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En logique, Alfarabi suit Aristote, mais il a ses propres vues originales. Sa logique traite des concepts, des jugements et du raisonnement.
Selon Alfarabi, un concept est une idée qui représente l’essence objective ou les notes essentielles d’une chose. C’est l’objet de la première opération mentale, appelée conception. « Les concepts, dit Alfarabi, sont déterminés par définition ; la définition déclare ce qu’est une chose. Par définition, les concepts sont disposés et systématisés de telle sorte qu’ils s’impliquent les uns les autres jusqu’à ce que nous arrivions aux plus universels, qui n’en présupposent pas d’autres, tels que l’Être, l’Être nécessaire, l’Être contingent. De tels concepts sont évidents par eux-mêmes. L’esprit d’un homme peut s’y diriger et son âme peut en avoir connaissance, mais ils ne peuvent lui être démontrés. Ils ne peuvent pas non plus être expliqués en les déduisant de ce qui est connu, puisqu’ils sont déjà clairs en eux-mêmes, et cela avec le plus haut degré de certitude. » [1]
Pour Alfarabi, le jugement est la combinaison d’une entité particulière avec une idée universelle. La synthèse du particulier avec l’universel n’est jamais évidente d’elle-même. C’est pourquoi il faut chercher un second universel avec lequel le premier universel et le particulier s’accordent. Une fois que nous avons trouvé un second universel avec lequel les deux termes du jugement s’accordent, ceux-ci s’accorderont aussi, entre eux, selon le principe qui est la loi suprême de tout syllogisme : « Deux choses qui sont égales à la même chose, sont égales entre elles. » Ainsi, par exemple, le jugement : « Le monde est fait » n’est pas assez clair pour permettre l’union du « monde » particulier avec l’universel « fait ». Il y a un terme de médiation pour les deux, et c’est l’universel « Composé ». [2]
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Selon Alfarabi, le processus de raisonnement par lequel nous partons de ce qui est connu et bien établi et procédons à la connaissance de l’inconnu, est à proprement parler de la Logique. [3] La philosophie est donc médiation, raisonnement et démonstration. La philosophie n’est-elle que cela et rien d’autre ? Certainement pas. Il y a quelque chose qui ne peut être médiatisé ou démontré, à savoir les Premiers Principes.
Les premiers principes sont ceux de la contradiction, de la causalité et du tiers exclu.De tels principes sont évidents par eux-mêmes, parce qu’ils ont en eux-mêmes leur propre démonstration.
Tous nos concepts peuvent être classés sous dix rubriques, appelées catégories. Car les catégories sont une énumération complète de tout ce qui peut entrer dans le jugement, soit comme sujet, soit comme prédicat. Alfarabi, suivant Aristote, en énumère dix : substance, quantité, qualité, relation, lieu, temps, action, passion, posture et avoir. De telles catégories, selon Alfarabi, ont été empiriquement rassemblées par Aristote. En observant les choses qui composent l’univers, Aristote a découvert que certaines d’entre elles existent en elles-mêmes et sont la base de certains accidents ou différences. Les choses existant en elles-mêmes, il les a appelées « substances » et les différences, il les a appelées « accidents ».
Aristote demanda alors : « Combien de sortes d’accidents existe-t-il ? » Il remarqua que la substance est divisible et donc capable de plus ou moins ; ainsi il nomma la Quantité la première catégorie d’accidents. Réalisant que la substance a la capacité d’acquérir certaines caractéristiques, comme « Pierre est bon », « Paul est un philosophe », Aristote ne perdit pas de temps à sélectionner la Qualité comme deuxième catégorie d’accidents.
Comme les substances sont interreliées dans le sens où le concept de l’une implique l’autre, Aristote n’a pas perdu [p. 3] de temps à choisir la Relation comme troisième catégorie d’accident. La relation entre le temps et une chose dans le temps l’a conduit à nommer le Temps à la quatrième place. En raison de la relation entre différents objets dans l’espace ou de la relation entre le lieu et la chose placée, Aristote a mis de côté le Lieu comme cinquième catégorie d’accident. La capacité de la substance à prendre diverses positions l’a aidé à choisir la Posture comme sixième catégorie d’accident. L’influence physique de la substance sur la production d’une autre substance l’a amené à appeler l’Action comme septième catégorie d’accident. Puisque la substance est influencée par la cause efficiente, il a choisi la Passion comme huitième catégorie d’accident. Enfin, la relation de la chose ayant et de la chose ayant lui a fait choisir l’Ayant comme neuvième catégorie d’accident. [4]
En traitant des Catégories, Alfarabi a donné la réponse à certaines questions qui avaient inquiété les logiciens de son temps. Tout d’abord, il croit que les dix Catégories ne sont pas toutes absolument simples. Chacune est simple lorsqu’on la compare à celles qui sont au-dessous d’elle. Mais seulement quatre sont absolument simples, à savoir, la Substance, la Qualité, la Quantité et la Posture. L’Action et la Passion proviennent de la substance et de la qualité ; le temps et le lieu de la substance et de la quantité ; l’Avoir se produit entre deux substances ; la Relation entre deux des dix catégories. [5]
Il y a des degrés dans la simplicité des Catégories. Par exemple, la Quantité et la Qualité dépendent directement de la substance, de sorte que pour exister, elles n’ont besoin que d’une substance. Au contraire, la Relation a besoin de plusieurs choses, peut-être de deux substances, ou d’une substance et d’un accident, ou de deux accidents.
Quand on lui demande si l’action et la passion, qui se trouvent ensemble, doivent être classées dans la catégorie de la Relation, Alfarabi [4] répond par la négative. Car « quand nous trouvons toujours une chose avec une autre », dit-il, « il ne s’ensuit pas qu’il y ait entre elles une dépendance de relation ». Par exemple, nous ne trouvons la respiration qu’avec les poumons, le jour qu’avec le lever du soleil, l’accident qu’avec la substance, la parole qu’avec la langue. Or toutes ces choses ne doivent pas être classées dans la dépendance de la Relation, mais plutôt dans celle de la nécessité. La nécessité peut être une nécessité essentielle, comme celle de la naissance du jour au lever du soleil ; et une nécessité accidentelle comme celle du départ de Zeid à l’arrivée d’Amron. De plus, il y a nécessité complète quand une chose existe en raison de l’autre, comme le père et le fils ; tandis qu’il y a nécessité incomplète quand la dépendance de relation est unilatérale, comme un et deux, les deux dépendent de l’un, mais l’un ne dépend pas des deux. [6]
Nous nous demandons si l’Égal et l’Inégal sont une propriété de la Quantité, et le Semblable et le Dissemblable une propriété de la Qualité. Selon Alfarabi, chacun des deux termes Égal et Inégal, pris séparément, est une propriété de la Quantité, tandis que si les deux termes sont pris ensemble, ils sont descriptifs de la Quantité. Il en est de même pour le Semblable et le Dissemblable en référence à la Qualité. [7]
En ce qui concerne la théorie des contraires, Alfarabi fait des observations très profondes. « Le contraire est-il l’absence (privation) de son contraire ? Le blanc est-il l’absence du noir ? » demande Alfarabi. Il répond en disant : « Ce n’est pas le cas. Car le blanc est quelque chose et non pas seulement l’absence du noir. Puisque l’absence du noir est un fait dans l’existence du blanc, nous sommes amenés à dire que tout contraire est l’absence de son contraire. » [8]
On dit que la science des contraires est une. Mais Alfarabi dit qu’il faut faire une distinction, car « Si nous traitons de la science de quelque chose qui se trouve avoir un contraire, alors cette science n’est pas identique à celle de son contraire. [5] La science du Juste n’est pas celle de l’Injuste, la science du Blanc n’est pas la science du Noir. Par contre, si nous traitons de la science de quelque chose en tant qu’il a un contraire, alors cette science ne fait qu’un avec celle de son contraire, car en ce sens les deux contraires sont réellement et véritablement deux parents. » [9]
« Les contraires et les opposés diffèrent et doivent être distingués l’un de l’autre », dit Alfarabi. « Les opposés sont deux choses qui ne peuvent exister dans le même objet au même moment et sous le même rapport, comme la qualité de père et de fils. Les opposés font partie des relatifs proprement dits. Les contraires sont l’impair et le pair, l’affirmation et la négation, la vue et la cécité. » [10]
Certains demandent combien de choses sont nécessaires à la connaissance de l’inconnu. « Deux choses sont nécessaires et suffisantes », répond Alfarabi. « S’il y en a plus de deux, cela signifie qu’elles ne sont pas nécessaires à la connaissance de l’objet étudié. » [11]
« La proposition « l’homme existe » est-elle un jugement avec ou sans prédicat ? » demande Alfarabi. « Si l’on considère l’homme du point de vue naturel et objectif, répond-il, le jugement est sans prédicat parce que le fait d’exister est un avec l’homme et ne peut être distingué de lui, tandis que le prédicat dénote la distinction de la chose à laquelle il se rapporte. Du point de vue logique, le jugement a un prédicat, car il est composé de deux termes qui peuvent être soit vrais, soit faux. » [12]
Dans la Logique aussi, Alfarabi fait quelques observations brillantes et originales, et témoigne d’une grande connaissance de l’Organon et de l’Isagoge.
1:10 Alfarabi, Les sources des questions, dans Collection, op. cit. n. 1, p. 65. ↩︎
1:11 Alfarabi, Les sources des questions, dans Collection, op. cit. n. 2, p. 65. ↩︎
2:12 Id. op. cit. n. 2, p. 66. ↩︎
3:13 Alfarabi, Une lettre en réponse à certaines questions, dans Collection, op. cit. n. 25, pp. 103-105. ↩︎
3:14 Alfarabi, Une lettre en réponse à certaines questions, dans Collection, op. cit. n. 19, pp. 98-99. ↩︎
4:16 Id. op. cit. n. 18, p. 98. ↩︎
4:17 Id. op. cit. n. 24, p. 102. ↩︎
4:18 Id. op. cit. n. 17, p. 97-98. ↩︎
5:19 Id. op. cit. n. 37, p. 109. ↩︎
17h20 Id. op. cit. n. 38, p. 109-110. ↩︎
5:21 Id. op. cit. n. 29, p. 106-107. ↩︎
5:22 Id. op. cit. n. 16, p. 97. ↩︎