Note éditoriale | Page de titre | Le Tao dans son aspect transcendantal et dans sa manifestation physique |
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Avec une modestie rare et une intelligence de soi remarquable, Confucius se décrivait comme « un transmetteur, non un créateur, quelqu’un qui aimait et croyait aux anciens ». Cette estimation judicieuse résume assez bien la position du plus éminent maître de Chine. Si incalculable qu’ait été son influence sur des millions d’êtres humains, elle est davantage due à son bon sens inébranlable, soutenu par la force morale de son caractère, qu’à une puissance intellectuelle remarquable ou à la nouveauté de ses idées.
Mais une cinquantaine d’années avant Confucius vécut un autre grand Chinois qui, outre son amour de l’Antiquité, jouit d’une grande renommée en tant que penseur profond et original. Hormis l’abondante légende et mythe qui s’accumula bientôt autour de son nom, on sait très peu de choses sur la vie et la personnalité de Lao Tseu, et même le maigre récit conservé dans l’histoire de Ssŭ-ma Ch’ien doit être considéré avec suspicion. Toutes les prétendues rencontres et conversations avec Confucius peuvent être rejetées sans risque, non seulement en raison de difficultés chronologiques, mais aussi parce qu’elles constituent précisément le genre d’inventions susceptibles d’être répandues à une époque ancienne et peu critique. Nous n’avons cependant pas besoin, [ p. 10 ], d’aller aussi loin que ceux qui contestent l’existence même de Lao Tseu en tant qu’individu et considèrent le livre qui paraît sous son nom comme un simple recueil de fragments de philosophie proverbiale antique. Une certaine couleur, en effet, est donnée à cette théorie par l’incertitude qui s’attache à l’interprétation correcte du nom Lao Tzŭ, qui est diversement expliqué comme (1) Vieux Garçon, parce qu’il est dit être né avec une barbe blanche (mais nous pouvons plutôt soupçonner que l’histoire a été inventée pour expliquer le nom) ; (2) Fils de Lao, c’est le nom de famille de la mère vierge qui l’a conçu à la vue d’une étoile filante ; ou (3) Vieux Philosophe, en raison du grand âge auquel il a écrit son livre immortel, le Tao Tê Ching.
La mention de ce classique, ou « Traité de la Voie et de la Vertu » (comme on pourrait le traduire, faute de meilleurs équivalents anglais), nous amène naturellement à la question épineuse de savoir si le texte qui nous est parvenu peut réellement être attribué à Lao Tseu, ou s’il ne s’agit pas plutôt d’une compilation déformée et non autorisée de ses paroles, ou même d’un simple faux d’une époque ultérieure. Les Chinois eux-mêmes, on peut le remarquer, sont presque unanimes à nier son authenticité. On a insisté sur la nécessité de tenir compte ici des préjugés confucéens ; mais les preuves internes à elles seules devraient suffire à dissiper l’idée, à laquelle de nombreux sinologues éminents se sont accrochés, selon laquelle le Tao Tê King dans sa forme actuelle pourrait éventuellement représenter l’œuvre réelle de Lao Tseu. D’un autre côté, il est fort probable qu’une grande partie de ce texte corresponde substantiellement à ce qu’il a dit ou [ p. 11 ] a écrit, bien que rassemblées négligemment et reconstituées au hasard. Ssŭ-ma Ch’ien, qui publia son histoire en 91 av. J.-C., et qui était par conséquent bien plus éloigné de Lao Tseu que nous de Shakespeare, nous dit que le Sage a écrit un livre de cinq mille mots et plus ; et, en effet, à cette époque, le Tao Tê Ching existait peut-être sous sa forme actuelle. Mais quiconque réfléchit à la situation turbulente de la Chine au cours des siècles qui ont suivi, et à l’état chaotique de la littérature primitive avant les travaux de Confucius, sans parler de l’autodafé des livres en 213 av. J.-C., aura du mal à se convaincre que Ssŭ-ma Ch’ien ait jamais eu sous les yeux les écrits réels du philosophe.
Aussi arbitraire et confuse que puisse paraître la disposition du Tao Tê King, on peut y déceler une ligne de pensée cohérente. Et bien qu’aucun inventeur de paradoxes aussi vaste que Lao Tseu ne puisse espérer atteindre une cohérence absolue et invariable, il est aisé de constater que le Tao Tê King est bien plus qu’un simple amas d’aphorismes épars ; il constitue en réalité l’esquisse bien définie, quoique rudimentaire, d’un grand système de philosophie transcendantale et éthique. Si ce magnifique schéma de pensée n’a jamais atteint sa pleine expression dans l’ouvrage de Lao Tseu, c’est en grande partie parce qu’il s’efforçait perpétuellement de transmettre ses idées dans un langage encore imparfaitement développé, et inadapté à des conceptions philosophiques absconses. Ceci, combiné à une extraordinaire [ p. 12 ] la concision du langage est la cause de l’obscurité qui plane sur plusieurs parties du texte, et que les efforts d’innombrables commentateurs n’ont guère réussi à dissiper. C’est à ce vaste champ d’imagination ainsi ouvert que nous devons les découvertes surprenantes, dans le corps de l’ouvrage, de la doctrine de la Trinité et du mot hébreu pour Jéhovah, à peine déguisé sous son apparence chinoise. Malheureusement, ces deux théories, autrefois célèbres, sont aujourd’hui totalement discréditées.
La véritable valeur du Tao Tê King ne réside pas dans de telles puérilités, mais dans sa richesse d’allusions suggestives et de phrases riches de sens, chacune contenant un monde de pensée en soi et susceptible de se développer en volumes. Nous ignorons si Lao Tseu a jamais développé les germes de pensée lancés avec une telle prodigalité. En tout cas, il ne reste aucune trace de ce développement. Et si Lao Tseu n’a pas réussi à élaborer son propre système, la tâche n’a jamais été accomplie de manière satisfaisante par ceux qui lui ont succédé. Il est vrai qu’une énorme superstructure de littérature taoïste a été érigée sur les fondations fragiles du Tao Tê King, mais ces auteurs taoïstes ont rapidement abandonné l’austérité de la voie de Lao Tseu pour les domaines plus attrayants du rituel et de la magie. Lao Tseu était un Socrate qui n’a jamais trouvé de Platon ou d’Aristote pour récolter la belle moisson qu’il avait semée ; même Chuang Tzŭ, le plus grand de ses disciples, dont le style littéraire exquis contraste étrangement avec les phrases rudes du Tao Tê Ching, semble à peine avoir saisi le véritable esprit de son Maître, et est enclin à se perdre dans les vagues spéculations d’un mysticisme rêveur.
L’œuvre de Lao Tseu, cependant, a su attirer l’attention par ses propres mérites. Elle fut officiellement reconnue comme « canon » ou « classique » sous l’empereur Ching Ti (156-140 av. J.-C.) de la dynastie Han. Après cela, l’étude du Tao survécut à de nombreuses vicissitudes, tantôt sous le coup d’un doute, tantôt à nouveau en grande faveur à la Cour. Un empereur avait l’habitude de disserter sur les doctrines de Lao Tseu devant ses ministres réunis, et dénigrait sans hésiter quiconque s’étirait, bâillait ou crachait pendant son discours. Un autre publia une édition du Tao Tê Ching, décrit dans la préface comme « la racine de toutes choses, le maître des rois et le joyau le plus précieux du public ». Le premier empereur de la dynastie Chin tardive demanda si le Tao était d’une quelconque utilité au gouvernement. Chang Ch’ien-ming lui répondit qu’« avec le Tao, un cadavre pourrait gouverner l’Empire ». Par décrets successifs, le Tao Tê Ching fut rendu obligatoire à l’examen de fin d’études secondaires ; chacun était tenu d’en posséder un exemplaire, et l’ouvrage fut gravé sur pierre dans les deux capitales. Plus tard, des exemplaires imprimés furent distribués à tous les directeurs d’éducation, et l’ouvrage fut traduit dans la langue des Tartares Nü-chên. Finalement, Kubilai Khan ordonna que tous les livres taoïstes soient brûlés, à l’exception du Tao Tê Ching, témoignant ainsi d’une juste appréciation du fossé séparant Lao Tseu des auteurs ultérieurs du Tao.
Français Compte tenu du caractère décousu et inartistique de l’ouvrage, et de son antagonisme avec [ p. 14 ] de nombreux principes du confucianisme orthodoxe, il n’est pas étonnant que les érudits autochtones, avec une véritable subordination chinoise de la matière à la forme, professent rarement le tenir en grande estime ; et, en effet, ses qualités ne sont pas de nature à séduire fortement une race essentiellement obstinée et matérialiste. Pourtant, à la réflexion, il apparaîtra certainement que l’enseignement de Lao Tel n’a pas été dépourvu de résultats pratiques. La grande leçon politique du laisser-faire est une leçon que le peuple chinois a bien assimilée et peut-être poussée à l’excès ; on peut même dire qu’elle imprègne leur vie nationale plus profondément que n’importe quelle doctrine de Confucius. De deux grands maux de la civilisation moderne – le fléau de la législation excessive et le fléau d’une bureaucratie envahissante et autoritaire – la Chine est remarquablement libre ; et dans peu d’autres pays l’individu jouit d’une liberté d’action aussi absolue. Ainsi, dans l’ensemble, on peut dire que les Chinois ont adopté les principaux principes de gouvernement de Lao Tseu, avec un succès non négligeable. Il est difficile de croire qu’un empire rigidement despotique, encombré d’un arsenal fastidieux de lois et de statuts, ait pu rester homogène et intact pendant une période aussi longue. Qui peut douter que l’immense majorité de la Chine ait réussi à défier l’action désintégratrice du temps en raison même de son inertie et de sa placidité ? On a suggéré que Lao Tseu aurait abouti à cette doctrine de non-ingérence en observant que le Pouvoir suprême, le Tao, gouverne l’Univers selon des lois fixes, tout en laissant à l’homme une liberté de volonté apparemment illimitée. Quoi qu’il en soit, il était [ p. 15 ] sans aucun doute le premier homme à prêcher l’évangile de la paix et de l’inaction intelligente, étant à cet égard, comme à bien d’autres égards, bien en avance sur son époque.
En ces temps troublés, où le pays était déchiré par des querelles intestines et où l’esprit militariste était omniprésent, il est remarquable de le voir exprimer une aversion absolue pour la guerre, même si, à n’en pas douter, ce n’était que la conséquence logique de son système de quiétisme. Rares sont ceux qui ne peuvent s’empêcher d’être frappés par la similitude de ton entre les paroles de Lao Tseu et l’Évangile énoncé six siècles plus tard par le Prince de la Paix. Deux paroles célèbres en particulier confèrent à Lao Tseu la gloire d’avoir anticipé la noble moralité du Sermon sur la Montagne. Les chicaneurs qui placeraient la Règle d’or de Confucius au-dessous de celle du Christ auront du mal à accepter que Lao Tseu ait dit : « Réponds à l’injure par la bonté » et « Je veux être bon envers ceux qui ne sont pas bons afin de les rendre bons. » Cent cinquante ans plus tard, Platon parvint à la même conclusion dans le premier livre de la République.
Il est intéressant d’observer certains points de contact entre Lao Tseu et les premiers philosophes grecs. On peut le comparer à la fois à Parménide, qui dénigrait la connaissance sensible et enseignait l’existence de l’Un par opposition au Multiple, et à Héraclite, dont la théorie de l’identité des contraires rappelle certains paradoxes de notre Sage. Mais c’est avec Platon que les parallèles les plus frappants apparaissent. Il n’a pas échappé à l’attention que l’on retrouve une certaine ressemblance avec la doctrine platonicienne des idées dans les [ p. 16 ] « formes » que Lao Tseu conçoit comme résidant dans le Tao. Mais, à ma connaissance, personne n’a encore souligné la ressemblance étroite entre le Tao lui-même et cette curieuse abstraction que Platon appelle l’Idée du Bien. La fonction et les attributs de cette conception grandiose ne sont pas exposés aussi complètement ni aussi clairement que ceux du Tao, mais elle couvre certainement bien plus que la connotation morale ordinaire de notre mot « bien ». [1] C’est à la fois la Cause créatrice et soutenante de l’Univers, la condition de toute connaissance et le Summum Bonum, ou objet suprême du désir humain. Étant une entité métaphysique, elle ne peut être perçue par l’œil ou l’oreille des sens, et est donc ridiculisée par l’homme inférieur et peu intelligent, tandis que seuls quelques-uns peuvent entrer en communion étroite avec elle. Or, tout cela pourrait tout aussi bien servir de description du Tao. D’un autre côté, l’inactivité et le repos, sur lesquels le penseur chinois insiste tant comme caractéristiques premières du Tao, auraient été moins intelligibles pour le Grec et semblent nous rapprocher du bouddhisme.
Le manque d’informations fiables sur Lao Tseu est très décevant. On ne peut s’empêcher de souhaiter que certains détails mineurs touchant la vie de Confucius puissent être échangés contre un récit personnel authentique, même bref, de son contemporain plus âgé. Tout ce que nous savons avec certitude, c’est qu’après avoir passé la majeure partie de sa vie dans l’État de Tcheou, il partit à un âge avancé [ p. 17 ] vers l’Ouest, franchit la frontière et ne laissa plus jamais parler de lui. Ainsi, la silhouette gigantesque de Lao Tseu ne se dessine que vaguement à travers la brume des âges, et pour se faire une idée de sa personnalité, il faut se contenter de ses propres phrases grossières. Il y a un passage frappant où il se décrit, mi-sarcastique, mi-sérieux, comme un idiot et un bouffon comparé aux hommes ordinaires, et cela, semble-t-il indiquer, est le résultat de son adhésion au Tao. Ces mots, manifestement écrits avec une grande amertume, lui ont peut-être été arrachés par le sentiment de son incapacité à convertir une génération insouciante qui refusait le Tao qu’il vénérait comme la chose la plus précieuse au monde. En se présentant, lui, l’homme du Tao, sous un jour aussi désavantageux, son propos rejoignait probablement celui de Platon dans l’allégorie de la Caverne, où il dépeint l’aveuglement et la confusion de ceux qui redescendent dans les ténèbres de leur prison après avoir contemplé l’éclat éblouissant du soleil.
Le découragement de Lao Tseu aurait été plus grand encore s’il avait pu prévoir comment son enseignement pur et idéaliste allait être entraîné dans le bourbier d’une superstition dégradante, qui, depuis des siècles, a fait du taoïsme un symbole de reproche. Bien que fréquemment décrit comme l’une des « trois religions de Chine », ce culte n’est en réalité qu’un amas inextricable de jongleries et de fraudes, absorbé par diverses croyances populaires et d’autres sources, y compris le credo rival du bouddhisme, et dirigé par un corps de prêtres recrutés dans les bas-fonds de l’Empire. Un tel sort, cependant, est moins étonnant que déplorable, car le grand Fondateur lui-même ne s’est donné aucune peine pour établir un système praticable. Il a exposé des sentiments élevés et négligé les détails simples sans lesquels ses idées ne pouvaient porter leurs fruits. De plus, en fin de compte, l’idéalisme ne peut jamais espérer s’imposer dans les affaires humaines, jusqu’à ce que s’ouvre l’ère nouvelle dont Platon rêvait il y a longtemps, et que notre monde soit mûr pour la domination des Rois Philosophes.
1, ROUTE WILLCOTT, ACTON,
21 juin 1904.
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16:* Lao Tseu, comme Platon, ne distingue guère la Connaissance de la Vertu, les aspects rationnel et moral de la nature humaine. La Vertu est pour lui simplement la connaissance du Tao, tout comme pour Platon, c’est la connaissance du « Bien ». ↩︎