[p. vii]
L’historien El Eflākī était un disciple de Chelebī Emīr ‘Ārif, petit-fils de l’auteur du Mesnevī. ‘Ārif mourut en 1320 après J.-C., mais comme les dates des successeurs de ‘Ārif sont reportées à 754 après J.-C. (1353 après J.-C.), date à laquelle la collection d’anecdotes d’Eflākī fut achevée, l’historien a dû survivre à cette dernière date. En tant que disciple de l’émir ‘Ārif, il était un derviche de l’ordre appelé Mevlevī, car il était adepte de la règle et des pratiques de Mevlānā Jelālu-’d-Dīn, er-Rūmī, communément appelé dans la littérature anglaise « les derviches danseurs », exprimés par les Américains « les derviches tourneurs ». Les derviches de l’ordre ne dansent pas ou ne « tournoient » pas tous. Certains sont musiciens, d’autres chanteurs ou chantres, qui peuvent cependant être aussi danseurs occasionnels.
L’ouvrage d’Eflākī donne suffisamment de dates pour fixer les principaux événements qu’il commémore. Ses dates ne concordent pas exactement avec celles trouvées par d’autres historiens. Elles sont cependant suffisamment proches pour des objectifs généraux qui ne sont pas de nature chronologique critique. Elles commencent en 605 ap. J.-C. (1208), et couvrent ainsi une période de 145 ans datée, en plus de 30 autres années de la vie du grand-père de [p. viii] Jelāl non daté, qui était un noble d’un tel rang et d’une telle réputation d’érudition et de sainteté à Balkh, que le roi lui donna sa fille unique en mariage, sans qu’il la sollicite. Sa mère était également une princesse de la même maison royale que sa femme.
Cette maison royale, connue dans l’histoire sous le nom de Kh’ārezm-shāh ou les Kharezmiens, fut renversée et Balkh (l’ancienne Bactres ou Zariaspa), leur capitale, détruite par Gengis Khan en 1211. Un reste de leur royaume fut continué pendant douze ans par le dernier de la lignée, qui mourut à la fois fugitif et envahisseur, en Azerbaïdjan, dans une bataille livrée contre les forces combinées de l’Égypte, de la Syrie et de l’Asie Mineure.
La famille de Jelāl prétendait descendre d’Abū-Bekr, beau-père et premier successeur de Mahomet, le législateur de l’Islam. L’un des descendants d’Abū-Bekr fut parmi les conquérants de l’ancienne Bactriane, lorsque celle-ci fut soumise pour la première fois à la domination musulmane, vers 650 après J.-C., sous le calife 'Uthmān, et ses enfants avaient conservé une position importante dans ce pays, possédant de grandes richesses, jusqu’à l’époque immédiatement précédant l’irruption de Jengīz.
Jelāl était le plus jeune de trois enfants, dont deux fils, nés de la princesse, sa mère, à Balkh. L’aînée, une fille, était déjà mariée et resta avec son mari lorsque son père et ses frères quittèrent leur ville natale entre 1208 et 1211 après J.-C., année au cours de laquelle ils se trouvèrent à Bagdad. Il n’y a plus aucune mention du frère aîné de Jelāl. Jelāl avait cinq ans lorsqu’ils quittèrent Balkh. Par Bagdād, ils allèrent à La Mecque, de là à Damas, puis à [p. ix] Erzinjān, en Arménie, et de là à Larenda, en Asie Mineure. La mère de Jelāl était toujours avec le groupe. Il avait alors dix-huit ans et s’était marié, à Larenda, avec une dame nommée Gevher (Perle), fille d’un certain Lala Sherefu-'d-Dīn de Samarkand, en 1211 après J.-C. 1226.[2] Elle lui donna là deux fils, ‘Alā’u-’d-Dīn (plus tard tué dans un tumulte à Qonya) et Bahā’u-’d-Dīn Sultan Veled, par qui la succession de la maison se poursuivit. Elle semble être morte assez jeune, car Jelāl épousa plus tard une autre dame de Qonya, qui lui survécut, et dont il eut deux autres enfants, un fils et une fille. (Voir Anecdotes, chap. iii, n° 69, pour une variante.)
Après la naissance du sultan Veled à Larenda, le père de Jelāl fut invité à Qonya par le roi seldjoukide, ‘Alā’u-’d-Dīn Kayqubād, où il fonda un collège et où il mourut en 1231. Le roi fit construire un mausolée de marbre sur sa tombe, avec cette date inscrite dessus. Le roi lui-même mourut, cinq ans plus tard, en 1236.
A la mort de son père, Jelâl se rendit à Alep et à Damas pour y étudier pendant plusieurs années, puis revint à Qonya où il fut nommé professeur dans quatre collèges différents.Sa réputation d’érudition et de sainteté devint très grande.
Mais avant ce voyage à Damas, il paraît avoir rendu visite à Larenda, car un ancien élève de son père à Balkh, qui était devenu un grand saint et anachorète, était venu à Qonya pour chercher Jelâl, et fut la cause de son retour de Larenda à la capitale.
[p. x]
Il s’agit du Sheykh et Seyyid Burhānu-'d-Dīn, qui fut le maître spirituel de Jelāl pendant un certain temps. Les dates données ne concordent pas dans les différentes branches de la compilation d’Eflākī ; il donne ici une période d’études spirituelles de neuf ans à Qonya sous Burhān.
Après les instructions de Burhan et son départ de Qonya pour Qaysariyya, où il mourut, et après les études de Jelal à Alep et Damas, avec son retour ultérieur à Qonya et sa nomination aux quatre collèges, un autre grand saint vint lui rendre visite dans cette dernière ville. Il s’agissait de Shemsu-'d-Dīn de Tebrīz, pour lequel Jelāl conçut une très grande amitié. Il est mentionné dans le Mesnevī à plusieurs reprises en des termes très élogieux. Il semble avoir été extrêmement agressif et dominateur dans ses manières. Cela a suscité une animosité féroce contre lui, qui a finalement éclaté en tumulte. Le fils aîné de Jelāl, 'Alā’u-'d-Dīn, a été tué ou mortellement blessé dans ces troubles. La police locale a alors arrêté Shemsu-'d-Dīn, et ses amis ne l’ont plus jamais revu vivant. Jelâl se rendit lui-même à Damas dans l’espoir d’être renvoyé ou de s’enfuir en secret. Mais ses efforts furent vains. Des traditions ultérieures font que son corps aurait été retrouvé et enterré à Qonya, divergeant cependant quant au lieu d’inhumation.
Lorsque Jelāl se rendit compte qu’il avait besoin d’aide pour mener à bien toutes les tâches qui lui incombaient, il choisit pour cette fonction son ancien condisciple, le cheikh Salāhu-’d-Dīn Ferīdūn, surnommé Zer-Kūb (le batteur d’or), qui l’assista pendant une dizaine d’années et mourut en 1258 après J.-C.
Jelāl prit alors comme assistant son propre élève favori, [p. xi] Hasan Husāmu-’d-Dīn, surnommé le fils d’Akhī-Turk, du fait qu’il descendait d’un homme célèbre du nom ou de la désignation d’Akhī-Turk. Il semble qu’il y ait eu une grande famille d’hommes très influents résidant à Qonya et dans d’autres villes d’Asie Mineure, tous s’appelant Akhī, et distingués comme Akhī : Ahmed, Akhī : Eshref, etc. Le mot « Akhī » est arabe et signifie « mon frère ». Il peut également signifier « quelqu’un apparenté à un frère », comme un serviteur, esclave, client, etc., d’un prince, etc. ; ou d’un « frère » derviche d’un ordre religieux. En fait, ces très nombreux individus nommés Akhī, ont peut-être été chacun un « frère » d’une ou de telles fraternités, ou même d’une guilde industrielle.
Dix ans après que Husâm eut été pris comme assistant par Jelâl, ce dernier fut rappelé à son repos en décembre 1273 après J.-C. et fut enterré dans le mausolée de son père, laissant Husâm comme successeur. Mais entre-temps, à la suggestion de Husâm, et avec lui-même comme premier secrétaire, le Mesnevî avait été composé en six volumes, livres ou parties, par Jelâl. Le deuxième volume fut commencé en 1263 après J.-C. Il y avait eu un intervalle de deux ans entre l’achèvement du premier et celui-ci, causé par le chagrin de Husâm à la mort de sa femme. L’ouvrage entier est censé contenir vingt-six mille six cent soixante distiques. Un septième volume ou livre a également été attribué au Mesnevî, pour compléter le nombre à celui des « sept planètes » ; certains disent qu’il a été composé ou rassemblé par le sultan Veled. Les anecdotes d’Eflākī font mention de plusieurs centaines d’odes composées également par Jelāl.
[p. xii]
On dit qu’il a institué son ordre particulier de derviches, avec leur tenue spéciale, le costume indien de deuil, en mémoire de son ami assassiné, Shemsu-'d-Dīn de Tebrīz, et qu’il a adopté l’usage de la musique instrumentale, la flûte, le rebeck, le tambour et le tambourin, avec le chant ou la psalmodie, comme accompagnement de la danse sacrée, à cause de la nature léthargique des « Romains ». Comme un enfant est tenté de prendre un médicament salutaire en lui montrant un peu de confiture ou de miel, ainsi Jelāl estimait que les « Romains » pourraient être tentés d’un amour dévotionnel pour Dieu par l’appât de sons doux adressés à leurs sens extérieurs. La danse ou le tournoiement des derviches était bien plus ancien, comme on le rappellera dans l’un des contes des Mille et Une Nuits.
Husām mourut en 1284, dix ans seulement après son maître Jelāl, dont le fils, Bahā’u-’d-Dīn, Sultan Veled, succéda à Husām comme chef de l’ordre et mourut en 1312. Son fils, Chelebī Emīr ‘Ārif, lui succéda et mourut en 1320 ; deux de ses demi-frères devinrent chefs de l’ordre après lui successivement.
Eflākī nous informe qu’il entreprit la compilation de son œuvre à la demande expresse de son maître spirituel, Chelebī Emīr ‘Ārif. La préface donne l’année 710 de l’hégire (1310 apr. J.-C.) comme celle de son commencement, et le colophon à la fin mentionne l’année 754 de l’hégire (1353 apr. J.-C.) comme date de son achèvement. Il a ainsi consacré quarante-trois ans à son travail d’amour. L’exemplaire utilisé pour la présente traduction a été écrit en 1027 apr. J.-C. (1617 apr. J.-C.) et appartient à la bibliothèque de l’Office des Indes, sous [p. xiii] le numéro 1670. Il s’agit d’un volume in-quarto de 291 folios numérotés de deux pages chacun et de vingt-trois lignes par page. Il est subdivisé en une préface de deux folios et dix chapitres de longueurs très différentes, ainsi :
1. Actes de Bahā’u-'d-Dīn Veled, Sultānu-'l-'Ulemā | 14 feuillets. |
2. Actes de Seyyid Sirr-Dān, Burhānu-'d-Dīn, Termizī | 5 „ |
3. Actes de Mevlānā Jelālu-'d-Dīn, Muhammed | 155 „ |
4. Actes de Shemsu-'d-Dīn, Tebrīzī | 23 „ |
5. Actes de Cheykh Salāhu-'d-Dīn, Zer-Kūb | 11 „ |
6. Actes de Husāmu-'d-Dīn, Khalīfa de Dieu | 14 „ |
7. Actes de Mevlānā Bahā’u-'d-Dīn, Sultan Veled | 13 „ |
8. Actes de Chelebī Emīr ‘Ārif | 45 „ |
9. Actes de Chelebī Emīr 'Ābīd, etc. | 6 „ |
10. Généalogique | 2 „ |
Total | 288 |
L’ouvrage contient des centaines d’anecdotes, rapportées à Eflākī par des journalistes dignes de confiance, dont les noms sont généralement mentionnés, et quelques-unes dont il se porte garant comme témoin oculaire. Chaque anecdote est le récit d’un miracle accompli par un vivant ou un mort, ou le récit d’un événement étrange ou frappant. C’est, en fait, une sorte d’Actes des Apôtres des pères derviches Mevlevi, et un rare échantillon de ce que l’enthousiasme religieux fervent peut inventer ou exagérer, de ce que la crédulité pieuse peut croire et de ce que l’ignorance confiante peut accepter. En ces jours de « spiritualisme » chrétien, que le lecteur ne soit pas trop choqué d’apprendre que les « saints » musulmans, amoureux de leur Créateur et aimés de Lui en retour, se considèrent eux-mêmes et sont considérés par leurs frères derviches comme les successeurs et les héritiers spirituels des prophètes, d’Adam à Mahomet, que, en vertu de cette communion spirituelle avec [p. xiv] Dieu, ils connaissent tous les secrets et mystères du ciel et de la terre, et non seulement suspendent ou annulent les lois de la nature à leur guise, mais distribuent aussi la mort ou la maladie par leur colère, la santé ou la prospérité par leur bénédiction ; le tout en stricte conformité, cependant, avec la volonté éternelle et la prescience de Celui par qui seul toutes choses sont faites.
Les anecdotes traduites sont choisies comme étant caractéristiques de divers points de croyance ou d’affirmation des derviches. La plupart d’entre elles inculquent une vérité morale ou un point de sagesse pratique. On trouvera cependant que quelques-unes vont bien au-delà du croyable et une ou deux, à moins que le traducteur ne les ait totalement mal comprises, sont tout simplement et grossièrement blasphématoires. Ces dernières sont données ici comme des exemples des doctrines derviches exagérées qui poussent les orthodoxes parmi les 'Ulemā[3] de l’Islam à considérer toutes ces associations quasi religieuses comme plus ou moins hétérodoxes.
Les derviches de l’Islam semblent être une sorte de gnostiques. Ils se qualifient eux-mêmes de Pauvres, de Passionnés, d’Adeptes et de Parfaits. Sous bien des aspects, leurs doctrines correspondent à celles de Bouddha, de Pythagore et de Platon, faisant de toutes les âmes destinées au salut des émanations de la Lumière divine ou Gloire de Dieu, dans laquelle elles seront à nouveau rassemblées, et de tous ceux qui sont voués à la perdition des émanations du Feu de Sa colère, dans lequel ils seront également finalement voués.
Il est évident pour le traducteur qu’il est tenu de solliciter l’indulgence d’un public critique en lui offrant le présent volume en vers. Il n’a pas la prétention d’être poète lui-même et n’a jamais pratiqué l’art de la [p. xv] composition métrique jusqu’à très récemment. Sensible lui-même à la gravité de la pensée et à la beauté de la diction enchâssées dans les écrits des grands poètes d’Ishim, et parfaitement conscient de l’état d’ossements secs auquel la traduction littérale en prose réduit presque toujours le nombre d’un chanteur, il a préféré habiller son auteur d’un vêtement présentable, même s’il ne s’agit que d’un pagne froissé, plutôt que de le montrer aux lecteurs de goût comme une masse mutilée, dépouillée de toute beauté et en grande partie dépouillée même de forme reconnaissable, par le conflit des dictions et la diversité des idées.
Il est dans la position de la goutte de pluie chantée par Sa‘dī (voir chap. iii, n° 14, des Anecdotes), et mentionnée autrefois par Chardin, Addison et Sir William Jones. Puissent les pensées du Mesnevī être les joyaux qui rendront son effort acceptable au public britannique. Tout au plus, il n’est que le plongeur qui risque l’extinction dans l’espoir d’avoir une chance d’offrir une perle de prix acceptable à ceux pour lesquels il a travaillé.
« Une goutte de pluie, issue d’un nuage distillé,
Dans l’étendue de la mer remplie de tremblements,
Réfléchit : « Où sont les rouleaux principaux, suis-je quelque chose ?
En présence de l’océan, bien sûr, je ne suis rien.
Elle-même, ainsi regardée avec un profond mépris,
Dans le sein de l’huître on trouve la nourriture.
La roue du temps a provoqué des changements multiples ;
Riche perle de prix, la goutte de pluie l’a dit.
La douce modestie a reçu son prix ;
En entrant par la porte du néant, la valeur est atteinte.Prieuré de Kilburn, Londres. 1880.
vii:1 Pour les incidents et les dates mentionnés dans cette préface, voir les différents chapitres des Anecdotes. ↩︎
ix:1 Il doit être né vers 1204 ou 2205 après J.-C., et avoir eu cinq ans lorsque la famille quitta Balkh. En 1226, il devait donc avoir vingt et un ou vingt-deux ans. Mais voir Anecdotes, chap. i., n° 2, etc. ↩︎
xiv:1 Les « Ulemā de l’Islam » sont les docteurs érudits en droit et en théologie ; leur chef est le Lord Chancelier. Les Européens les appellent par ignorance « prêtres » et « clergé ». Il n’y a pas de « prêtres » dans l’Islam. Les « Ulemā » peuvent être comparés aux rabbins juifs. Ils ont souvent exercé, et exercent encore, toutes sortes de métiers. ↩︎