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La Chine CONFUCÉENNE n’aurait jamais pu accepter l’idéal indien si le laoïsme et le taoïsme n’avaient pas, depuis la fin de la dynastie Shu, préparé une base psychologique pour la manifestation commune de ces polarités mutuelles de la pensée asiatique.
Le Yang-tsé-Kiang n’est pas un affluent du Hoang-Ho, et le socialisme omniprésent des Tartares agriculteurs, élevés sur les rives du fleuve Jaune, n’avait jamais suffi à captiver l’esprit sauvage de leurs frères, les enfants du fleuve Bleu. Parmi les forêts impénétrables et les marais brumeux de cette grande vallée vivait une race féroce et libre, ne faisant aucune allégeance aux rois de Shu dans les provinces du Nord. À l’époque féodale, les chefs de ces montagnards n’étaient pas admis à l’assemblée des nobles de Shu, et leur apparence grossière et leur langage grossier, comparés par les Nordistes au croassement des corbeaux, étaient sujets à moquerie, même à l’époque de la dynastie Hâng. Mais, progressivement imprégnés de la culture Shu, ces peuples du Sud ont trouvé l’expression artistique de leurs propres amours et idéaux, sous des formes très différentes de celles de leurs compatriotes du Nord.
Cette poésie, illustrée par le Kutsugen, de mémoire tragique, abonde en adoration intense de la nature, en vénération des grands fleuves, en délices des nuages et des brumes lacustres, en amour de la liberté et en affirmation de soi. Ce dernier point trouve une illustration frappante dans le Tao-tei-king, ou Livre de la Vertu, de Laotse, le grand rival de Confucius. Dans cette œuvre de cinq mille idéogrammes, nous entendons parler de la grandeur du repli sur soi et de la libération de l’ego des entraves des conventions.
Français Laotse, qui était né dans la province de So, alors au sud du pays, et qui était le gardien des archives de Shu, était vénéré comme un maître par Confucius, malgré la différence de leurs doctrines, et le décrit à son tour comme « le dragon », disant : « Je sais que les poissons peuvent nager, je sais que les oiseaux peuvent voler, mais je ne peux pas mesurer la puissance du dragon. » Le successeur de Laotse, Soshi, également un Sudiste, suivit ses traces et développa la relativité des choses et la mutabilité des formes.
Le livre de Soshi, riche en images splendides, contraste fortement avec les œuvres confucéennes, aux maximes sèches et prosaïques. Il parle de l’oiseau magique, dont les ailes mesurent cent cinquante mille kilomètres de long, dont le vol obscurcit le ciel et qui met six mois à se poser. Pendant ce temps, grives et moineaux gazouillent, amusés : « Ne nous élevons-nous pas de l’herbe à la cime des arbres en un instant ? À quoi bon ce long vol ? » Ou encore : « Le vent, flûte de la Nature, balayant les arbres et les eaux, chante de multiples mélodies. De même, le Tao, le grand Moment, s’exprime à travers les esprits et les époques, tout en restant toujours lui-même. » Ou encore : « L’art de vivre, dont le secret ne réside pas dans les antagonismes ou les critiques, mais dans la capacité à se glisser dans les interstices qui existent partout. » Il illustre ce dernier point par l’exemple du maître boucher, dont le couteau n’avait jamais besoin d’être aiguisé, puisqu’il coupait entre les os au lieu de les attaquer. Il ridiculise ainsi la politique et les conventions confucéennes, qui ne sont que des efforts limités et ne peuvent jamais couvrir la vaste étendue de l’humeur impersonnelle.
On raconte qu’on lui demanda de prendre ses fonctions, mais qu’il désigna un taureau décoré pour le sacrifice en disant : « Penses-tu que la bête se sentira heureuse quand la hache tombera sur lui, même s’il est paré de bijoux ? » Cet esprit d’individualisme ébranla le socialisme confucéen jusque dans ses fondements, de sorte que [ p. 47 ] la vie de Mencius, le grand confucéen suivant le Maître, fut consacrée à combattre les théories laoïstes. On remarquera que dans cette lutte orientale entre les deux forces du communisme et de la réaction individuelle, le terrain de la lutte n’est pas économique, mais intellectuel et imaginatif. Personne n’aurait été plus désireux de protéger le grand avantage moral acquis par Confucius pour le bien commun que Laotse, qui était un penseur rival.
Dans le domaine de l’art de gouverner, l’esprit du Sud a également produit de grands penseurs, tout à fait opposés aux idéaux confucéens. C’est ainsi que Kampici, seize siècles avant que l’Italien n’écrive « Le Prince », a élaboré le système de Machiavel. L’époque fut prolifique en théories militaires ; un génie napoléonien se consacra à l’élaboration de la science de la tactique. Car l’époque féodale, à la fin de la dynastie Shu, était celle de la libre discussion. La pensée et la recherche originales étaient les bienvenues en politique, en sociologie et en droit, tandis que la liberté et la complexité propres à la nature méridionale de la Chine lui permettaient de saisir les opportunités qui s’offraient à elle.
Pendant ce temps, la Chine était progressivement dévorée par les empiètements des Shin, et après le changement de dynastie, leur impérialisme et le confucianisme de Hâng semblaient devoir s’avérer fatals à l’école laoïste. Mais ce courant d’énergie philosophique trouva un canal souterrain, d’où il émergea, vers la fin de la période Hâng, dans la liberté et les caprices des Conversationnalistes.
Dans les trois royaumes entre lesquels la dynastie Hâng se divisa, diminuant ainsi le prestige de l’unité confucéenne, l’esprit du laoïsme était omniprésent. De nouveaux commentaires sur le Tao-tei-king furent écrits par Kaan et Ohitsu, et bien que ces penseurs n’attaquèrent pas ouvertement le confucianisme, leur vie fut consciemment orientée vers des manifestations contre les conventions. [ p. 49 ] C’était l’époque où les érudits se retiraient pour discuter de philosophie dans les bosquets de bambous ; où un premier ministre choisissait d’arrêter sa voiture devant une taverne au bord de la route afin de boire avec ses serviteurs sous les yeux d’un public étonné ; où un simple étudiant s’aventurait à retarder un haut dignitaire et à lui demander de jouer de la flûte, pour laquelle il était réputé, l’aimable homme d’État se faisant un plaisir de lui accorder sa demande pendant des heures ; À l’époque où les philosophes se rendaient, pour le plaisir, à la forge, sans prêter attention aux illustres invités venus les honorer en leur posant d’importantes questions. La poésie de cette époque et du début des Six Dynasties (265 à 618 apr. J.-C.) incarne cette liberté et, par la simplicité et la grâce avec lesquelles elle rend hommage à l’amour de la nature, contraste fortement avec l’imagerie somptueuse et la métrique élaborée des poètes Hâng.
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Tout le monde se souviendra des poèmes de Toenmei, le plus confucéen des laoïstes et le plus laoïste des confucéens, l’homme qui démissionna de son poste de gouverneur parce qu’il n’aimait pas porter une robe de cérémonie pour recevoir un représentant impérial, car son ode sur « Le Retour » était l’expression même de l’époque. C’est à travers Toenmei et d’autres poètes du Sud que la pureté du chrysanthème tombant sous la rosée, la grâce délicate du bambou qui se balance, le parfum inconscient des fleurs de prunier flottant sur l’eau crépusculaire, la sérénité verte du pin, chuchotant ses malheurs silencieux au vent, et le narcisse divin, cachant sa noble âme dans de profonds ravins, ou cherchant le printemps dans un aperçu du ciel, deviennent des thèmes d’inspiration poétique, qui, lorsqu’ils sont mélangés aux idéaux bouddhistes dans la grande période libérale des Tang, éclatent à nouveau chez les poètes Song, qui sont, comme Toenmei, un produit de l’esprit Yang-tse, cherchant toujours l’expression de l’âme dans la Nature.
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Soshi reconnaît la liberté comme une caractéristique essentielle. Il raconte l’histoire d’un grand noble qui cherchait un peintre distingué pour réaliser un tableau. Les candidats arrivèrent un à un et, le saluant avec dignité, s’enquirent du sujet et de la manière dont il souhaitait le peindre. Il était loin d’être satisfait. Enfin, un artiste apparut, fit irruption dans la pièce avec rudesse et, se débarrassant de ses vêtements, s’assit dans une posture brutale avant d’appeler ses pinceaux et ses couleurs. « Voilà », s’exclama le client sans plus attendre, « j’ai trouvé mon homme ! »
Kogaishi était un poète-peintre de la fin du IVe siècle, appartenant à l’école laoïste, et tenu en admiration pour trois vertus : « premier en poésie, premier en peinture et premier en folie ». Il est le premier à évoquer la nécessité de se concentrer sur la note dominante dans une composition artistique. « Le secret du portrait », disait-il [ p. 52 ], « résiste à ce qui se révèle dans l’œil du sujet. » Car c’est un autre fruit de l’esprit laoïste que la première critique systématique de la peinture et la première histoire des peintres furent lancées en Chine à cette époque, jetant ainsi les bases d’une future généralisation de l’esthétique dans ce pays et au Japon.
Au Ve siècle, Shakaku établit six canons de l’art pictural, dans lesquels l’idée de représentation de la nature occupe une troisième place, subordonnée à deux autres principes fondamentaux. Le premier est « Le mouvement vital de l’esprit à travers le rythme des choses ». Car l’art est pour lui la grande humeur de l’univers, se mouvant çà et là au sein de ces lois harmoniques de la matière que sont le rythme.
Son deuxième canon traite de la composition et des lignes et s’intitule « La loi des os et du pinceau ». Selon ce canon, l’esprit créateur, en descendant vers une conception picturale, doit se doter d’une structure organique. Ce vaste schéma imaginatif forme le système osseux de l’œuvre ; les lignes remplacent les nerfs et les artères, et l’ensemble est recouvert d’une peau colorée. S’il ignore la question de l’ombre et de la lumière, c’est parce qu’à son époque, toute peinture utilisait encore la méthode asiatique primitive : on recouvrait le fond de chaux blanche et on y déposait les pigments rupestres, accentués et délimités les uns par les autres par de fortes lignes noires. Ainsi, Confucius dit : « Toute peinture est dans la séquence du blanc. » On retrouve la même méthode employée dans les peintures murales d’Ajanta en Inde et de Horiuji au Japon.
Face à cela, le rêve du grand style perdu des Grecs en peinture – ce style qui était le leur avant l’introduction du clair-obscur scénique et de l’imitation de la nature par l’école d’Appelsia – se dresse devant nous, avec un regret indélébile. Nous pensons à la « Cassandre » de Protogène, ce maître du trait vigoureux, qui pouvait, comme on dit, représenter la chute de Troie aux yeux de la prophétesse, et nous ne pouvons nous empêcher de dire que l’œuvre européenne, en suivant cette école tardive, a beaucoup perdu en puissance de composition structurelle et en expression du trait, bien qu’elle ait accru la facilité de la représentation réaliste. L’idée de ligne et de composition de ligne a toujours été la grande force de l’art chinois et japonais, bien que les artistes Sung et Ashikaga aient ajouté la beauté de l’obscurité et de la lumière - sans oublier que l’artistique, et non le scientifique, était leur objectif - et l’époque Toyotomi a apporté la notion de composition en couleur.
Le caractère sacré de la calligraphie, qui atteint pour la première fois de grands sommets à l’époque laoïste, réside dans le culte de la ligne, pure et simple. Chaque trait de pinceau contient en lui-même son principe de vie et de mort, interconnecté aux autres lignes pour former la beauté d’un idéogramme. [ p. 55 ] Il ne faut pas croire que l’excellence d’une grande peinture chinoise ou japonaise réside uniquement dans l’expression ou l’accentuation des contours et des lignes ; néanmoins, ces derniers, en tant que lignes simples, possèdent une beauté abstraite qui leur est propre.
Comme il ne reste plus d’œuvres de la période laoïste, il nous faut déduire et reconstituer leur style à partir de celles de l’époque suivante qui conservent encore leurs caractéristiques. Nous savons qu’une nouvelle gamme de sujets a été abordée. L’amour de la nature et de la liberté de cette grande école les a conduits au paysage, et nous lisons que leurs peintures d’oiseaux sauvages s’interpellent parmi les roseaux. Surtout, ils évoquent la puissante conception du Dragon, cet emblème redoutable, né des nuages et de la brume, du pouvoir du Changement, et dans leurs tableaux de tigres et de dragons, ils dépeignent le conflit incessant des forces matérielles avec l’Infini – le tigre rugissant son incessant défi à la terreur inconnue de l’esprit.
Naturellement, les masses populaires ne purent se laisser emporter par le mouvement laoïste. Ni Laotse-Soshi, ni leurs descendants légitimes, les Causeurs – se délectant de leurs discussions savantes sur l’Abstrait et le Pur, agitant leurs queues de yak aux poignées de jade – ne peuvent être tenus responsables de ce culte connu sous le nom de Taoïsme, qui tient aujourd’hui une si grande partie de la race chinoise entre ses mains et revendique « le vieux Philosophe » comme son fondateur.
Malgré les efforts constants des sages confucéens, les superstitions tartares, transmises par les Chinois depuis leur terre natale, ne purent jamais être éradiquées, et les forestiers incultes du Yang-tsé-Kiang furent les gardiens de cet héritage primitif, se délectant d’histoires démoniaques de sorcellerie et de magie. En effet, une conséquence inévitable du confucianisme lui-même, ignorant le problème de l’au-delà et affirmant que les éléments supérieurs de l’homme retourneraient au ciel et que les éléments inférieurs seraient réunis à nouveau sur terre, fut la quête de l’immortalité dans la chair.
Même dans la littérature Shu tardive, on trouve de fréquentes mentions du Sennin, ou Magicien des Montagnes, qui, par d’étranges pratiques et la découverte d’un élixir magique, a atteint le pouvoir de vivre éternellement, et passe maintenant son temps à parcourir le ciel de midi sur le dos des cigognes pour rejoindre les réunions secrètes de sa mystérieuse confrérie.
Les empereurs de Shin envoyèrent des expéditions à la recherche de la potion d’immortalité dans les mers de l’Est, et les membres, craignant de revenir les mains vides, se seraient installés au Japon, où des familles entières revendiquent leur descendance jusqu’à nos jours.
Les empereurs Hâng, eux aussi, n’étaient pas insensibles à ce genre d’activités et, à maintes reprises, ils érigèrent des palais de culte pour leurs dieux, qui furent invariablement renversés par les protestations confucéennes. Leurs expériences en alchimie, cependant, produisirent de nombreux composés, et l’on peut attribuer l’origine de la merveilleuse porcelaine émaillée de Chine à leurs découvertes fortuites.
Mais l’organisation définitive du taoïsme en secte est due aux travaux de Rikujusei et de Sokensi au début des Six Dynasties. Ils adoptèrent la philosophie de Laotse et le rituel des bouddhistes, dans le but d’accroître la portée et la sanction des notions populaires. Et ce sont eux qui déclenchèrent la terrible série de persécutions qui furent si désastreuses pour les bouddhistes du nord de la Chine, avant que le libéralisme de la dynastie Tang ne permette aux confucéens, aux bouddhistes et aux taoïstes de vivre côte à côte dans une tolérance mutuelle.
Sur le plan philosophique, le bouddhisme fut accueilli à bras ouverts par les laoïstes, qui y virent une avancée par rapport à leur propre philosophie. Les premiers maîtres de la doctrine indienne en Chine furent pour la plupart des étudiants de Laotse et de Soshi. Et Yéon enseigna même ces livres comme une préparation nécessaire à la compréhension de l’idéalisme abstrait d’Ashvaghosha et de Nagarjuna.
D’un point de vue plus concret, les premiers taoïstes accueillaient les images de Bouddha comme celles de l’un de leurs propres dieux. Le Sennin (Sorcier des Montagnes) d’or que Hanchow, l’un des généraux Hâng, rapporta comme trophée d’une incursion aux frontières du Tibet au Ier siècle, était considéré, comme son nom l’indique, comme comparable aux images taoïstes déjà existantes en Chine. Il fut donc placé parmi les divinités taoïstes et vénéré selon des rites similaires au palais Kansen, ou Salle des Sources Douces.
Le roi de So, au deuxième siècle de l’ère chrétienne, étant un taoïste convaincu, était également un bouddhiste fervent. Au troisième siècle, lorsque l’empereur Korei fondit une image de Bouddha en or, il fondit en même temps une image de Laotse. Tout cela prouve qu’à cette époque reculée, les deux religions n’étaient pas opposées, comme l’affirment les ouvrages taoïstes ultérieurs.
Kutsugen. — Prince de So, province du Yang-Tsé. Ses conseils furent rejetés par le roi de So, et il fut exilé. Pour s’affirmer, il écrivit de grands poèmes sur la solitude – l’homme qui se tient à l’écart des hommes – cherchant dans la nature son seul ami, dans l’idéalisation son seul refuge, puis se suicida par noyade. Aujourd’hui encore, sa mort est pleurée chaque année par de grandes foules.
Mencius. — Moshi ou Mencius vécut environ un siècle après Confucius. Avec Bunno et Confucius, la bienveillance était prêchée comme le secret de l’association humaine. Mencius ajoute la notion de devoir, décrivant l’obligation mutuelle comme la loi. L’idéogramme du devoir est ici très évocateur ; il est composé de mouton et d’ego. Mes moutons, c’est-à-dire le devoir. L’idéogramme de la bienveillance est « homme » et « deux en deux », l’oubli de soi.
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Le Dragon. — Depuis l’essor du taoïsme, ce symbole se retrouve partout dans l’art chinois et japonais, dès qu’il s’agit d’exprimer l’infini. Il symbolise le pouvoir du Changement, la souveraineté suprême. La personne impériale peut toujours être décrite comme ayant un corps ou un visage de Dragon.