[ p. 135 ]
C’est le silence du Bouddha qui a induit en erreur tant de ses commentateurs. L’enseignant qui, tout en nous exposant les enjeux fondamentaux de la vie, garde le silence sur ses réalités et ses principes ultimes, doit s’attendre à ce que sa philosophie – la philosophie qui est au cœur de son silence – soit mal comprise. Ce n’est pas seulement qu’il ne nous donne aucune clé dans le labyrinthe de ses pensées profondes, laissant ainsi chacun libre de l’explorer par lui-même. Il expose la foi de son cœur à un autre danger, plus grave encore. Parmi ceux qui s’intéressent à ses idées de manière spéculative, rares sont ceux qui se contenteront de considérer son silence comme purement agnostique. La majorité y verra soit la négation, soit la confirmation de ses propres préjugés philosophiques. Le dogmatique positif, convaincu que les réalités ultimes de l’existence sont telles et telles, y verra un défi et un défi, et lui appliquera les épithètes qu’il réserve à la négation de sa propre foi. Le dogmatique négatif insistera sur le fait qu’il s’agit d’une concession polie à la faiblesse de l’« orthodoxe », et que derrière elle se cache une conception de la vie aussi fondamentalement négative que la sienne. Dans les deux cas, le silence du Maître sera interprété comme un déni et une révolte.
Tel est le sort qui est arrivé au Bouddha. Parce qu’il n’a rien dit de Dieu, il est tenu – par les « orthodoxes » comme par les « incroyants » – pour avoir « nié le divin ». Parce qu’il a peu parlé du « Soi », et que ce peu était principalement négatif, [^33] il est tenu pour avoir nié l’Égo. Et on lui attribue toutes les conséquences de ces terribles dénégations. Lui qui, par principe, a gardé le silence sur ce qui est, l’ultime, est censé avoir élaboré un système complet de pensée négativement ultime.
Rien dans l’histoire de la pensée humaine n’est plus dramatique ni plus significatif que le silence de Bouddha. Essayons d’en sonder les profondeurs. Qu’il y ait une profonde signification spirituelle, qu’il y ait une conviction spirituelle profonde, au cœur de ce silence, ne fait guère de doute. Ce n’est pas par indifférence que Bouddha, parmi tous les hommes, devint et resta jusqu’au bout un agnostique apparent. Et, hormis l’indifférence, bien qu’il puisse y avoir silence sur les « grandes choses », il ne peut y avoir d’agnosticisme (au sens de neutralité métaphysique) dans la vie intérieure du penseur. Un état d’équilibre mental parfait est incompatible avec un intérêt vif pour les problèmes profonds de l’existence. Le silence de Bouddha semble avoir été l’accomplissement délibéré d’un vœu auto-imposé. En tout cas, il y avait une intention profonde derrière lui ; et cette intention devait résulter, non pas d’une indifférence philosophique, mais d’une théorie magistrale des choses.
[ p. 137 ]
Plus j’étudie attentivement les récits dans lesquels Bouddha répond par le silence aux curieux et donne ses raisons, et plus je m’abandonne librement à l’influence subtile de leur atmosphère, plus forte est ma conviction que Bouddha gardait le silence, lorsqu’on abordait des questions métaphysiques, non pas parce qu’il n’avait rien à dire sur des sujets importants, mais parce qu’il en avait beaucoup trop, parce qu’il était submergé par le flot de ses propres pensées puissantes, et parce que les canaux d’expression que les marchands d’énigmes de son époque l’invitaient à utiliser étaient à la fois trop étroits et trop superficiels pour apaiser son âme. Il en va de même sur le plan de l’émotion spirituelle pour celui de la pensée spirituelle. « Le silence », dit un personnage de Shakespeare,
« est le plus parfait annonciateur de joie :
Je ne serais pas très heureux si je pouvais dire à quel point.
[paragraphe continue] Le murmure du fleuve, comme nous le rappelle un autre poète, est submergé et réduit au silence par le flot de la marée montante de la mer insondable. Cette comparaison a la beauté de la vérité. L’esprit visité par des vagues de pensées (ou d’émotions) qui englobent le monde a plus à dire que ce que les mots peuvent exprimer, ou que ce que d’autres esprits peuvent recevoir. Il existe, en effet, des âmes douées pour qui le canal de la poésie offre un débordement (plutôt qu’un exutoire) à leurs pensées déferlantes. Pour le reste d’entre nous (comme Bouddha l’a clairement vu), il n’y a qu’un seul exutoire disponible : celui de l’action, de la conduite, de la vie ; et la vie aura un but plus fort et une portée plus vaste lorsque le silence est derrière elle que lorsque sa force motrice est un flux de mots. Le silence du Bouddha lui-même est si éloquent et si significatif qu’il semble enfin, lorsqu’on s’y familiarise, donner un aperçu plus clair des secrets de son âme que n’importe quelle confession formulée de mots n’aurait jamais pu le faire.
Écoutons maintenant les raisons invoquées par Bouddha lui-même (ou ceux qui ont parlé en son nom) pour justifier son silence. Étudions les trois récits que le Dr Oldenberg a sélectionnés pour illustrer son attitude face aux questions qui interrogeaient les penseurs de son époque. Le premier est ainsi conçu :
Le moine errant Vacchagotta se rendit alors auprès de l’Exalté. Arrivé près de lui, il le salua. Après l’avoir salué, il échangea quelques mots amicaux avec lui et s’assit à côté de lui. Assis à côté de lui, le moine errant Vacchagotta s’adressa à l’Exalté et lui dit : « Qu’en est-il, vénérable Gotama ? L’Égo existe-t-il ? »
« Quand il dit cela, l’Exalté resta silencieux.
« Comment donc, vénérable Gotama, n’y a-t-il pas d’Ego ? »
Et l’Exalté garda toujours le silence. Alors le moine errant Vacchagotta se leva de son siège et s’en alla.
« Mais le vénérable Ananda, lorsque le moine errant Vacchagotta fut parti au loin, dit bientôt à l’Exalté :
« Pourquoi, sire, l’Exalté n’a-t-il pas [ p. 139 ] donné une réponse aux questions posées par le moine errant Vacchagotta ? »
« Si moi, Ânanda, lorsque le moine errant Vacchagotta m’a demandé : « L’Ego existe-t-il ? » j’avais répondu : « L’Ego est », alors, Ânanda, j’aurais confirmé la doctrine des Samanas et des Brahmanas qui croient en la permanence. Si moi, Ânanda, lorsque le moine errant Vacchagotta m’a demandé : « L’Ego n’existe-t-il pas ? » j’avais répondu : « L’Ego n’existe pas », alors, Ânanda, j’aurais confirmé la doctrine des Samanas et des Brahmanas qui croient en l’annihilation. Si moi, Ânanda, lorsque le moine errant Vacchagotta m’a demandé : « L’Ego existe-t-il ? » j’avais répondu : « L’Ego est », cela aurait-il servi mon dessein, Ânanda, en produisant en lui la connaissance : toutes les existences sont non-Ego ? »
« Ce ne serait pas le cas, Sire. »
« Mais si moi, Ananda, lorsque le moine errant Vacchagotta m’a demandé : « N’y a-t-il pas d’Ego ? » j’avais répondu : « L’Ego n’existe pas », alors, Ananda, cela n’aurait fait que précipiter le moine errant Vacchagotta d’une perplexité à une autre : « Mon Ego, n’existait-il pas auparavant ? Mais maintenant il n’existe plus ! »
Dans cette histoire, Bouddha donne deux raisons pour refuser de répondre à la question de Vacchagotta. On lui demande de répondre par oui ou par non. Quelle que soit sa réponse, une école de métaphysiciens ne manquera pas de le revendiquer. Et quelle que soit sa réponse, il ne manquera pas de déconcerter Vacchagotta.
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Que Bouddha n’ait pas eu de patience avec les métaphysiciens est démontré par ce récit et par d’autres. Il eut de nombreuses querelles avec eux. Il leur reprochait de jouer avec les mots, ce qui, d’une part, détournait les gens de l’essentiel et, d’autre part, profanait, par l’inadéquation de leurs symboles, les profonds mystères qu’ils prétendaient explorer. Il s’opposait à la conception erronée de la connaissance, de la vérité et de la réalité, qui sous-tendait leur dualisme superficiel et leur permettait de supposer que tous les problèmes de l’existence pouvaient être ramenés à un simple oui ou à un simple non. Par-dessus tout, il déplorait la perte de sang-froid que la futilité même de leurs querelles verbales rendait inévitable : la perte de la charité, de la sérénité, de la maîtrise de soi, de toutes les qualités qu’il avait appelé les hommes à cultiver. « La théorie selon laquelle le monde est éternel, la théorie selon laquelle le monde est infini, la théorie selon laquelle l’âme et le corps sont identiques » — de chacune de ces théories et de toutes celles qui lui sont apparentées, il dit la même chose — « cette théorie est une jungle, un désert, un spectacle de marionnettes, une contorsion et une entrave, et est associée à la misère, à la ruine, au désespoir et à l’agonie et ne tend pas à l’aversion, à l’absence de passion, à la cessation, à la quiétude, à la connaissance, à la sagesse suprême et au Nirvâna. » [1]
Mais nous comprendrons mieux son antipathie envers les métaphysiciens si nous considérons la seconde raison de son silence : sa crainte de tromper ou de dérouter Vacchagotta. [ p. 141 ] Le Dr Oldenberg pense qu’en donnant cette raison, il était bien près de dire qu’il n’y avait pas d’Ego, et que c’était seulement le respect des susceptibilités de Vacchagotta qui le gardait silencieux. Cette critique est, je pense, fondée sur une conception erronée de l’attitude mentale du Bouddha. Bouddha voyait assez clairement que la réponse à la question de Vacchagotta, comme à toutes les questions similaires, était « Oui et Non » – « Oui » de ce point de vue, « Non » de l’autre. Les mots qu’on lui attribue – des mots qui pourraient bien être les siens – suggèrent que des pensées du genre lui traversaient l’esprit : « L’Ego est réel au-delà de toute réalité, mais je ne peux espérer le faire comprendre à Vacchagotta. Si je lui dis que l’Ego est, il supposera que j’entends par ce mot ce qu’il fait, et il sera ainsi induit en erreur. Si, prévoyant cela, je lui dis que le corps n’est pas l’Ego, que les sensations ne sont pas l’Ego, que la conscience n’est pas l’Ego, etc. – si, dans mon désir de lui faire comprendre la réalité transcendante de l’Ego, je refuse de lui permettre de l’identifier à quoi que ce soit qu’il ait l’habitude de considérer comme réel – il en arrivera à la conclusion qu’il n’y a pas d’Ego, que le mot est un nom vide. Si, au contraire, je lui dis que, tel qu’il comprend le mot, il n’y a pas d’Ego, que le sentiment d’individualité, de séparation, qui lui semble être l’essence de Si le sentiment d’identité est illusoire (la séparation étant la négation même de la véritable identité), il sera tout aussi désemparé. Dans les deux cas, il aura l’impression de vivre un rêve. Que puis-je faire, alors, sinon me taire ?
Si Bouddha avait partagé l’antipathie fondamentale du Dr Paul Carus pour l’Ego – pour l’idée même d’individualité –, il aurait, je pense, sans hésitation répondu à la question du moine par un « non » catégorique ; car l’atomisme métaphysique, comme tout autre développement du matérialisme, est très facile à expliquer, la force du matérialisme résidant en ce qu’il est le système de pensée précis que l’homme moyen, qui a oublié l’enseignement de sa mère et fait taire les questionnements de son cœur, construirait pour lui-même – s’il se mettait à penser. Si Bouddha avait cru à l’Ego, comme le croit le chrétien pieux, comme quelque chose (pour reprendre les mots du Dr Rhys Davids) « qui s’envole du corps » et conserve son individualité pour toujours, il aurait répondu à la question du moine par un « oui » sans réserve ; car il aurait su que la conception de l’Ego du moine coïncidait avec la sienne, ou du moins s’en approchait. Qu’il n’ait dit ni « Oui » ni « Non » suggère qu’il ne croyait pas à l’Ego, comme le chrétien pieux y croit, ni qu’il n’y croyait pas, comme le fidèle de la « religion de la science » n’y croit pas ; et nous laisse libres de conjecturer que sa conception de l’Ego, quelle que soit la forme qu’elle ait pu prendre, transcendait le champ de la pensée ordinaire et ne se laissait pas traduire en un discours intelligible.
La deuxième histoire a été ainsi résumée pour nous par le Dr Oldenberg :
Le vénérable Mâlukya se rend auprès du Maître et exprime son étonnement devant le fait que son discours laisse sans réponse une série de questions parmi les plus importantes et les plus profondes. Le monde est-il éternel ou limité par le temps ? Le Bouddha Parfait survit-il au-delà de la mort ? Le Parfait ne survit-il pas au-delà de la mort ? « Il ne me plaît pas, dit le moine, que tout cela reste sans réponse et je ne le pense pas juste ; c’est pourquoi je suis venu auprès du Maître pour l’interroger sur ces doutes. Qu’il plaise au Bouddha d’y répondre s’il le peut. » « Mais quand quelqu’un ne comprend pas une chose et ne la connaît pas, alors un homme franc dit : « Je ne comprends pas cela, je ne sais pas cela. »
Nous le voyons : la question du Nirvâna est posée au Bouddha par ce moine aussi directement et clairement que possible. Et que répond Bouddha ? Il dit à sa manière socratique, non sans une pointe d’ironie : « Que t’ai-je dit jusqu’à présent, Mâlukyaputta ? Ai-je dit : Viens, Mâlukyaputta, et sois mon disciple ; je t’enseignerai si le monde est éternel ou non, s’il est fini ou infini, si la faculté vitale est identique au corps ou distincte de lui, si le Parfait survit après la mort ou ne survit plus, ou si le Parfait survit et en même temps ne survit plus après la mort, ou s’il ne survit ni ne survit plus ? »
« Ce que tu n’as pas dit, Sire. »
« Ou bien, poursuit Bouddha, m’as-tu dit : je serai ton disciple, déclare-moi si le monde est éternel ou non, et ainsi de suite ? »
« Mâlukya doit également répondre par la négative à cela.
« Si un homme, poursuit Bouddha, était frappé par une flèche empoisonnée et que ses amis et sa famille appelaient un médecin compétent, que se passerait-il si le blessé disait : « Je ne permettrai pas que ma blessure soit soignée avant de savoir qui est l’homme qui m’a blessé, s’il est un noble, un brahmane, un vaiçya, un Çûdra » — ou s’il disait : « Je ne permettrai pas que ma blessure soit soignée avant de savoir comment on appelle l’homme qui m’a blessé, et de quelle famille il est, s’il est grand, petit ou de taille moyenne, et comment a été fabriquée l’arme avec laquelle il m’a frappé. » Quelle serait l’issue de l’affaire ? L’homme mourrait de sa blessure.
Pourquoi le Bouddha n’a-t-il pas enseigné à ses disciples si le monde est fini ou infini, si le saint survit ou non au-delà de la mort ? Parce que la connaissance de ces choses ne conduit pas au progrès de la sainteté, car elle ne contribue pas à la paix et à l’illumination. Ce qui contribue à la paix et à l’illumination, le Bouddha l’a enseigné aux siens : la vérité de la souffrance, la vérité de l’origine de la souffrance, la vérité du chemin vers la cessation de la souffrance. « C’est pourquoi, Mâlukyaputta, tout ce que je n’ai pas révélé, que cela reste non révélé, et ce qui a été révélé, que cela soit révélé. »
Dans cette histoire, Bouddha prétend avoir enseigné à ses disciples tout ce qu’ils ont besoin de savoir et peuvent être amenés à comprendre. Il ne peut et ne veut pas leur enseigner plus que cela. Il en sait peut-être plus sur les réalités profondes de l’existence qu’il ne choisit de révéler. Mâlukya suggère qu’il [ p. 145 ] confesse ouvertement son ignorance, mais il ne répond pas. La raison de son silence est que, si les hommes doivent attendre que les questions de Mâlukya reçoivent une réponse adéquate, ils devront attendre éternellement, et entre-temps, les principales préoccupations de la vie – la recherche de la paix et de l’illumination, la pratique de la maîtrise de soi, le développement de la sympathie – seront oubliées et négligées. L’homme moyen peut soit demander aux « Docteurs » de répondre à ces grandes questions pour lui, soit essayer d’y répondre lui-même. Le résultat sera le même dans les deux cas. Les questions ne trouveront jamais de réponse, le Chemin ne sera jamais emprunté, et et, ce qui est pire, les mauvaises passions engendrées par la controverse verbale empoisonneront les sources de la vie spirituelle.
En lisant ce dialogue, nous semblons nous être éloignés de l’idée indienne selon laquelle la connaissance de la réalité est la première condition du « salut ». Mais, en vérité, nous ne l’avons jamais vraiment abandonnée. Le chemin métaphysique vers la connaissance était un chemin que Bouddha considérait avec méfiance et aversion ; mais la connaissance elle-même – la connaissance qui a sa contrepartie dans l’illumination intérieure, la connaissance de la réalité qui mène à la paix et à la délivrance – était le but même vers lequel le Chemin était censé mener. La vérité des choses, telle que Bouddha la concevait, ne pouvait être énoncée dans une série de formules, car (sans aller plus loin) les lois du langage rendraient cela impossible ; mais elle pouvait être vécue et respectée : c’est pourquoi il a recommandé aux hommes de maîtriser leurs passions et leurs désirs, et de cultiver la bonté et la bienveillance, afin que la croissance de leur [ p. 146 ] âmes pourraient être récompensées par l’expansion de leur conscience et l’approfondissement de leur vision, jusqu’à ce qu’il leur devienne possible de distinguer (au sens le plus vrai du terme) le fugace du permanent, le fantasmatique du réel. Les propositions auxquelles Mâlukya mettait le Bouddha au défi de répondre n’avaient que peu de sens pour lui. Nous pouvons tenir cela pour acquis. Mais il aurait pu les laisser de côté et tenter de révéler à ses disciples la foi profonde de son propre cœur. Qu’il n’ait rien tenté en ce sens ne prouve pas qu’il n’y avait pas de théorie maîtresse des choses derrière son enseignement formel. Lorsque nous lisons les mots « tout ce qui n’a pas été révélé par moi, que cela reste non révélé », nous ne pouvons que penser que ce qui « restait non révélé » était quelque chose qui méritait d’être révélé. Ce que le silence du Bouddha prouve, ou du moins suggère, c’est que la croyance de son cœur était trop profonde pour être exprimée par des mots, que les réalités qu’elle cherchait à englober et à coordonner transcendaient de loin la portée normale de la pensée humaine.
Ce que la première histoire nous laissait libre de conjecturer, la seconde nous l’a suggéré comme une hypothèse plausible : le silence de Bouddha résultait non pas de la vacuité de sa croyance, mais de l’abondance même de sa foi spirituelle. La troisième histoire rejoint la première et la deuxième, mais nous rapproche de la même conclusion.
« On raconte que le roi Pasenadi du Kosala, lors d’un voyage entre ses deux principales villes, Sâketa et Sâvatthi, rencontra un jour la nonne Khemâ, une disciple du Bouddha réputée pour sa sagesse. Le roi lui rendit hommage et l’interrogea sur la doctrine sacrée.
« Vénérable dame, demanda le roi, le Parfait existe-t-il après la mort ? »
« L’Exalté, ô grand Roi, n’a pas déclaré : le Parfait existe après la mort. »
« Alors, le Parfait n’existe-t-il pas après la mort, vénérable dame ? »
« Ceci aussi, ô grand Roi, l’Exalté ne l’a pas déclaré : le Parfait n’existe pas après la mort. »
« Ainsi, vénérable dame, le Parfait existe après la mort, et en même temps n’existe plus après la mort ? Ainsi, vénérable dame, le Parfait n’existe pas après la mort, et n’existe-t-il pas ? »
« La réponse est toujours la même : l’Exalté ne l’a pas révélée. . . .
Le roi est stupéfait. « Quelle est la raison, vénérable dame, pour quelle raison l’Exalté n’a-t-il pas révélé cela ? »
« Permettez-moi, répondit la nonne, de vous poser une question, ô grand roi, et répondez-moi comme vous le jugez opportun. Comment pensez-vous, ô grand roi, avoir un comptable, un maître de la monnaie ou un trésorier capable de compter les grains de sable du Gange, capable de dire : « Il y a tant de grains de sable, ou tant de centaines, ou de milliers, ou de centaines de milliers de grains de sable ? »
« Non, vénérable dame, je ne l’ai pas fait. »
« Ou as-tu un comptable, un maître de la monnaie ou un trésorier qui pourrait mesurer l’eau dans le grand océan, qui pourrait dire : il y a là-dedans tant de mesures d’eau, ou tant de centaines, ou de milliers, ou de centaines de milliers de mesures d’eau ? »
« Non, vénérable dame, je ne l’ai pas fait. »
Et pourquoi pas ? Le grand océan est profond, incommensurable, insondable. De même, ô grand Roi, si l’existence du Parfait est mesurée par les prédicats de la forme corporelle : ces prédicats de la forme corporelle sont abolis chez le Parfait, leur racine est coupée, ils sont taillés comme un palmier et mis de côté, de sorte qu’ils ne peuvent plus germer à l’avenir. Libéré, ô grand Roi, le Parfait est de ce que son être soit mesuré à l’aune du monde corporel : il est profond, incommensurable, insondable comme le grand océan. « Le Parfait existe après la mort », ceci n’est pas pertinent ; « le Parfait n’existe pas après la mort », ceci n’est pas pertinent non plus ; « le Parfait existe et n’existe plus après la mort », ceci n’est pas pertinent non plus ; « le Parfait n’existe ni n’existe après la mort », ceci n’est pas pertinent non plus. »
« Mais Pasenadi, le roi du Kosala, reçut le discours de la nonne Khemâ avec satisfaction et approbation, se leva de son siège, s’inclina respectueusement devant Khemâ, la nonne, se retourna et s’en alla. »
La réalité suprême – l’objet idéal de toute pensée élevée, de toute connaissance, de toute sagesse – est ici symbolisée par l’existence du Parfait. Et cette existence, nous dit-on, est « profonde, insondable, incommensurable comme le grand océan ». « Lorsqu’une telle raison », dit le Dr Oldenberg, « est invoquée pour écarter la question de savoir si le Parfait vit éternellement, cette simple justification n’est-elle pas une réponse ? Et cette réponse n’est-elle pas un « oui » ? Non, pas un être au sens ordinaire du terme, mais assurément pas un non-être ; un positif sublime, dont la pensée n’a aucune idée, pour lequel le langage n’a aucune expression, qui rayonne à la rencontre des désirs de l’assoiffé d’immortalité dans cette même splendeur dont l’apôtre dit : « L’œil n’a point vu, l’oreille n’a point entendu, et les choses qui ne sont point montées au cœur de l’homme, des choses que Dieu a préparées pour ceux qui l’aiment. »
La nonne Khemâ avait saisi l’esprit de l’enseignement de son Maître. L’explication qu’elle en donna s’accorde si bien avec celle qu’il aurait lui-même donnée, interrogé par Vacchagotta et Mâlukya, que nous devons la considérer comme au moins provisoirement vraie. Bouddha garda le silence parce que son cœur était débordant, parce qu’il avait trop à dire.
Quelles autres explications peut-on donner à son silence ?
Trois, et trois seulement, se présentent à mon esprit.
La première est qu’il était un agnostique pur et conséquent, un indifférentiste non seulement en présence des dogmatiques querelleurs, mais aussi au plus profond de son âme. S’il avait été ainsi, s’il avait été ce qu’aucun homme qui ressent et pense profondément n’est, il aurait dit à ses disciples qu’il considérait toutes les affirmations et toutes les solutions des problèmes ultimes avec la même indifférence, et ce faisant, il aurait expliqué et justifié son silence.
La seconde est que son attitude face aux grandes questions était celle d’une perplexité impuissante. Si tel avait été le cas, si la lumière de son enseignement clair et autoritaire avait été le reflet d’un brouillard impénétrable de doute, il l’aurait ouvertement dit, car une telle confession aurait renforcé son affirmation selon laquelle les hommes doivent parvenir à la délivrance, non en essayant de deviner des énigmes métaphysiques, mais en marchant sur le Chemin.
Ainsi, le simple fait du silence du Bouddha rend la première et la deuxième explication intenables.
La troisième est qu’il était un dogmatique négatif, s’abstenant, par crainte de scandaliser ses disciples et de paralyser leur énergie spirituelle, de formuler ouvertement ses négations radicales. C’est l’hypothèse que le Dr Rhys Davids, le Dr Paul Carus et d’autres sont disposés à accepter. J’ai déjà exposé les raisons de mon rejet de la première partie. Je vais maintenant examiner la seconde. Si Bouddha avait été un dogmatique négatif, se serait-il abstenu de formuler son credo nihiliste ? Je ne le pense pas. Il était si sincère et si profondément sincère qu’il n’aurait rien caché à ses disciples – nous pouvons le supposer d’emblée – de ce qu’il lui aurait été possible de leur communiquer. Or, il se trouve qu’un credo dont les formules sont toutes des négations est, de tous les credo, le plus facile à exposer ; et le fait que Bouddha n’ait fait aucune tentative pour exposer son credo est donc une preuve convaincante [ p. 151 ] que la foi de son cœur n’était pas la « religion de la science ». Lorsqu’il exposait son plan de vie, il donnait autant de raisons que possible pour inciter les hommes à l’adopter. Qu’il ait gardé d’autres raisons en réserve ne fait guère de doute. Si ces raisons occultes avaient pu être énoncées, il les aurait certainement énoncées. Qu’il ait joué l’opportuniste dans une question plus que de vie ou de mort, qu’il ait gardé le silence sur les principaux problèmes de la pensée humaine alors qu’il lui était possible et même facile d’en exposer la solution, cela me paraît incroyable.
La question qui nous est posée peut être débattue sur des bases autres qu’a priori. Des récits s’y rapportent. Juste avant sa mort, Bouddha aurait déclaré : « J’ai prêché la vérité sans faire de distinction entre doctrine exotérique et ésotérique ; car, en ce qui concerne la vérité, Ananda, le Tathâgata n’a pas le poing fermé d’un maître qui retient certaines choses. » La conclusion que le Dr Rhys Davids tire de ces mots – qu’il n’y a rien d’ésotérique dans le bouddhisme – n’est pas justifiée par les prémisses et est incompatible avec l’affirmation du Dr Rhys Davids lui-même selon laquelle, dans sa réponse aux deux jeunes brahmanes qui lui demandaient de leur montrer la voie de l’union avec Dieu, Bouddha aurait « adopté une position opportuniste » et approuvé des croyances qu’il désavouait au plus profond de son cœur. Il y a toujours, dans la nature des choses, quelque chose d’ésotérique dans la foi d’un homme qui a réfléchi profondément et sincèrement. Il y a beaucoup de pensées qu’il ne peut communiquer – les barrières qui l’entourent sont insurmontables – au commun des mortels. Il y a des pensées qu’il ne peut communiquer même à ceux qui partagent son attitude générale face aux problèmes les plus profonds. Il y a quelques pensées qu’il est contraint de taire, même à ceux dont la vie intérieure lui est très proche et chère. Et, derrière et au-delà de tout cela, il y a des mouvements de son être intérieur qui se transformeront probablement un jour en pensées, mais qui, en attendant, restent – non formulés et non formulables – en deçà du seuil de sa propre vie consciente. Lorsque Bouddha dit à Ananda qu’il n’avait rien caché à ses disciples, il contrastait sans doute ses propres méthodes avec celles des maîtres brahmaniques de son époque – des maîtres qui cachaient tout à leurs disciples, qui cherchaient à réglementer la vie du peuple jusque dans les moindres détails de conduite, sans pour autant justifier leurs prescriptions, et qui écrasaient ainsi la vie spirituelle de l’Inde sous le poids mortel d’un cérémonialisme apparemment dénué de sens. Et il voulait sans doute dire qu’il avait révélé à ses disciples tout ce qu’il lui était possible de leur révéler. Il ne voulait pas dire plus que cela : ou alors les histoires de son silence sont toutes fausses.
Mais quelle que soit la signification de ses paroles à Ananda, il est certain que celui qui les a prononcées n’était pas un opportuniste : il est certain que, s’il avait possédé une croyance aussi claire, aussi intelligible et aussi facile à formuler que la (soi-disant) « religion de la science », il l’aurait révélée à tous ceux qui venaient le consulter. Le Dr Rhys Davids ne tente pas d’harmoniser l’extrême franchise de celui qui prétendait n’avoir rien caché à ses disciples avec la frilosité de celui qui, tout en répondant à leur demande de conseils spirituels, a caché aux deux jeunes brahmanes son incrédulité envers le dogme fondamental de leur croyance. Mais la tentative mérite d’être faite. Il y a sûrement un juste milieu entre l’opportunisme complaisant qui permet à un homme de simuler une sympathie totale pour des croyances qu’il a depuis longtemps dépassées, et la candeur agressive qui le fait laisser échapper ou essayer de laisser échapper ce qu’il a en tête, avec pour résultat qu’il égare et trompe son prochain au nom sacré de la Vérité. « Il y a des choses, dit Joubert, que l’homme ne peut connaître que vaguement : les grands esprits se contentent d’en avoir des notions vagues ; mais cela ne suffit point aux esprits vulgaires. Il faut, pour leur repos, qu’ils se forgent ou qu’on leur offre des idées fixes et déterminées sur les objets même où toute précision est erreur. Ces esprits communs n’ont point d’ailes; ils ne peuvent se soutenir dans rien de ce qui n’est que de l’espace; il leur faut des points d’appui, des fables, des mensonges, des idoles. Mentez leur donc, et ne les trompez pas. Il vaut certainement mieux « mentir » aux hommes que les « tromper ». Mais Bouddha ne mentait pas aux « esprits vulgaires » de son époque. Il gardait le silence en leur présence.
Après avoir rejeté comme intenables trois explications plausibles du silence du Bouddha, nous nous trouvons face à la seule théorie qui tienne compte à la fois du fait de son silence et des raisons qu’il en a données : la théorie selon laquelle il avait sa propre croyance, une croyance qui touchait à la racine de toutes les grandes questions, mais qui, d’une certaine manière, le liait au silence. Une telle croyance existait déjà, en l’occurrence. La philosophie profondément spirituelle qui avait inspiré les auteurs des Upanishads était, par essence, ésotérique. La conception de Dieu – la Réalité Suprême – comme, d’une part, l’âme ou la vie intérieure de l’Univers, et, d’autre part, le véritable soi de chaque homme, est une conception en présence de laquelle la pensée devient une impertinence et la parole une profanation. Les sentiments qui naissent dans l’âme en réponse – s’il y a réponse – à une idée à la fois d’une ampleur irrésistible et d’une subtilité insaisissable, ne se laissent ni systématiser ni formuler, mais passent en un instant, dans la première pulsation de leur puissant mouvement, bien au-delà des limites de toute croyance tabulée. Les sages de l’Inde le ressentaient instinctivement, et c’est dans cet esprit qu’ils « laissaient leurs mots se réduire au minimum ». Même dans les Upanishads, composées non pas pour le monde entier, mais pour un cercle restreint de sages et de reclus, le langage utilisé est celui du paradoxe et de la négation. Ce sur quoi toute leur pensée était centrée – le Divin en l’homme – n’était pas pour eux un objet de curiosité scientifique, un être dont la nature pouvait être analysée de manière exhaustive ou dont les attributs pouvaient être énoncés dans une série de formules. Ils parlaient habituellement de lui [2] comme de « Cela ». Ils reculaient devant [ p. 155 ] lui appliquant un nom qui pourrait suggérer soit qu’il appartenait à une classe, soit qu’il avait une individualité propre. S’ils attribuaient quelque chose à lui, ils attribuaient aussitôt son contraire. Il est plus rapide que l’esprit, et pourtant il ne bouge pas ; il est à la fois lointain et proche ; il est à la fois le plus intérieur et le plus extérieur, et ainsi de suite. Le moment d’appréhension, lorsque la pensée s’efforce de le saisir, est aussi le moment de la déconfiture et du recul. La parole, la pensée, la vue, l’ouïe, chacune de ces choses à son tour est rendue possible par lui, et donc chacune à son tour échoue à l’atteindre. Il est au-delà de la vue, au-delà de la parole, au-delà de l’esprit, au-delà du connu, au-delà de l’inconnu. Il est voilé à la pensée par l’excès de sa propre lumière intérieure. Habitant le cœur de l’homme, « essence irrésistible » de toutes choses, rassemblant dans son infini intérieur toutes les limites les plus lointaines de l’Univers, il est à la fois trop subtil pour être saisi par un effort d’analyse mentale, et trop vaste pour être englobé par une quelconque envolée de pensée imaginative. « Celui qui y pense, c’est celui pour qui cela dépasse la pensée ; celui qui y pense, ne le connaît jamais. »
Les hommes qui devaient employer un tel langage dans les limites étroites d’un cercle ésotérique n’avaient d’autre choix que de se taire une fois ces limites franchies. Pour « ceux qui comprennent », le langage du paradoxe et de la négation a un sens ; mais les paradoxes déroutent les non-initiés, et le langage de la négation est susceptible d’être confondu avec celui du déni et de la révolte. Tel était donc le formidable problème auquel étaient confrontés les sages des Upanishads. Habités par une idée spirituelle, si profondément, [ p. 156 ] si inépuisablement vrai que, si seulement il pouvait être assimilé par le cœur de l’homme, il « rachèterait le monde » avec le temps. D’une part, les lois fondamentales de la pensée et du langage, d’autre part, la profondeur et la vérité mêmes de leur idée chérie les empêchaient de la révéler – en tant qu’idée – à l’humanité. Comment, alors, pouvaient-ils la faire pénétrer dans le cœur et la vie de leurs semblables ? La solution cérémonielle du problème, qu’ils adoptèrent comme un conseil de désespoir, se révéla inefficace ; et le problème resta sans solution jusqu’à ce que Bouddha lui-même le résolve – consciemment ou inconsciemment, c’est la question à laquelle nous sommes maintenant confrontés – en le transférant sur le plan de la vie pratique.
J’ai déjà tenté de démontrer que le schéma éthique du Bouddha était une interprétation pratique, une exposition, en termes de conduite et de vie humaines, de l’idée fondamentale des Upanishads. La coïncidence – à chaque point crucial – entre le schéma et l’idée était-elle accidentelle, ou délibérée ? Que cette dernière hypothèse soit, de loin, la plus raisonnable est trop évidente pour nécessiter une démonstration. Si nous hésitons à l’adopter, c’est que Bouddha, bien qu’il ait élaboré l’idée comme principe d’action avec une minutie constante et une habileté consommée, non seulement n’a pas tenté de l’exposer, mais a même, au seuil de leur enquête, renvoyé tous ceux qui cherchaient à aller au-delà du schéma à la philosophie qu’il incarnait. Mais cette difficulté disparaîtra si nous nous rappelons que si Bouddha, qui a consacré sa vie à prêcher [ p. 157 ] l’évangile de la délivrance à tous les hommes, avait accepté l’idée primordiale des Upanishads et l’avait fait sienne, il aurait été obligé par la force et la profondeur de sa foi en elle de l’entourer d’un silence inviolable.
Maillon après maillon, la chaîne de preuves a été forgée, reliant l’âme profonde de Bouddha à l’idéalisme spirituel de l’Inde ancienne. Il est vrai qu’en pareil cas, il ne faut pas chercher de démonstration ; mais il est également vrai que chaque nouveau maillon ajoute force et élasticité à la chaîne dans son ensemble. La théorie selon laquelle Bouddha était au fond un idéaliste spirituel a été confirmée de nombreux côtés. Le dernier argument qui la soutient – le dernier et non le moindre – est qu’elle, et elle seule, explique et justifie son silence.