© 2002 Christine Baussain
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Dalamatia, la cité des cents de Caligastia, Dilmun, la cité des nodites | Le Lien Urantien — Numéro 23 — Automne 2002 — Table des matières | Poème pour Jésus |
La campagne est grise sous le ciel tout blanc. À perte de vue, les champs labourés s’offrent à la petite pluie fine, insistante, de fin d’hiver. Il y a beau temps que haies et chemins creux ont perdu la bataille contre le remembrement! À l’orée du village, bien discret derrière le haut mur du jardin, l’ashram silencieux semble désert. Mais il me reconnaît et m’accueille, comme d’habitude, par une grande bouffée de joie et d’amour au fond de la poitrine.
Aux murs, des gourous oranges couverts de fleurs. Arjuna sur son char. Krishna bleu et son serpent. L’encens omniprésent. Le silence. Il y a longtemps que je ne suis pas venue, et je suis si heureuse de les retrouver, les ashramites et les quelques disciples « habitués ». Le gourou est en voyage. Tant mieux, sans lui il y aura moins de monde, et l’emploi du temps sera plus souple! Et puis ce n’est pas mon gourou, celui qui m’a initiée : voilà trois ans qu’il a quitté ce plan. Je connais moins bien celui-ci, j’ai du mal à établir le contact.
Pronam, mains croisées sur la poitrine. À peine quelques mots échangés, c’est dans le silence que tout se passe. Mais les yeux en disent si long ! Pourtant, à part pendant les repas où il est impératif, le silence n’est pas obligatoire. Mais la méditation creuse les êtres: tout ce qui n’est pas au Centre s’amenuise.
Petite chambre minimaliste, les horaires sont sur la table. Au mur, la lignée des gourous. Automatiquement, j’installe mes affaires dans un ordre rigoureux, que je ne respecte même pas chez moi ; la rigueur, le calme, sont un baume sur la précipitation endémique qui me parasite et que j’apporte malgré moi du dehors.
Le déroulement des journées est bien réglé :
Les repas, végétariens bien sûr, exotiques parfois — the Indian touch après la bénédiction et dans le plus grand silence. Les règles de pureté sont rigoureuses: les disciples n’ont pas accès à la cuisine, le couvert du gourou est lavé et rangé à part, n’importe quel aliment ne se cuisine pas avec n’importe quel autre … Le résultat est délicieux, sain, vivifiant. La connaissance des lois de l’énergie porte ses fruits jusqu’au fond des assiettes.
Les réunions au salon, moins pour discuter que pour le simple plaisir d’être ensemble. On n’est pas là pour échanger des nouvelles, on est là pour chercher Dieu, et le poids de ce but unique toujours à la conscience, l’immensité de la tâche, les souffrances partagées relient les disciples d’un amour compassionnel vrai, une écoute profonde, un intérêt gratuit et sincère, la marque de l’ascèse qui vide les êtres de leur moi superficiel.
Dans la chapelle, méditation. Assise du corps et du mental. Observer les pensées. Être celui qui pense. Celui qui regarde celui qui pensait. Celui qui est. Affûter l’instrument, que Dieu ait enfin un jour une chance de se faire entendre sans trop de friture sur la ligne … Travail intense sur les corps subtils; la connaissance yogique de l’énergétique humaine est sans égale. À moins d’un entraînement d’athlète, on ne médite ni l’estomac plein, ni dehors, ni allongé, ni en musique — ni quand on a trop sommeil ! Alors deux fois par jour, tôt le matin, dans l’obscurité (je suis souvent en retard) et le soir, après la puja et le chant, méditation. J’en rajoute même une petite tranche en milieu de journée, par gourmandise !
Pourtant, depuis quelques années, mon chemin s’individualise, et ce n’est pas sans tiraillements. L’aspect culturel très marqué des symboles me pèse: je ne suis pas née en Inde, et quelque chose que j’identifie mal ne « fonctionne » plus. De plus, je délaisse de plus en plus la méditation « orthodoxe », celle qu’il « faudrait » que je pratique: la petite goutte ne retourne pas à l’océan. Elle reste entière, identique à ellemême, toute pure, toute vide, et se fraye son chemin (quel chemin?) vers l’origine de toute chose, la somme et le support de toute existence, une source aimante et personnelle. Au-delà des mots et des définitions d’école, dans un silence abyssal, la méditation devient rencontre.
Je vis mal cette séparation larvée d’avec une pratique de presque vingt ans. Cela m’attriste et je n’arrive pas à en parler, même au gourou. Je sais qu’il n’y a plus aucune transaction, aucun compromis possible: c’est mon chemin ou rien, et quand bien même devrais-je le suivre dans la solitude la plus complète. Mais malgré tout j’ai parfois l’impression de trahir, de faire le jeu d’un ego spirituel que je connais bien et dont je ne me méfie jamais assez. Je quitte l’ashram à chaque fois un peu plus apaisée, centrée, reliée, et à chaque fois avec cette toute petite pointe d’amertume d’être à part. Je ne sais plus.
_So ham _— je suis Cela.
C’est pourtant vrai …
Toutes les abbayes ne datent pas du Moyen Âge. Celle-ci compte à peine deux siècles, et depuis longtemps sa renommée a passé les frontières. Elle a fondé des filles sur plusieurs continents, qui portent au loin la gloire de Saint Benoît. Blottie en plein cœur de la forêt, elle se mérite: à mes premières visites, malgré la carte, je m’étais perdue ! Aujourd’hui, pour la première fois, je ne suis pas venue en touriste : je reste.
Petite chambre minimaliste, les horaires sont sur la table. Au mur, la croix. Ordre, calme, silence, ouf. Je m’étais bien promis de commencer la journée par les laudes — j’avais rayé les vigiles d’emblée — mais je n’y arriverai pas non plus; on n’est pas ici pour faire de l’héroïsme … en tout cas pas moi. Les moines, eux, dans leurs cellules ou à l’église, assurent une continuité de prière tout au long du cycle des 24 heures.
Dès 9 heures le matin, l’office. Avec vêpres et complies, j’aurai au minimum trois moments forts chaque jour pour m’approcher un peu plus de la Présence.
Petit à petit, des bâtiments de l’hôtellerie sortent les fidèles, qui convergent vers l’église; les moines ont leurs chemins à eux. Je ne connais pas de spectacle spirituellement plus beau, plus touchant pour l’âme, qu’une foule déjà recueillie se dirigeant au son des cloches, du muezzin, du schofar ou, pourquoi pas, en silence, vers un lieu consacré. C’est notre participation à tous les cultes de tous les univers, le pauvre petit reflet urantien de l’adoration cosmique rendue au Père. On sent se réjouir les anges. Le calendrier liturgique est fixé pour toute la chrétienté, et il est doux de ressentir comme tout autour du monde, un même jour, les mêmes textes sont lus ou chantés dans toutes les langues et de toutes les façons possibles. La fraternité des hommes devient tangible.
La pratique spirituelle sous clôture s’appuie consciemment sur le déséquilibre engendré par l’absence de l’autre sexe. Une assemblée de moines n’a pas du tout la même énergie qu’une assemblée de moniales. Elle est plus compacte, plus dure, peut-être plus fermée aussi. L’élan vertical est sans ambages, sans fioritures; les regards complètement intériorisés n’invitent pas au dialogue, encore moins à la confidence. Et pourtant, dans le tête-àtête, une ouverture se révèle, une chaleur, un accueil, un amour, qui laissent attendri, heureux — la marque de l’ascèse qui vide les êtres de leur moi superficiel.
À midi le repas rassemble les retraitants dans la grande salle commune; les moines mangent à part. Bonne grosse nourriture « des familles »; visiblement, ici, le corps est bien loin de l’âme. Brouhaha indescriptible. On papote, on rit, on s’interpelle; il faut mettre la main à la pâte (mettre la table, aller chercher les plats, faire la vaisselle, ranger …) et tout est occasion de communiquer. Les conversations tournent essentiellement autour de a) la santé, b) le temps qu’il fait, a fait ou fera, c) la vie des paroisses. Comme on ne se connaît pas, il faut bien choisir des thèmes où l’on se reconnaît! La prière avant le repas, la lecture pendant le repas, le silence, bref, le repas consacré, c’est pour les moines. Peut-être ont-ils voulu faire plaisir à leurs hôtes en leur accordant cette liberté ? Visiblement on apprécie ; moi, pas trop. Il me faudra plusieurs jours avant de supporter plus facilement ce déjeuner qui m’étourdit un peu. Mais l’épreuve est courte : dès la fin des vêpres commence le Grand Silence, jusqu’à la fin du petit déjeuner du lendemain. Visiblement, c’est dur : on chuchote, on parle avec les mains, on rit sous cape — je pense à l’ashram
La prière, le contact avec la nature, être concrètement coupée de tous ces soucis et plaisirs variés qui éloignent de soi, font merveille. L’expérience est au rendez-vous, la Présence s’installe tout de suite, et perdure.
Et bien sûr — je ne changerai donc jamais — la « périphérie » me pèse bientôt. Pourquoi le rituel? pourquoi la hiérarchie de ceux qui transmettent et de ceux qui reçoivent? pourquoi ces dogmes, ces règles creuses et surannées, ces prières figées au cours des siècles, dont certains mots me choquent durement? Lentement, insensiblement, je regagne cette position d’outsider qui me colle à la peau. Je ne supporte plus rien qui s’interpose entre Dieu et moi, j’aspire désespérément à une communion sans faille avec mes frères, dans l’expérience et son expression, sans retenue, sans arrière pensée, dans une unité parfaite, qui visiblement n’a pas cours sur cette planète.
Gloire à Dieu le Père tout puissant,
À son fil Jésus Christ le Seigneur,
À l’Esprit qui habite en nos cours,
Pour les siècles des siècles, amen.
Ça, en tout cas, je prends.
Périgord, Pays de l’Homme. Pays de l’Esprit, aussi? pourquoi, chaque année, tant de séminaires, de rencontres, congrès, stages… autour de la religion, de la pratique spirituelle, du développement personnel? Qu’est-ce qu’elle a, cette terre de Dordogne, pour qu’on y sente si fort, plus proche qu’ailleurs, la présence du Tout Autre ? Je ne sais pas, c’est comme ça, c’est tout. Mon premier séminaire a eu lieu ici, il y a bien longtemps, et depuis, il ne s’est presque pas passé d’année sans que je ne revienne au moins une fois en session de ceci ou de cela.
Aujourd’hui, mon cœur est en fête. Je vais revoir celui que j’aime par-dessus tout, celui qui m’accompagne et m’aide depuis bientôt quinze ans, le maître yogi qui revient régulièrement d’un bout ou de l’autre du monde s’occuper de ses disciples français. Il n’est pas mon gourou, pourtant c’est lui mon repère, ma référence, mon point fixe. Il m’a connue au tout début de mon chemin, encore dans l’œuf, et chacune de nos rencontres épisodiques a toujours été une pierre miliaire sur ma route. Plusieurs fois j’ai été le témoin médusé de sa stupéfiante maîtrise de l’énergie — toujours en toute discrétion, gratuité, comme « en passant ». Il est connaissance, il est sagesse, équilibre, intelligence, simplicité, courage, patience, humilité, puissance, mais il est aussi humour, sens de la répartie et bon appétit. Il est surtout amour, inconditionnel, absolu et définitif. Il est un des plus grands maîtres qu’il m’ait été donné d’approcher, et je suis allée en chercher partout. Il est un jivan mukta, un libéré vivant.
Mon indéracinable et constitutive liberté de pensée m’a toujours permis de garder une saine distance entre son enseignement et moi ; j 'en prends et j’en laisse, et ça n’a plus aucune importance. Il y a belle lurette que je ne relis plus mes notes, je n’en prends même plus, j’écoute, j’intègre, j’applique ce dont j’ai besoin — et j’avance.
Le voici assis là-bas au centre de l’estrade, petite silhouette blanche au milieu des fleurs. À plus de 80 ans, il en paraît à peine 60 . Je n’avais pas prévu de rester; j’ai déjà fait ce séminaire, je voulais juste, outre embrasser quelques amis retraitants, recevoir le darshan, la bénédiction de sa simple présence, avant de continuer ma route vers des amis qui m’attendent. Mais en quelques mots, il a tout changé : « mais entrez donc! si vous voulez, si vous avez le temps, ne pouvez-vous pas rester un peu avec nous?» Ce n’est pas le genre de proposition que je refuserais, surtout connaissant le poids que peut avoir chacune de ses paroles. Alors je suis restée.
Et il enseigne. Il explique, raconte, répond aux questions, dirige les mantras… J’ai une chaise tout au fond de la salle; deux cents dos nous séparent. Je me lasse vite de tendre l’oreille et de fixer mon regard; je m’intériorise, l’extérieur s’éloigne… et je perds le contrôle. Mon corps pèse de plus en plus, devient brûlant, je suis entourée d’une chape indescriptible d’une énergie presque tangible tellement elle est dense ; à l’intérieur du corps, autour, c’est effarant, je n’ai pas les mots, je ne peux même pas penser ce qui se passe, je m’abandonne. Là-bas, en même temps, il continue à enseigner. Un murmure devenu incompréhensible, sauf, pendant quelques secondes, quelques mots juste pour moi, qui, seuls, parviendront à mon cerveau.
Au bout d’à peine une heure et demi, la session est terminée. L’énergie s’est calmée. Personne n’a rien remarqué. Il passe devant moi sans un mot, sans un sourire, sans un regard. C’était la seule attitude possible, et je lui suis reconnaissante. Dieu sait quand je le reverrai, mais je ne suis pas triste. Il fait tellement partie de ma vie qu’il ne s’éloigne jamais vraiment.
Mon départ est discret. Incapable de parler, je disparais comme une ombre, sans dire au revoir à personne. Il me faudra longtemps, seule dans la forêt, pour retrouver l’équilibre, intégrer ce que je peux de ce que j’ai reçu, et que je mettrai des mois à reconnaître.
Je reprends la route dans un complet bonheur. Plus de questions, plus d’inquiétude, plus de tristesse. La nature de la réalité, c’est l’Unité. Je le sais, je baigne dedans, elle est en moi je l’ai mangée. Il n’y a rien qui sépare, que le mental. C’est elle qui règne derrière les apparences, les règles humaines, les lignes de conduite et les écoles de pensée. Avec un peu moins d’orgueil dans la tête et un peu plus d’amour dans le cour, elle est là tout de suite, puisqu’elle est là toujours. Elle est à l’ashram et à l’église, dans la forêt et à la maison, elle est dans l’Amour qui nous unit tous, l’Amour de Celui-là Seul Qui Est et par qui nous avons l’Être, l’Amour dont je déborde.
C’est tellement beau — c’est tellement simple — je souris aux anges.
Christine Baussain
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