[ p. 47 ]
L’esprit s’épuise par la multitude des paroles ; mieux vaut conserver un juste milieu. L’excellence d’une demeure réside dans son emplacement ; l’excellence d’un esprit dans sa profondeur ; l’excellence du don dans la charité ; l’excellence du discours dans la véracité ; l’excellence du gouvernement dans l’ordre ; l’excellence de l’action dans l’habileté ; l’excellence du mouvement dans la ponctualité.
Celui qui s’empare de plus qu’il ne peut contenir se passerait de rien. Si une maison regorge de trésors d’or et de jade, il sera impossible de tous les protéger.
Celui qui s’enorgueillit de sa richesse et de son honneur précipite sa chute. Celui qui frappe avec une pointe acérée ne sera pas en sécurité longtemps.
Celui qui embrasse l’unité de l’âme en subordonnant ses instincts animaux à la raison pourra échapper à la dissolution. Celui qui s’efforce d’atteindre la tendresse peut devenir semblable à un petit enfant.
Si un homme est lucide et intelligent, peut-il être sans connaissance ?
Le Sage s’intéresse à l’intérieur et non à l’extérieur ; il met de côté l’objectif et s’en tient au subjectif.
[ p. 48 ]
Entre oui et oui, quelle petite différence ! Entre le bien et le mal, quelle grande différence !
Ce que le monde révère ne doit pas être traité avec irrespect.
Celui qui n’a pas confiance dans les autres ne trouvera pas confiance en eux.
Se voir soi-même, c’est être clairvoyant. Puissant est celui qui se conquiert lui-même.
Celui qui se dresse sur la pointe des pieds ne peut pas rester debout ; celui qui écarte largement les jambes ne peut pas marcher.
Les courses et la chasse excitent le cœur de l’homme jusqu’à la folie.
La lutte pour des biens rares pousse l’homme à commettre des actes qui lui sont préjudiciables.
Le lourd est le fondement de la lumière ; le repos est le maître de l’agitation.
Dans sa vie quotidienne, le prince sage ne s’écarte jamais de la gravité et du repos. Bien qu’il possède un palais somptueux, il y demeure avec une calme indifférence. Comment le seigneur d’une myriade de chars pourrait-il se comporter avec légèreté au sein de l’Empire ? La légèreté perd le cœur des hommes ; l’agitation fait perdre le trône.
Le voyageur habile ne laisse aucune trace ; l’orateur habile ne commet aucune erreur ; l’expert en calcul ne se sert d’aucun décompte. Qui sait fermer n’utilise aucun verrou, et pourtant vous ne pouvez ouvrir. Qui sait lier n’utilise aucun lien, et pourtant vous ne pouvez défaire.
Parmi les hommes, ne rejetez personne ; parmi les choses, ne rejetez rien. C’est ce qu’on appelle l’intelligence globale.
L’homme bon est le maître de l’homme mauvais ; l’homme mauvais est la matière sur laquelle travaille l’homme bon. Si l’un n’apprécie pas son maître, si l’autre n’aime pas sa matière, alors, malgré leur sagacité, ils s’égarent. C’est un mystère de grande importance.
De même que la matière brute est divisée et transformée en récipients utilisables, le Sage met à profit sa simplicité [1] et devient ainsi le souverain des souverains.
Le cours des choses est tel que ce qui était devant est maintenant derrière ; ce qui était chaud est maintenant froid ; ce qui était fort est maintenant faible ; ce qui était complet est maintenant en ruine. C’est pourquoi le Sage évite l’excès, l’extravagance et la grandeur.
Qu’est-ce qui vous est le plus proche, la gloire ou la vie ? Qu’est-ce qui vous est le plus cher, la vie ou la richesse ? Quel est le plus grand mal, le gain ou la perte ?
Les ambitions démesurées impliquent nécessairement de grands sacrifices. Une grande accumulation entraîne forcément de lourdes pertes. Qui sait quand il a assez n’aura pas honte. Qui sait quand s’arrêter ne subira aucun préjudice. Un tel homme peut espérer une longue vie.
Il n’y a pas de péché plus grand que l’ambition, pas de calamité plus grande que le mécontentement, pas de vice plus répugnant que la convoitise. Celui qui est content a toujours assez.
Ne désirez pas être rare comme le jade, ni commun comme la pierre.
Le Sage n’a pas d’idées arrêtées, mais il partage celles des gens et les fait siennes. Vivant dans le monde, il craint que son cœur ne soit souillé par le contact du monde. Tous les hommes ont les yeux et les oreilles fixés sur lui. Le Sage les considère tous comme ses enfants.
J’ai entendu dire que celui qui possède le secret de la vie, en voyage, ne fuira ni le rhinocéros ni le tigre ; en entrant dans un camp ennemi, il ne s’équipera ni d’épée ni de bouclier. Le rhinocéros ne trouve en lui aucun endroit où planter sa corne ; le tigre n’a aucun endroit où planter sa griffe ; le soldat n’a aucun endroit où planter son épée. Et pourquoi ? Parce qu’il n’a aucun endroit où la mort puisse pénétrer.
Voir les petits commencements est une vision claire. Se reposer dans la faiblesse est une force.
Celui qui sait planter ne verra pas sa plante arrachée ; celui qui sait tenir une chose ne la verra pas s’envoler. Fils et petits-fils se prosterneront devant son sanctuaire, qui subsistera de génération en génération.
La connaissance harmonieuse est dite constante. La connaissance constante est dite sagesse. [2] L’accroissement de la vie est dit félicité. L’esprit qui dirige le corps est dit force.
Soyez carré sans être anguleux. Soyez honnête sans être méchant. Soyez droit sans être pointilleux. Soyez brillant sans être ostentatoire.
Les bonnes paroles vous feront gagner de l’honneur sur la place publique, mais les bonnes actions vous feront gagner des amis parmi les hommes.
[ p. 51 ]
Je voudrais être bon envers les bons ; je voudrais aussi être bon envers les méchants, afin de les rendre bons.
Je veux garder la foi avec les fidèles, et je veux aussi garder la foi avec les infidèles, afin qu’ils deviennent fidèles.
Même si un homme est mauvais, comment peut-il être juste de le rejeter ?
Répondez à l’injure par la gentillesse.
Les choses difficiles de ce monde ont dû être faciles ; les grandes choses ont dû être petites. Attaquez-vous aux choses difficiles tant qu’elles sont faciles ; accomplissez de grandes choses tant qu’elles sont petites. Le Sage ne prétend jamais rien faire de grand, et c’est pourquoi il est capable d’obtenir de grands résultats.
Celui qui croit toujours les choses faciles les trouvera forcément difficiles. C’est pourquoi le Sage anticipe toujours les difficultés, et c’est ainsi qu’il ne les rencontre jamais.
Pendant que les temps sont calmes, il est facile d’agir ; avant que les problèmes à venir ne projettent leur ombre, il est facile d’élaborer des plans.
Ce qui est fragile se brise facilement ; ce qui est minuscule se dissipe facilement. Prenez des précautions avant que le mal n’apparaisse ; réglez les choses avant que le désordre ne s’installe.
L’arbre, qui a besoin de deux bras pour s’étendre sur toute sa circonférence, est né d’une toute petite pousse. Cette tour, haute de neuf étages, s’élevait d’un petit monticule de terre. Un voyage de mille kilomètres commençait par un seul pas.
Un grand principe ne peut être divisé ; c’est pourquoi [ p. 52 ] il se trouve que de nombreux contenants ne peuvent le contenir. [3]
Le Sage sait ce qu’il y a en lui, mais ne fait pas étalage ; il se respecte, mais ne recherche pas l’honneur pour lui-même.
Savoir, mais faire semblant de ne pas savoir, est le comble de la sagesse. Ne pas savoir, et pourtant prétendre savoir, est un vice. Si nous considérons ce vice comme tel, nous y échapperons. Le Sage n’a pas ce vice. C’est parce qu’il le considère comme un vice qu’il y échappe.
Utilisez la lumière qui est en vous pour retrouver votre clarté de vue naturelle. La perte du corps n’est alors pas accompagnée d’une calamité. C’est ce qu’on appelle la double endurance.
Dans la gestion des affaires, les gens échouent constamment au moment même où ils sont sur le point de réussir. S’ils prenaient autant de soin à la fin qu’au début, ils n’échoueraient pas dans leurs entreprises.
Celui qui promet à la légère ne tiendra sûrement pas sa promesse.
Celui dont l’audace le pousse à s’aventurer sera tué ; celui qui est assez courageux pour ne pas s’aventurer vivra. De ces deux-là, l’un a le bénéfice, l’autre le préjudice. Mais qui connaît la véritable cause de la haine du Ciel ? C’est pourquoi le Sage hésite et peine à agir.
Les violents et les obstinés ne meurent pas de mort naturelle.
Les vraies paroles ne sont pas belles ; les belles paroles ne sont pas vraies.
[ p. 53 ]
Les bons ne sont pas querelleur ; les querelleur ne sont pas bons.
Telle est la voie du Ciel, qui profite et ne nuit pas. Telle est la voie du Sage, dont les actions sont exemptes de tout esprit de conflit.
49:* Il existe un jeu de mots avec le mot p’u, simplicité, dont le sens original est « matière non travaillée ». ↩︎
50:* Il doit toujours y avoir une juste harmonie entre l’esprit et le corps, aucun des deux ne devant surpasser l’autre. Dans de telles circonstances, les facultés mentales seront constantes, invariables, toujours prêtes à être utilisées lorsqu’elles sont sollicitées. Et un tel état mental est ce que Lao Tseu appelle ici « sagesse ». ↩︎
52:* Autrement dit, un principe qui s’applique au tout s’applique aussi à une partie. Puisque vous pouvez diviser le tout qui le contient, vous n’êtes pas libre de diviser le principe. ↩︎