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De loin, par-dessus les collines – d’un autre monde, semble-t-il – on entend le tintement des clochettes des chameaux. On perçoit faiblement ce son, très faiblement : un goutte-à-goutte froid et hésitant de musique tombant dans la nuit… Hormis cela, il y a le silence, un vaste silence qui emplit chaque ruelle de la vieille ville, qui s’enfonce profondément dans chaque trou et chaque fissure, qui s’élève au-dessus même des remparts. Car Jérusalem dort… La nuit est presque finie, et à l’est, le bleu du ciel a viré à ce gris-vert vif annonçant l’aube. Mais Jérusalem dort toujours… et le silence règne… hormis ce léger goutte-à-goutte de musique provenant des clochettes des chameaux au loin…
Et puis soudain, un cri retentit – un cri arabe tendu, inquiétant. Tel un poignard lancé avec force, sa première note jaillit dans l’air, perçant les tympans et y tremblotant. De quelque part, au-dessus des maisons aux toits plats, du minaret dominant une mosquée invisible, il arrive : un appel long, lancinant, intermittent, arraché par des poumons tendus à craquer :
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Allah Akbar! Allah Akbar!
Ainsi vient-il, déferlant à travers les cieux :
« Allah est le plus grand ! Allah est le plus grand !
Je témoigne qu’il n’y a de Dieu qu’Allah !
Je témoigne que Mohammed est le prophète d’Allah !
Venez à la prière ! Venez au salut !
La prière est meilleure que le sommeil ! La prière est meilleure que le sommeil !
Allah Akbar! Allah Akbar!
Allah est le plus grand ! Allah est le plus grand !
Il n’y a de Dieu qu’Allah ! »
Et puis ce n’est plus. Aussi soudainement que le cri a commencé, il cesse !… Mais Jérusalem ne dort plus. La première lueur orangée et furieuse du jour vient de se répandre sur la crête des collines du Jourdain : et dans la ville, la confusion grandit. Des trous dans les murs, des portes étroites des taudis, noirs et froids comme des cavernes, rampent des hommes et des garçons fantomatiques. Ébouriffés, ils émergent des fissures des arcades sombres, d’escaliers cachés, de ce qui ressemble à des catacombes. Et, glissade, glissade, leurs pieds mal chaussés traînent les pieds dans les rues pavées… Voici un homme, maigre et basané, coiffé d’un foulard noir à glands, d’un manteau arabe marron et de sandales en cuir de chameau usé. En voilà un, barbu, pâle et voûté, vêtu d’un large shtreimel de fourrure, d’un caftan de velours prune et de bottes faites pour les neiges russes. Là-bas va un troisième, gras et au regard rusé, vêtu d’un fez rouge fringant, d’un costume européen et de chaussures américaines neuves et grinçantes. . . . Voici un moine carme, tout brun et ursin, avec un petit bonnet brun sur sa tonsure ; voilà un prêtre grec, tout noir et bovin, ses cheveux huilés serrés en un chignon. Un petit missionnaire anglican, [ p. 21 ] son col boutonné à l’arrière assez large pour engloutir sa tête, dévale précipitamment les marches de quelque hospice. Un Juif yéménite, ratatiné, jaune et encore trempé par « l’eau des ongles », se faufile comme s’il fuyait un fantôme. Un mendiant arabe sale, les yeux endoloris déjà pleins de mouches, frappe avec sa canne tandis qu’il traîne ses pieds nus sur les pierres. . . . Et ils continuent, glissades, glissades… de plus en plus nombreux… glissades, glissades… une folle procession de fantômes pressés dans la pénombre de l’aube. . . .
Aux yeux du muezzin qui lance l’appel à la prière du haut de son minaret, ils ressembleraient à des fourmis, s’il pouvait seulement les voir. Telles des fourmis multicolores, elles surgiraient des trous et des arcades. Mais il ne peut les voir, car il est aveugle, comme il sied à un muezzin. (Un homme voyant, s’il était nommé muezzin, verrait peut-être bien trop de choses depuis son haut minaret : par exemple, des femmes dans l’intimité de leur cour, le visage découvert !) S’il pouvait seulement les voir de sa hauteur, ces hommes ressembleraient à autant d’insectes s’agitant au milieu des débris…
Mais celui qui ne regarde pas d’une telle tour, celui qui parcourt la terre pour observer ces créatures, peut voir qu’elles ne sont pas du tout des insectes. Car il y a des lumières dans leurs yeux, des lueurs fulgurantes, dont aucun insecte de toute la création ne pourrait se vanter. Il y a des lueurs de haine dans ces yeux, des lumières de haine, de terreur ou de suspicion. Il semblerait qu’ils se sentent ennemis les uns des autres, ces centaines de créatures grouillant dans cette ville antique. (De simples fourmis pourraient-elles ressentir autant ?)… Cet Arabe en robe regarde avec dégoût l’Arménien en habit de toile : et tous deux regardent avec dédain le Juif en shtreimel et [ p. 22 ] caftan. Le moine carmélite regarde avec colère le missionnaire anglican ; et tous deux regardent avec mépris le prêtre grec. La haine semble omniprésente : une vapeur nauséabonde visible, une véritable puanteur odorante. Ces créatures semblent incapables de supporter la simple vue des autres. Elles semblent même prêtes à tuer !
Ils ont tué dans cette ville antique, tué jusqu’à ce que chaque ruelle soit inondée de sang. Pas un mur dans tout ce labyrinthe de murs qui ne résonne des gémissements des mourants. D’innombrables crânes ont été brisés sur ces drapeaux ; d’innombrables gorges ont été tranchées sous ces portes sombres. Ils ont assassiné, pillé et violé dans cette vieille ville sainte, au point qu’il ne reste plus qu’un seul Golgotha, une sanglante Colline des Crânes… Et si vous voulez savoir pourquoi, il vous suffit de regarder ces fantômes pressés dans les yeux. Ils vous le diront sans hésiter, explicitement. Des hommes ont massacré et violé à Jérusalem parce qu’ils avaient… la religion. Des hommes ont crevé des yeux et déchiré des ventres parce qu’ils… croyaient !… Croyaient en quoi ? En Dieu ?… Difficilement… Non, ils n’ont cru qu’à de simples vocables — Yahveh, Christ ou Allah : ces vocables qui sont les doigts avec lesquels les hommes tentent de montrer Dieu.
Étrange puissance, cette chose que nous appelons Religion ! Elle a poussé les hommes à commettre des barbaries bien au-delà de toute croyance. Pour elle, les hommes ont commis des horreurs bien inférieures à celles commises même par des bêtes. Pourtant, pour elle aussi, les hommes ont accompli des actes de bienfaisance qui transcendent la bienfaisance des anges. Si des hommes ont tué et sont morts pour la religion, ils ont aussi vécu pour elle. Ils ont non seulement vécu pour elle, mais par elle… Ce Juif yéménite tremblant, se faufilant à [ p. 23 ] l’ombre des arcades, se débarrasse de sa terreur et devient roi dès qu’il entre dans sa synagogue. Ses épaules fléchies se redressent, ses genoux affaissés se raffermissent, et la bénédiction de la paix illumine ses yeux… Ce mendiant arabe aveugle, une simple charpente osseuse couverte de haillons odorants, devient un sultan lorsqu’il prie dans sa mosquée. Il s’y tient guéri de ses maux ; il devient un homme transformé, doté d’une vision qui, à travers son monde, atteint le Paradis. . . . Cette jeune Syrienne aux yeux noirs, pauvre trulle dont les lèvres ont caressé la chair de vingt races, redevient pure lorsqu’elle s’agenouille aux pieds de la vierge. La force inonde ses os torturés, la guérison pénètre sa chair. La vie, si longtemps un enfer de luxure et de lubricité, devient maintenant merveilleusement pure et digne. Elle se sent sauvée – sauvée !
Étrange puissance, cette chose que nous appelons Religion ! Elle est apparue dans le monde des hommes il y a des siècles, et elle y est toujours présente aujourd’hui. Elle est toujours là, profonde et immense : un puissant breuvage pour une soif plus intense encore, une immense richesse pour combler un besoin plus vaste. Où que l’on se tourne dans le temps ou l’espace, elle est inéluctablement présente. Partout où il y a un homme, il semble y avoir aussi un esprit ou un dieu ; partout où il y a vie humaine, il y a aussi la foi…
On s’interroge. Qu’est-ce que c’est, cette chose qu’on appelle Religion ? D’où vient-elle ? Et pourquoi ? Et comment ?.. Qu’était-elle hier ? Qu’est-elle aujourd’hui ? — Et que deviendra-t-elle demain ? . . .
M’LON LAZARUS, JÉRUSALEM
Terre d’Israël
2 juillet 1925