[ p. 139 ]
Cette traduction est tirée d’une transcription du texte tel qu’il figure dans le très beau manuscrit de Ceylan sur plaques d’argent, aujourd’hui conservé au British Museum[1]. Les lettres, parfaitement formées, sont gravées dans l’argent ; le manuscrit présente la particularité que chaque phrase est répétée avec une légère modification de la collocation des mots. Ainsi, la première phrase est ainsi rédigée :
Evam me sutam. Ekam samayam Bhagavâ Bârânasiyam viharati Isipatane Migadâye. Moi evam sutam. Ekam samayam Bhagavâ Bârânasiyam Isipatane Migadâye viharati.
Comme cette répétition est simplement effectuée pour la sécurité du texte, elle n’a pas été suivie dans la traduction.
Ce texte appartient à l’Anguttara Nikâya. M. Léon Feer a lithographié le traitement du Samyutta dans ses « Textes tirés du Kandjour[2] », ainsi que le texte du passage correspondant du Lalita Vistara et la traduction tibétaine de ce poème. Le texte sanskrit, dans la mesure où il est parallèle à notre Sutta, se trouve également dans l’édition du Lalita Vistara par Rajendra Lal Mitra (p. 540 et suiv.) et le texte tibétain, avec une traduction française, dans le « rGya Cher Rol Pa » de M. Foucaux. Le Dr Oldenberg vient de publier le traitement du Vinaya contenu dans le Mahâ Vagga I, 6. Il est identique mot pour mot à notre Sutta (sauf le § 1, qui ne s’y trouve évidemment pas). Le Samyutta développe l’idée de la partie numérotée ci-dessous, §§ 9-20, et contient également des paragraphes similaires concernant les bhikkhus eux-mêmes. Le [ p. 140 ] Lalita Vistara diffère considérablement sur des détails mineurs, mais est substantiellement identique en ce qui concerne les Nobles Vérités et les huit divisions du Noble Sentier.
Une traduction de ce Sutta, trouvée parmi les papiers de M. Gogerly après sa mort, fut publiée dans le journal de la Ceylon Asiatic Society pour 1865 : et le journal Asiatique pour 1870 contenait une traduction et une analyse complète de M. Léon Feer.
Il serait difficile d’estimer trop haut la valeur historique de ce Sutta. Il ne fait aucun doute que la très ancienne tradition acceptée par tous les bouddhistes quant au contenu du discours est correcte, et que nous y trouvons réellement un résumé des mots par lesquels le grand penseur et réformateur indien a, pour la première fois, promulgué avec succès ses nouvelles idées. Il nous présente en quelques phrases courtes et concises l’essence même de ce système remarquable qui a eu une influence si profonde sur l’histoire religieuse d’une si grande partie de l’humanité.
Le nom que lui ont donné les premiers bouddhistes — la mise en mouvement de la roue du char royal du domaine suprême du Dhamma — signifie, comme je l’ai montré ailleurs[^3], non pas « la rotation de la roue de la loi », comme on l’a habituellement rendu, mais « l’inauguration, ou la fondation, du Royaume de la Justice ».
Est-il possible que les moulins à prières du Tibet aient conduit à l’incompréhension et à la mauvaise traduction aujourd’hui si courantes ? Mais qui expliquerait un passage du Nouveau Testament par une superstition répandue, par exemple, en Espagne au XIIe siècle ? Ainsi, lorsque M. Da Cuñha pense que le Dhamma est symbolisé par la roue, parce que « Gotama ignorait le commencement et était incertain quant à la fin[^4] », il me semble suivre une méthode vicieuse d’interprétation de telles figures de style. Il est indéniable que le terme « roue » aurait pu impliquer l’idée qu’il y met. Mais si nous voulons savoir ce qu’il implique, nous devons nous laisser entièrement guider par l’usage antérieur du mot à l’époque où il fut employé pour la première fois au sens figuré : et cet usage antérieur ne permet que l’interprétation donnée ci-dessus. Peut-être, cependant, M. Da Cuñha ne fait-il que copier (pas très exactement) M. Alabaster, qui a dit : « Bouddha, comme j’ai essayé de le montrer dans d’autres parties de ce livre, n’a pas tenté d’enseigner le commencement de l’existence, mais l’a supposé comme un cercle roulant de causes et d’effets. C’était son cercle ou la roue de la loi[^5]. »
C’est pourquoi M. Alabaster intitule son très utile ouvrage sur le bouddhisme siamois « La Roue de la Loi », expression qu’il considère, dès la première page de sa préface, comme équivalente à celle de bouddhisme. Mais sa théorie sur la signification de ce terme semble reposer sur une mauvaise compréhension d’un passage de la Vie de Bouddha en siamois, qu’il traduit ici. À la page 78, il traduit son texte ainsi : « La Sainte Roue enseignée par la Loi est abondante de douze manières », et il explique cela à la page 169 comme faisant référence aux douze Nidânas, la chaîne des causes et des effets. Or, ce passage du texte siamois rappelle manifestement la « manière dodécimale » évoquée à ce propos dans notre Sutta (§ 21), et ne fait aucunement référence aux Nidânas.
Une meilleure explication de ce mot est la légende du Trésor de la Roue, que l’on trouvera plus loin dans le « Livre du Grand Roi de Gloire »[3]. Ce passage montre que ce personnage appartenait à ce cercle d’images poétiques que les premiers bouddhistes empruntaient si souvent aux poètes védiques précédents pour décrire les événements les plus importants de la vie de leur vénéré Maître. Et, comme le jour de la Pentecôte chez les premiers chrétiens, cette Inauguration du Royaume de Justice était considérée à juste titre par eux comme un tournant dans l’histoire de leur foi. Nous le retrouvons même dans les dernières sections de notre Sutta ; et plus tard, les poètes de tous les pays bouddhistes ont rivalisé d’imagination pour exprimer l’importance de cet événement.
« Le soir était comme une belle jeune fille ; les étoiles [ p. 142 ] étaient les perles de son cou ; les nuages sombres ses cheveux tressés ; l’espace qui s’approfondissait sa robe flottante. Pour couronner, elle avait les cieux où demeurent les anges ; ces trois mondes étaient comme son corps ; ses yeux étaient les fleurs de lotus blanches qui s’ouvrent à la lune montante ; et sa voix était comme le bourdonnement des abeilles. Pour rendre hommage au Bouddha et entendre la première prédication de sa parole, cette belle jeune fille est venue. » Les anges (devas) se pressent pour entendre le discours jusqu’à ce que les cieux soient vides ; et le bruit de leur approche est comme la pluie d’un orage ; Tous les mondes habités par des êtres sensibles sont vidés de vie, de sorte que l’assemblée était infinie. Mais au son de la trompette glorieuse de Sakka, le roi des dieux, elle se tut comme une mer sans vagues. Et alors, chacun des innombrables auditeurs crut que le sage se tournait vers lui-même et lui parlait dans sa propre langue, bien que celle utilisée fût le mâgadhi !
Il est très curieux que ce dernier chiffre soit si étroitement analogue au langage utilisé pour décrire l’événement correspondant de l’histoire de l’Église chrétienne : et j’ignore la source exacte à laquelle Hardy (Manuel du bouddhisme, p. 186) le fait dériver. Mais je pense qu’il est hautement improbable qu’il y ait un quelconque emprunt, d’un côté comme de l’autre.
On ne peut nier qu’il y a une réelle beauté, typiquement orientale, dans les diverses expressions employées par les bouddhistes ; et que l’enthousiasme qui les a suscitées était bien fondé. Jamais dans l’histoire du monde un plan de salut n’avait été présenté d’une nature aussi simple, aussi libre de toute influence surhumaine, aussi indépendant, voire aussi antagoniste, de la croyance en l’âme, de la croyance en Dieu et de l’espoir d’une vie future. Et nous ne devons pas laisser notre appréciation de l’importance de cet événement être influencée par notre désaccord avec les opinions exprimées. Que celles-ci soient justes ou fausses, ce fut un tournant dans l’histoire religieuse de l’humanité lorsqu’un réformateur, animé d’une volonté morale des plus sincères et formé à toute la culture intellectuelle [ p. 143 ] de son temps, a avancé délibérément, et avec une connaissance des points de vue opposés, la doctrine d’un salut à trouver ici, dans cette vie, dans un changement intérieur du cœur, à réaliser par la persévérance dans un simple système de culture de soi et de maîtrise de soi.
Ce système, comme on le verra, est appelé le Noble Sentier et se divise en huit sections ou divisions, chacune commençant par le mot sammâ – un mot pour lequel nous n’avons pas d’équivalent réel en français, bien qu’il ait été rendu par des termes tels que « juste », « parfait » et « correct ». Notre mot « juste », dans certains de ses usages, constituerait une traduction suffisamment adéquate, mais il repose sur une dérivation différente et connote un ensemble d’idées auxquelles sammâ n’a pas fait allusion. Utilisé comme adjectif, ce mot – signifiant littéralement « aller avec » – signifie soit « général, commun », soit « correspondant, mutuel », et comme adverbe, « communément, habituellement, normalement », ou « convenablement, convenablement, correctement » ; et donc, dans un sens secondaire, et faisant allusion à ces deux idées, « rond, adapté et parfait, normal et complet ». Lorsqu’il est utilisé pour caractériser des choses aussi différentes que la langue, les moyens de subsistance et les croyances, le sens du terme n’est en aucun cas difficile à saisir ; mais il est difficile, voire impossible, de trouver un seul mot anglais qui, dans chaque cas, en transmette toute la force sans y introduire une idée étrangère. Soucieux de suivre fidèlement la forme d’expression pâli, j’avais initialement adopté, dans mon manuel de « bouddhisme », le mot unique « droit » pour toute la traduction du texte ; et je m’en suis tenu à ce mot ci-dessous, bien que j’estime que ce mot ne rende absolument pas la force de la préposition sam ({grec sun-}, con-), qui est la partie essentielle du pâli sammâ. Mais je pense que le sens de l’idéal bouddhique, du résumé qui constitue la doctrine la plus essentielle, l’essence même du bouddhisme, serait mieux mis en évidence par une traduction diversifiée, comme je l’ai tenté ultérieurement dans un article de la Fortnightly Review (n° CLVI) ; ou, comme ci-dessus (p. 107), avec l’interprétation autorisée en annexe. Il exécuterait alors [ p. 144 ]
1. Vues justes ; exemptes de superstition ou d’illusion.
2. Objectifs justes ; élevés et dignes de l’homme intelligent et sérieux.
3. Parole juste ; aimable, ouverte, véridique.
4. Bonne conduite ; paisible, honnête, pure.
5. Moyens de subsistance corrects ; ne pas causer de préjudice ou de danger à aucun être vivant.
6. Effort juste ; dans l’auto-formation et dans la maîtrise de soi.
7. La pleine conscience juste ; l’esprit actif et vigilant.
8. Contemplation juste ; réflexion sérieuse sur les mystères profonds de la vie.
Il est intéressant de noter que Gogerly, qui a d’abord traduit sammâ par correct[^7], a ensuite adopté l’autre méthode[4] ; et comme ces huit divisions de la vie parfaite sont d’une importance vitale pour une compréhension correcte de ce qu’était réellement le bouddhisme, j’ajoute ici dans des colonnes parallèles ses deux versions des termes utilisés :
— | — |
1. Vues correctes (de la vérité). | Doctrines correctes. |
2. Pensées correctes. | Une perception claire (de leur nature). |
3. Mots corrects. | Véracité inflexible. |
4. Conduite correcte. | Pureté de conduite. |
5. Un moyen de subsistance correct. | Une occupation sans péché. |
6. Efforts corrects. | Persévérance dans le devoir. |
7. Méditation correcte. | Méditation sacrée. |
8. Tranquillité correcte. | Tranquillité mentale. |
Les différentes expressions de ces deux listes visent dans tous les cas (sauf peut-être le second) à transmettre la même idée. La seconde division (sammâ-sankappo) ne prête pas vraiment à caution. Sankappo signifie volonté, volition, détermination, désir ; cet effort de volonté dans les différentes affaires de la vie qui résulte du sentiment qu’un certain résultat sera souhaitable. La seule variation de sens réside dans le fait que l’accent est parfois davantage mis sur l’effort implicite de la volonté, parfois davantage sur le désir implicite [ p. 145 ] qui la met en action. « Motif » serait un terme un peu trop impersonnel, « volition » une traduction trop métaphysique ; « buts » ou « aspirations » me semblent exprimer au mieux le sens voulu dans ce passage.
Dans le n° 7 (sammâ-sati), sati signifie littéralement « mémoire », mais il est utilisé en référence à l’expression constamment répétée « attentif et réfléchi » (sato sampagâno) ; il désigne cette activité de l’esprit et cette présence d’esprit constante qui sont l’un des devoirs les plus fréquemment inculqués au bon bouddhiste. La traduction de Gogerly aurait dû être réservée à la dernière division (sammâ-samâdhi), cette méditation prolongée sur les profonds mystères de la vie, qui est présentée dans la Grande Décès[5] comme le complément et l’accessoire nécessaires à l’intelligence et à la bonté. La raison et les œuvres sont bonnes en elles-mêmes, mais elles doivent être rendues parfaites par ce samâdhi qui, dans le bouddhisme, correspond à la foi dans le christianisme.
Cet idéal bouddhiste de vie parfaite présente une analogie des plus instructives d’un point de vue historique avec les idéaux des derniers penseurs païens d’Europe avant l’avènement du christianisme, et avec ceux des représentants modernes de ce que l’on a appelé l’athéisme fervent. Lorsqu’après des siècles de réflexion, une unité panthéiste ou monothéiste s’est dégagée du chaos du polythéisme – lui-même un animisme modifié ou un polydémonisme animiste –, il est toujours apparu une école pour laquelle les discussions théologiques ont perdu leur intérêt et qui a cherché une nouvelle solution aux questions auxquelles les théologies ont donné des réponses contradictoires, dans un nouveau système où l’homme devait œuvrer ici-bas à son propre salut. C’est leur place dans le progrès de la pensée qui nous aide à comprendre pourquoi il existe tant de points communs entre le philosophe agnostique de l’Inde, les stoïciens de Grèce et de Rome, et certaines des écoles les plus récentes de France, d’Allemagne et parmi nous.
[^3] : « Bouddhisme », p. 45.
[^4] : « Mémoires sur la relique de la dent », etc., p. 15.
[^5] : « La Roue de la Loi », [ p. 288 ].
[^7] : Journal de la Société asiatique de Ceylan, 1845.