sujet à un autre. Commençons donc.
Quant à la prière (quatrain 1), le musulman est indifférent à la question de savoir s’il l’accomplit dans sa chambre ou dans la rue, considérant que tout lieu est également pur pour le service de Dieu. Et pourtant le Prophète pensait que le culte public devait être encouragé ; ce n’était pas une opinion vague, car il savait [p. 14] qu’il valait exactement vingt-cinq fois plus que la prière privée. On rapporte d’al-Mouzani que lorsqu’il manquait d’être présent à la mosquée, il répétait ses prières vingt-cinq fois. « Il était un plongeur d’idées subtiles », dit le biographe Ibn Khallikan. Et bien que notre poète, citant les Carmathes, désapprouve ici le culte commun, il remarque dans une de ses lettres qu’il serait allé à la mosquée le vendredi s’il n’avait pas été victime d’une plainte innommable… Les Arabes préislamiques avaient l’habitude de sacrifier des moutons (quatrain 1) et d’autres animaux à La Mecque et ailleurs, sur diverses pierres qui étaient considérées comme des idoles ou des autels des dieux. (*) [1] Parfois, ils tuaient un être humain, comme les quatre cents nonnes captives dont nous lisons qu’elles furent sacrifiées par al-Mundhir à la déesse Aphrodite. On offre encore aujourd’hui des moutons en Palestine : par exemple, si la première femme d’un homme est stérile et que la seconde femme a des enfants, alors la première fait vœu qu’en échange d’un fils elle donnera un agneau. Apparemment, lorsqu’il était jugé souhaitable d’être particulièrement solennel, un cheval était sacrifié, et nous entendons [p. 15] cela chez les Perses, les Indiens et les peuples plus occidentaux. Le blanc était considéré comme la couleur favorable, ainsi nous lisons dans Hérodote (i. 189) que les Perses sacrifiaient des chevaux blancs. En Suède, on pensait qu’un agneau noir devait être consacré au génie des eaux avant qu’il enseigne à quelqu’un à jouer de la harpe. Quant au sort ultérieur de la victime, Burton nous dit que les musulmans ne voient pas d’un bon œil qu’elle soit mangée. Contrairement à eux, les Bouriates sibériens sacrifient un mouton, le font bouillir et le hissent sur un échafaud pour les dieux, chantent une chanson et consomment ensuite la viande. Il en va de même pour les zélés adorateurs du diable de Travancore, dont le régime alimentaire se compose de chair putride de bœuf et de tigre, avec de l’arrak, du toddy et du riz, qu’ils ont préalablement offert à leurs divinités.
Les paroles d’Abu’l-Ala concernant le jour et la nuit (quatrain 2) peuvent être comparées à ce qu’il dit ailleurs :
Ces deux-là, jeunes pour toujours,
Vite vers l’Ouest—
Notre vie entre leurs griffes—
Et ne nous donne aucun repos.
« Les générations vont et les générations viennent, dit l’Ecclésiaste, tandis que la terre demeure éternellement. Le soleil se lève aussi, et le soleil se couche, et revient tout essoufflé au lieu où il s’est levé. »… L’aube matinale, le temps des yeux écarlates, était aussi le moment où la caravane était attaquée. Cependant, jusqu’à ce jour, le soleil levant est adoré par les Bédouins, malgré l’interdiction de Mahomet et malgré le dicton musulman selon lequel le soleil se lève entre les cornes du diable. Or, la divinité des [p. 16] étoiles (quatrain 4) avait été affirmée par Platon et Aristote ; on disait que dans les corps célestes habitait une intelligence dirigeante supérieure à celle de l’homme, et plus durable. (*) [2] Et dans l’Islam, dont la maison sainte, la Kaaba, avait traditionnellement été un temple de Saturne, nous remarquons que les rationalistes associent invariablement leur foi au culte de Vénus et d’autres corps célestes. Ash-Shahrastani nous dit, dans son Livre des sectes religieuses et philosophiques, que les Indiens considèrent Saturne comme le plus grand porte-bonheur, en raison de sa taille et de la taille de son corps. Mais telle n’était pas l’opinion d’Abu’l-Ala. « Aussi engourdi que Saturne », écrit-il dans une de ses lettres (†) [3], « et aussi muet qu’un crabe, chacun a été frappé par toi. » Ailleurs, il dit en vers :
Si la nuit est sombre, le vieux Saturne est un éclair
Des yeux qui menacent d’un visage de cendre.
Et le culte de Saturne, avec d’autres divinités, est ressenti environ cent ans plus tard par Clotilde, dit Grégoire de Tours, lorsqu’elle engage son mari Chlodovitch à faire baptiser leur fils. Lorsque le petit garçon meurt peu après le baptême, le mari ne manque pas d’en tirer une morale. Mais les malheurs, dans le langage d’un poète arabe, s’attachent au malheureux comme une cotte de mailles (quatrain 6) s’attache au guerrier. Cette image était favorite chez les Arabes, et quand Ibn Khallikan veut louer les vers d’un certain As Suli, il nous [p. 17] apprend qu’ils ont la réputation de délivrer du mal subit quiconque les récite fréquemment. Quand ce mal est complet, les anneaux fortement déchirés, il passe tandis qu’il croit que rien ne peut le dissiper… Nous avons mention dans ce quatrain d’un linceul, et celui-ci pouvait être de lin ou de damas. Le calife Solaiman aimait tant le damas que tout le monde, même le cuisinier, était obligé de le porter en sa présence, et il s’en vêtait dans la tombe. Pourtant, comme d’autres musulmans (quatrain 10), il croyait devoir subir le sort consigné dans un livre. L’expression que la destinée d’un homme est écrite sur son front a sans doute son origine, dit Goldziher, dans l’Inde. Nous avons fait remarquer les idées indiennes qu’Abu’l-Ala avait recueillies à Bagdad. C’est là qu’il eut l’occasion de voir des navires (quatrain 11). Il passa une partie de sa jeunesse au bord de la mer, à Tripoli. Mais dans la capitale il y avait de nombreux bateaux dont il ne résista pas à la fascination : les jonques chinoises péniblement remontées de Bassora et les délicates gondoles de vannerie recouvertes d’asphalte. (*) [4] Cependant, bien que dans cet endroit et dans d’autres, très fréquemment, en fait, Abu’l-Ala fasse mention de la mer, [p. 18] son affection pour elle était, on le pense, à des fins littéraires. Il écrit une lettre pour expliquer combien il est peiné d’entendre parler d’un ami qui se propose de se risquer sur la mer, et il rappelle un certain vers : « Il vaut certainement mieux boire parmi les tas de sable de l’eau sale mélangée à de l’eau pure que de s’aventurer sur la mer. » De Bagdad aussi, il rapporterait chez lui la vision zoroastrienne (quatrain 14) selon laquelle la nuit était primordiale et la lumière créée. En contraste avec ces importations étrangères, nous avons une référence (quatrain 15) au luth, qui était le plus bel instrument arabe. Ils disaient eux-mêmes qu’il avait été inventé par un homme qui prospérait en l’an 500 avant J.-C. et qui avait ajouté une huitième corde à la lyre. Certes, le luth arabe était populaire chez les Grecs : ἀράβιον ἄῤ ἐγὼ κεκίνηκα αὐλόν, dit Ménandre. Il fut introduit dans le reste de l’Europe par les croisés au début du XIIe siècle, époque à laquelle il apparaît pour la première fois dans des peintures, et sa forme a persisté jusqu’à il y a environ cent ans. (*) [5] Mais à propos des voyages (quatrain 18), dans la vingt-septième lettre d’Abu’l-Ala, « Je constate, dit-il, que vous trouvez [p. 19] à redire aux voyages. Pourquoi cela ? Un homme ne devrait-il pas se contenter de suivre le précédent donné par Moïse, qui, se tournant vers Madyan, dit : Peut-être le Seigneur me guidera-t-il ? » (Coran 28, 21). L’homme doit-il se contenter de ce qu’il entend du philosophe al-Kindi ? « Dans toute chose existante, si elle est parfaitement connue, nous possédons, dit-il, un miroir dans lequel nous pouvons contempler l’ensemble des choses » (quatrain 20). Le même philosophe a posé que « En vérité, il n’y a rien de constant dans ce monde d’aller et venir » (quatrain 24), dans lequel nous pouvons être privés à tout moment de ce que nous aimons. Seul le monde de la raison peut trouver la stabilité. Si donc nous désirons voir nos souhaits exaucés et ne voulons pas être dépouillés de ce qui nous est cher, nous devons nous tourner vers les bienfaits éternels de la raison, vers la crainte de Dieu, vers la science et vers les bonnes œuvres. Mais si nous poursuivons seulement les possessions matérielles en croyant que nous pouvons les conserver, nous poursuivons un objectif qui n’existe pas réellement. »… Et cette idée de la transitoire prévaut si généralement parmi les Arabes que le marchand de salades [p. 20] recommande ses produits éphémères aux gens pieux en disant : « Dieu est ce qui ne passe pas ! » De même, les Arabes se représentent l’âme humaine comme un oiseau, une chose transitoire. En Syrie, la colombe est souvent sculptée sur leurs anciennes pierres tombales. Et les Lombards, parmi leurs tombes, élevaient des poteaux en mémoire de parents morts à l’étranger ou tués au combat ; au sommet du poteau se trouvait une image en bois d’une colombe, dont la tête était pointée dans la direction où l’être aimé était enterré. Chez nous, comme chez Abu’l-Ala (quatrain 26), l’âme peut être métaphoriquement imaginée comme un oiseau, mais pour l’ancêtre des Européens, c’était une chose de sérieux et de sobriété, comme c’est le cas aujourd’hui pour de nombreux peuples. Ainsi l’âme d’Aristée fut vue sortir de sa bouche sous la forme d’un corbeau. (*) [6] Dans le sud des Célèbes, on pense que l’âme d’un marié est susceptible de s’envoler au moment du mariage, c’est pourquoi on répand du riz coloré sur lui pour l’inciter à rester. Et, en règle générale, lors des fêtes dans le sud des Célèbes, on répand du riz sur la tête de la personne en l’honneur de laquelle la fête est célébrée, dans le but de retenir son âme, qui à ces moments-là est particulièrement en danger d’être attirée par des démons envieux. (*) [7]… Cette métaphore a été utilisée par Abu’1-Ala dans la lettre qu’il a écrite à la mort de sa mère : « Je dis à mon âme : « Ce n’est pas ton nid, envole-toi. » Et ailleurs (quatrain 34) la mort est représentée comme un faucheur. Francis Thompson dit :
Le beau grain et le dormeur baigné de soleil
Le moissonneur moissonne, et le Temps est le moissonneur.
Il est intéressant de trouver la Mort appelée aussi semeuse, qui répand l’ivraie parmi les hommes : « Dô der Tôt sînen Sâmen under si gesœte. »
C’était une ancienne coutume des Arabes, lorsqu’ils prêtaient un serment d’une importance particulière, de plonger leurs mains dans un bol de parfum et de le distribuer à ceux qui prenaient part à la cérémonie. Parmi les parfums, le musc (quatrain 38) était celui qu’ils affectionnaient le plus. Apporté généralement du Turkestan, il était transformé en parfum avec certaines quantités de bois de santal et d’ambre. Et « les blessures de celui qui tombe au combat [p. 21] et des martyrs », a dit Mahomet, « resplendiront au Jour du Jugement de vermillon et sentiront comme le musc ». Cette même coutume fut reprise par Ibnol Faradhi, qui dans la Kaaba implora Dieu pour le martyre et, lorsque cette prière fut entendue, se repentit d’avoir demandé… Ce quatrain continue en faisant allusion à des choses qui peuvent s’améliorer en étant frappées. Il y a dans le troisième livre d’un ouvrage sur la cuisine (chose si rare, nous dit-on, qu’il n’existe aucun manuscrit en Angleterre ou dans aucun autre pays dont on puisse entendre parler) une observation de l’éditeur du XVIIIe siècle selon laquelle c’est une erreur vulgaire de supposer que les noyers, comme les femmes russes, sont d’autant plus résistants aux coups ; les longues perches et les pierres dont se servent les garçons et les autres pour faire tomber les fruits, car les arbres sont très hauts, sont utilisées plutôt par gentillesse envers eux-mêmes que par égard pour l’arbre qui les porte. Ce précieux traité, nous pouvons le mentionner, est attribué à Cœlius Apicius ; sa science, son érudition et sa discipline étaient extrêmement condamnées, et même abhorrées par Sénèque et les stoïciens… Le bois d’aloès ne dégage pas de parfum avant d’être brûlé :
Lo! des centaines qui aspirent
Les années 80 périssent, les années 90 fatiguent !
Ceux qui supportent, malgré les naufrages et les désastres,
Ont été assaisonnés par une grêle céleste de coups.
La fortune dans cette race mortelle
S’appuie sur des coups pour sa base ;
Ainsi le Très-Sage fait d’un fléau un bâton,
Et sépare son blé céleste de la paille. (*) [8]
[p. 22]
Une obéissance aussi absolue peut être récompensée (quatrain 40). On se souvient de ce que dit Fra Giovanni dans la prison de Viterbe (*) [9]: « Endurez, souffrez, acceptez, veuillez ce que Dieu veut, et votre volonté sera faite sur la terre comme au ciel. » Et peut-être l’aube pour vous, peut-être l’aube de votre chameau (quatrain 41) ; il était d’usage pour les Arabes sur le point de mourir de dire à leurs fils : « Enterrez mon coursier avec moi, afin que, lorsque je me lèverai du tombeau, je n’aie pas à marcher à pied. » Le chameau était attaché la tête vers les pattes de derrière, une couverture de selle était enroulée autour de son cou, et on le laissait près du tombeau jusqu’à sa mort. En attendant, si le maître est un vrai croyant, dit Mahomet, son âme a été séparée du corps par Azraël, l’ange de la mort. Ensuite, le corps est placé dans la tombe, debout, pour y être examiné par les deux anges noirs, Monkar et Nakyr (quatrain 42), au sujet de sa foi, de l’unité de Dieu et de la mission de Mahomet. Si les réponses sont correctes, le corps reste en paix et est rafraîchi par l’air du paradis ; si les réponses sont incorrectes, ces anges frappent le cadavre sur les tempes avec des masses de fer, jusqu’à ce qu’il pousse des rugissements d’angoisse si forts que tous, de l’est à l’ouest, l’entendent, [p. 23] sauf les hommes et les djinns. Abu’l-Ala n’avait guère confiance en ces deux anges ; il rappelle sainte Catherine de Sienne, une visionnaire au sens peu commun, qui, à l’âge de huit ans, s’enfuit un après-midi pour se faire ermite. Elle avait soin de se procurer du pain et de l’eau, de peur que les anges n’oublient de lui apporter de la nourriture, et à la tombée de la nuit, elle courut à nouveau chez elle de peur que ses parents ne soient inquiets. Avicenne a raconté que l’âme, comme un oiseau, échappe avec beaucoup de peine aux embûches de la terre (quatrain 43), jusqu’à ce que cet ange la délivre de la dernière de ses chaînes. On pense à la déesse Rân avec son filet. La mort est imaginée (quatrain 44) comme un oiseleur ou un pêcheur d’hommes, ainsi : « Dô kam der Tôt als ein diep, und stal dem reinen wîbe daz leben ûz it lîbe. » (*) [10]
En raison de son éclat, le tranchant d’une arme (quatrain 46) a été comparé dans la poésie arabe au verre éclairé par le soleil, à la torche d’un moine, aux étoiles et à la flamme d’une nuit noire. Un Arabe ne se livrerait pas non plus à des comparaisons pittoresques dans la poésie seule. Parlant d’une certaine lettre, Abu’l-Ala assure à celui qui l’a écrite qu’elle « provient de la résidence du grand docteur qui tient les rênes de la prose et des vers » (quatrain 50). Or, en ce qui concerne le verre, c’était une industrie très ancienne chez les Arabes. Au deuxième siècle de l’Hégire, elle était si avancée qu’ils pouvaient fabriquer du verre émaillé [p. 24] et réunir en un seul verre différentes couleurs. Un certain chimiste habile de l’époque était non seulement expert en ces procédés (quatrain 52), mais essaya même de fabriquer avec du verre des fausses perles, sur lesquelles il publia une brochure.
La mort, d’un messager silencieux qui remplissait ponctuellement son devoir, est devenue un ennemi avide et cupide (quatrain 56). Dans les Psaumes (xci. 3-6), elle apparaît comme un chasseur avec des pièges et des flèches. Également « der Tôt wil mit mir ringen. » (*) [11] Dans les temps anciens, la mort n’était pas un être qui tuait, mais simplement un être qui emmenait aux enfers, un messager. Ainsi l’âme du mendiant fut emportée par les anges et portée dans le sein d’Abraham. Une vision plus ancienne était la déesse de la mort, qui reçoit les morts dans sa maison et ne les récupère pas. On les laisse seuls pour commencer le long et sombre voyage, pourvus de diverses choses. (†) [12] « Chacun remonte à son tour le calvaire des siècles. Chacun retrouve les peines, chacun retrouve l’espoir désespéré et la folie des siècles. Chacun remet ses pas dans les pas de ceux qui furent, de ceux qui luttèrent avant lui contre la mort, nièrant la mort, — sont morts” (‡) [13](./quatrain 57). Il en est de même des hommes et des arbres (quatrain 59). Cette vision d’Abu’l-Ala est à rapprocher des « hommes comme des arbres qui marchent » de Milton, sorte de seconde vue, de spectacle d’aveugle. A propos des gens hautains, un proverbe arabe dit qu’« il n’est pas un peuplier qui ait atteint son Seigneur ». [p. 25] Mais d’un autre côté, « il y a des vertus qui creusent leur propre tombe » (*) [14] et à propos du polissage excessif des épées (quatrain 60) nous avons l’histoire du poète Abu Tammam, rapportée par Ibn Khallikan. Il nous raconte comment un poète récita un jour des vers en présence de quelques personnes, et comment l’un d’eux était un philosophe qui dit : « Cet homme ne vivra pas longtemps, car j’ai vu en lui une finesse d’esprit, une pénétration et une intelligence. De là je sais que l’esprit dévorera le corps, de même qu’une épée d’acier indien ronge son fourreau. » Pourtant, en arabe, où l’on utilisait si couramment l’épée qu’un prêtre en attachait une à sa ceinture avant de monter en chaire, il n’y avait pas d’opinion unanime sur le polissage – qui, soit dit en passant, se faisait avec du bois. Un poète se vantait que son épée était souvent ou rarement polie, selon qu’il voulait souligner la grande quantité de travail accompli ou l’excellence du polissage. Imru’al-Kais dit que son épée ne [p. 26] se souvient pas du jour où elle a été polie. Un autre poète dit que son épée est polie tous les jours et « avec une dent fraîche, elle mord la tête des gens » (†) [15]. Cette vigueur d’expression ne s’appliquait pas seulement à des sujets concrets. Il existe un poème, datant de peu de temps avant Mahomet, qui dit que les cares (quatrain 62) sont comme les chameaux, errant le jour dans les pâturages lointains et retournant la nuit au camp. Ils se rassemblaient comme des guerriers autour du drapeau. Il était de coutume que chaque famille ait un drapeau (quatrain 65), un tissu attaché à une lance, autour duquel il se rassemblait. Le grand étendard de Mahomet s’appelait l’Aigle, et, à propos, ses sept épées avaient des noms, tels que « possesseur de l’épine dorsale ».
Avec le quatrain 68 on peut rapprocher les vers d’un poète chrétien, cités par Tabari :
Et où est maintenant le seigneur de Hadr, celui qui l’a bâti et qui l’a posé
des impôts sur la terre du Tigre ?
Il établit une maison de marbre dont le revêtement était
en plâtre ; dans les galbes se trouvaient les nids d’oiseaux.
Il ne craignait aucun sort malheureux. Voyez, sa domination a dé-
séparés. La solitude est à son seuil.
« Considérez comment vous traitez les pauvres, dit Dshafer ben Mahomet, qui fit cinquante à soixante fois le pèlerinage de la Mecque à Bagdad ; ils sont les trésors de ce monde, les clefs de l’autre. » Prenez garde qu’il ne vous arrive comme au prince (quatrain 69) dans le palais duquel règne maintenant le vent. « Si un prince veut réussir, dit Machiavel, il est nécessaire qu’il ait un esprit capable de tourner et de varier selon les variations du vent. » Un mystique arabe dit : « Les soupirs d’un pauvre pour ce qu’il ne peut jamais atteindre ont plus de valeur que les prières [p. 27] d’un homme riche pendant mille ans. » Et à propos de ce quatrain, nous pouvons citer la traduction de Zohair par Blunt :
J’ai appris que celui qui ne donne rien, sourd à la mendicité de ses amis,
il sera délié aux coups de dents du monde; les pieds des insensés le fouleront aux pieds.
Quant à la puissance des faibles, nous avons quelques exemples dans l’histoire abbasside. Un des califes voulait commettre des actes de violence à Bagdad. Il demanda avec mépris à ses adversaires s’ils pouvaient l’en empêcher. « Oui, répondirent-ils, nous vous combattrons avec les flèches de la nuit. » Et il abandonna ses projets. Les prières, les plaintes et les imprécations que l’innocent, en combattant son oppresseur, lance vers le ciel sont appelées les flèches de la nuit et, nous disent les Arabes, elles sont toujours couronnées de succès. Cette croyance peut vous consoler du fondement de la souffrance (quatrain 71), qui, soit dit en passant, se trouve également dans le système philosophique de Zénon le stoïcien. Prenant les quatre éléments d’Emdocle, il dit que trois d’entre eux sont des éléments passifs, ou souffrants, tandis que seul le feu est actif, et cela pas entièrement. L’opinion de Zénon était que tout doit être actif ou souffrir… Une explication de notre souffrance [p. 28] est donnée par Soame Jenyns, qui a prospéré à l’époque où, comme son éditeur pouvait l’écrire, se référant à son père Sir Roger Jenyns, « l’ordre de chevalerie était reçu par les gentilshommes avec la plus profonde gratitude ». La thèse de Soame dans son « Enquête libre sur la nature et l’origine du mal », selon laquelle les souffrances humaines sont compensées par le plaisir éventuellement éprouvé par un ordre supérieur d’êtres qui les infligent, est ridiculisée par Samuel Johnson. Nous avons l’assurance de Jenyns que
À tous les animaux inférieurs, il est donné
Pour profiter de l’état qui leur est attribué par le Ciel.
Et (quatrain 75) nous pouvons utilement nous tourner vers Coleridge :
Oh, quelle merveille que la peur de la mort !
Voyant avec quelle joie nous nous endormons tous ;
Bébés, enfants, jeunes et hommes,
Nuit après nuit, pendant soixante ans et dix.
Il faut se réconcilier, dit Abu’l-Ala (quatrain 76), avec les rois chrétiens de Ghassan, dans le Hauran. Ceux-ci étaient les ennemis héréditaires des rois de Hira. Pour le compte des empereurs grecs de Constantinople, ils dominaient les Arabes syriens. Mais ils disparurent devant les musulmans triomphants, le dernier de leurs rois étant Jabalah II, qui fut détrôné en l’an 637. Sa capitale était Bosra, sur la route du golfe Persique à la Méditerranée. Aujourd’hui, la région est surtout occupée par des nomades ; les Hébreux l’appelaient Basan, célèbre pour ses troupeaux et ses plantations de chênes. On y retrouve encore les traces d’habitations troglodytes [p. 29] de cette époque. Le susdit Jabalah s’était converti à l’islam, mais, insulté par un mahométan, il revint au christianisme et se rendit à Constantinople, où il mourut. Mais au temps d’Abu’l-Ala, les Ghassanites exerçaient à nouveau l’autorité. « Ce sont les rois de Ghassan, dit Abu’l-Ala, qui ont suivi la voie des morts ; chacun d’eux n’est plus qu’une histoire qui est racontée, et Dieu sait qui est bon. » Un poète est un menteur, disent les Arabes, et le plus grand poète est le plus grand menteur. Mais dans ce cas, Abu’l-Ala en prose n’était pas aussi véridique qu’en poésie ; car si la maison de Jabalah avait disparu, les Ghassanites étaient toujours une puissance. Le poète, pour notre consolation, a une comparaison (quatrain 77) qui peut être opposée à un passage d’Homère :
Comme avec les récoltes d’automne couvertes,
Et, épais, recouvert, se trouve le sol sacré de Cérès,
Quand on tourne en rond, avec une douleur jamais lasse
Les bœufs piétinants battent le grain innombrable :
Ainsi les coursiers féroces, tandis que le char roule,
Marchez sur des rangs entiers et écrasez les âmes des héros. (*) [16]
Pour tout il y a décadence, et (quatrain 78) pour le vêtement rayé d’une coupe longue que maintenant nous ne pouvons identifier.
Nous lisons dans la Sagesse de Salomon : « Comme une flèche lancée sur un but, elle fend l’air, puis se rassemble aussitôt, de sorte qu’on ne peut savoir où elle est passée. » Dans [p. 30] ce passage (quatrain 84), si le chemin de l’arme dans l’air n’est pas vain, elle découvrira la justice dans le ciel. Il faut remarquer combien les Arabes étaient réticents à la froide justice en matière de récompense pour le meurtre. Il existait un tarif régulier – tant de chameaux ou de dattes – mais ils regardaient de travers celui qui acceptait cela et renonçait à sa vengeance. Si un homme voulait accepter un cadeau en guise de satisfaction et en même temps échapper au reproche, il lançait une flèche dans l’air. Si la flèche tombait intacte, il pouvait accepter le cadeau ; si elle était sanglante, alors il était obligé de chercher du sang. Les Arabes, soit dit en passant, étaient adonnés à un jeu ancien, mais l’Islam a essayé de l’éradiquer, comme d’autres joies de la vie. Les joueurs avaient dix flèches qu’ils lançaient en l’air ; sept d’entre elles donnaient droit à une part de chameau, les trois autres non. Abu’l-Ala aimait utiliser les flèches de manière métaphorique. « Et si un enfant, écrit-il à un cheikh distingué, demandait à un autre au milieu de la nuit au cours d’une discussion : « Qui est récompensé pour être resté à la maison plusieurs fois ce qu’il serait pour avoir fait l’un ou l’autre pèlerinage ? » et le deuxième garçon répondait : « Mahomet, fils de Sa’id, sa flèche aurait touché le but ; car la protection de vos sujets (quatrain 86) est un devoir plus grand que l’un ou l’autre pèlerinage. » Et notre poète rappelle certains avantages attachés à l’esclavage (quatrain 88) : pour une offense aux mœurs [p. 31] un esclave pouvait recevoir cinquante coups, alors que la peine d’un homme libre était double. Une personne mariée qui ne respectait pas ses vœux était passible d’être lapidée à mort, alors qu’un esclave dans des circonstances similaires était simplement frappé d’un certain nombre de coups. Il était et est encore d’usage, dit von Kremer, que si quelque chose est brisé par un esclave, on maudisse aussitôt Satan, qui est censé se mêler de choses très insignifiantes. La sympathie qu’Abu’l-Ala manifeste pour les hommes de peu de biens peut être mise à côté du minimum (quatrain 92) qu’il désirait pour lui-même. Et ces nécessités d’Abu’l-Ala, l’ascète, doivent nous séduire comme plus sincèrement ressenties que celles d’Ibn at-Ta’awizi, qui était d’avis que lorsque sept choses sont réunies dans la salle à boire, il n’est pas raisonnable de s’en abstenir. La liste est la suivante : un melon, du miel, de la viande rôtie, une jeune fille, des bougies de cire, un chanteur et du vin. Mais Ibn at-Ta’awizi était un [p. 32] homme de lettres, et en arabe les noms de tous ces objets commencent par la même lettre. Abu’l-Ala était plus enclin à célébrer le désert. Il a peint (quatrain 93) un voyage dans le désert où une caravane, pour se garantir des surprises, a coutume d’envoyer un espion qui scrute le pays du haut d’une colline ou d’un rocher. S’il aperçoit un signe de danger, il agite la main en signe d’avertissement. Lebid nous apprend, dans le tableau d’un autre voyage que le poète préislamique entreprit dans les pays côtiers du Hajar, sur le golfe Persique, qu’à leur entrée dans un village, lui et sa suite furent accueillis par le chant des coqs et le tremblement des crécelles de bois (quatrain 95), qui dans les églises chrétiennes orientales remplacent les cloches… Et le lépreux du moyen âge, dans sa robe grise, était obligé de tenir un objet semblable, de l’agiter et de crier en marchant : « Impur ! impur ! »
Un ambitieux voulait, à tout prix, transmettre son nom à la postérité (quatrain 99). « Écris ton nom dans une prière, dit Epictète, et il restera après toi. » « Mais je voudrais une couronne d’or, lui répondit-il. Si tu es bien décidé à avoir une couronne, dit Epictète, prends une couronne de roses, car elle est plus belle. » Selon les mots d’Heredia :
Déjà le Temps brandit l’arme fatale. As-tu
L’espoir d’éterniser le bruit de ta vertu ?
Un vil lierre suffit à disjoindre un trophée ;
Et seul, aux blocs épars des marbres triomphaux
Où ta gloire en ruine est par l’herbe étouffée,
Quelque faucheur Samnite ébréchera sa faulx.
Écririons-nous nos noms de manière à ce qu’ils durent toujours ? Il y avait dans certains milieux arabes une hérésie qui prétendait que les lettres de l’alphabet (quatrain 101) sont des métamorphoses des hommes. Et Magaira, qui fonda une secte, soutenait que les lettres de l’alphabet sont comme les membres de Dieu. Selon lui, [p. 33] lorsque Dieu voulut créer le monde, il écrivit de ses propres mains les actions des hommes, les bonnes et les mauvaises ; mais, à la vue des péchés que les hommes allaient commettre, il entra dans une telle fureur qu’il sua, et de sa sueur se formèrent deux mers, l’une d’eau salée, l’autre d’eau douce. De la première se formèrent les infidèles, et de la seconde les chiites. Mais à cette vue de l’éternelle question vous préférerez peut-être ce qui est avancé (_quatrain_s 103-7) et paraphrasé en épisode : Quelle que soit la sagesse des vers, nous nous inclinons devant le silence de la rose. Quant à Abu’l-Ala, nous le laissons maintenant prosterné (quatrain 108) devant le silence du monde roulant. C’est une splendeur qu’Alfred de Vigny a vue :
Je roule avec dédain, sans voir et sans entendre,
A côté des fourmis les populations;
Je ne distingue pas leur terrier de leur cendre.
J’ignore en les portant les noms des nations.
On me dit une mère et je suis une tombe.
Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe,
Mon printemps n’entend pas vos adorations.
Avant vous j’étais belle et toujours parfumée,
J’abandonnais au vent mes cheveux tout entiers….
14:* Cf. Lyall, Messages arabes anciens. ↩︎
16:* Cf. Whittaker, Les Néo-Platonistes. ↩︎
16:† Bien sûr, j’utilise la superbe édition des lettres du professeur Margoliouth. ↩︎
17:* Cf. Thielmann, Streifzüge im Kaukasus, etc. ↩︎
18 Cf. Ambros, Geschichte der Musik, 1862. ↩︎
19:* Cf. Pline, Histoire naturelle,_ vii. 174. ↩︎
20:* Frazer, Le Rameau d’or, vol. i., p. 254. ↩︎
21:* Meredith, Le rasage de Shagpat. ↩︎
22 Anatole France, Le Puits de Sainte Claire. ↩︎
23:* Cité par Grimm, Mythologie teutonique, vol. 2, p. 845. ↩︎
24 Stoufenb., 1126. ↩︎
24:† Cf. en Scandinavie la déesse de la mort Hel. ↩︎
24:‡ Romain Rolland, Jean Christophe. ↩︎
25:* Ella d’Arcy, Instances modernes. ↩︎
25 : † Dr Friedrich Wilhelm Schwarzlose, Die Waffen der alten Araber, aus ihren Dichtern dargestellt. ↩︎
29:* Pape, Iliade, xx. 577. ↩︎