« L’ingratitude manque davantage. » — Cette histoire fut racontée par le Maître à la Bambouseraie au sujet de Devadatta. Les Frères, assis dans la Salle de la Vérité, dirent : « Messieurs, Devadatta est un ingrat et ne reconnaît pas les vertus du Bienheureux. » De retour dans la Salle, le Maître demanda de quoi ils discutaient, et on lui répondit : « Ce n’est pas la première fois, Frères », dit-il, « que Devadatta se montre ingrat ; il l’était aussi autrefois, et il n’a jamais connu mes vertus. » Ce disant, à leur demande, il raconta cette histoire du passé.
_____________________________
[ p. 175 ]
Un jour, alors que Brahmadatta régnait à Bénarès, le Bodhisatta fut conçu par un éléphant dans l’Himalaya. À sa naissance, il était tout blanc, tel une imposante masse d’argent. Ses yeux étaient comme des boules de diamant, telle une manifestation des cinq éclats [^128] ; sa bouche était rouge, telle une étoffe écarlate ; sa trompe était comme de l’argent tacheté d’or rouge ; et ses quatre pieds semblaient polis à la laque. Ainsi, sa personne, ornée des dix perfections, était d’une beauté consommée. Lorsqu’il grandit, tous les éléphants de l’Himalaya réunis [320] le suivirent comme leur chef. Alors qu’il vivait dans l’Himalaya avec une suite de 80 000 éléphants, il prit conscience que le péché régnait dans le troupeau. Alors, se détachant des autres, il vécut solitaire dans la forêt, et la bonté de sa vie lui valut le nom de Bon Roi Éléphant.
Un forestier de Bénarès arriva dans l’Himalaya et s’y introduisit à la recherche de ses instruments de travail. Perdant son chemin, il erra çà et là, les bras tendus de désespoir et pleurant, la peur de la mort devant les yeux. Entendant les cris de l’homme, le Bodhisatta fut ému de compassion et résolut de l’aider dans son besoin. Il s’approcha donc de lui. Mais à la vue de l’éléphant, le forestier s’enfuit, terrorisé [1]. Le voyant s’enfuir, le Bodhisatta s’immobilisa, ce qui immobilisa l’homme à son tour. Le Bodhisatta avança de nouveau, et le forestier s’enfuit de nouveau, s’arrêtant une fois de plus lorsque le Bodhisatta s’arrêta. L’homme comprit alors que l’éléphant s’immobilisait lorsqu’il courait, et n’avançait que lorsqu’il s’immobilisait. Il en conclut donc que la créature ne voulait pas lui faire de mal, mais lui venir en aide. Il tint donc courageusement bon cette fois. Et le Bodhisatta s’approcha et dit : « Pourquoi, ami homme, erres-tu ici en te lamentant ? »
« Monseigneur, répondit le forestier, j’ai perdu mon chemin et mes repères, et je crains de périr. »
L’éléphant ramena alors l’homme chez lui et le régala de fruits de toutes sortes pendant quelques jours. Puis, disant : « N’aie pas peur, ami, je te ramènerai au pays des hommes », l’éléphant fit asseoir le forestier sur son dos et l’emmena là où ils habitaient. Mais l’ingrat pensa que, s’il était interrogé, il devrait pouvoir tout révéler. Alors, tout en voyageant sur le dos de l’éléphant, il nota les points de repère : arbres et collines. Finalement, l’éléphant le fit sortir de la forêt et le déposa sur la grande route de Bénarès, en disant : « Voilà ton chemin, ami : ne révèle à personne, qu’on t’interroge ou non, où je demeure. » Après ces adieux, le Bodhisatta retourna chez lui.
Arrivé à Bénarès, l’homme se rendit, au cours de ses promenades dans la ville, au bazar des ivoiriers, où il vit l’ivoire travaillé sous diverses formes. Il demanda aux artisans s’ils donneraient quelque chose pour la défense d’un éléphant vivant.
« Qu’est-ce qui vous pousse à poser une telle question ? » fut la réponse. « La défense d’un éléphant vivant vaut bien plus que celle d’un éléphant mort. »
« Oh, alors, je t’apporterai de l’ivoire », dit-il, et il partit pour la demeure du Bodhisatta, avec des provisions pour le voyage et une scie bien aiguisée. Lorsqu’on lui demanda ce qui l’avait ramené, il se plaignit d’être dans une situation si désespérée qu’il ne pouvait de toute façon pas gagner sa vie. C’est pourquoi il était venu demander un morceau de cette belle défense d’éléphant pour la vendre ! « Certainement ; je te donnerai une défense entière », dit le Bodhisatta, « si tu as un morceau de scie pour la couper. » « Oh, j’ai apporté une scie, monsieur. » « Alors scie mes défenses et emporte-les », dit le Bodhisatta. Et il fléchit les genoux jusqu’à être étendu par terre comme un bœuf. Alors le forestier scia les deux principales défenses du Bodhisatta ! Lorsqu’ils furent partis, le Bodhisatta les prit dans sa trompe et s’adressa ainsi à l’homme : « Ne crois pas, ami homme, que c’est par indifférence ou indifférence à ces défenses que je te les donne. Mais mille fois, cent mille fois plus chères à mes yeux sont les défenses de l’omniscience, capables de tout comprendre. Puisse donc mon don m’apporter l’omniscience. » Sur ces mots, il offrit la paire de défenses au forestier en récompense de l’omniscience.
L’homme les retira et les vendit. Après avoir dépensé l’argent, il revint auprès du Bodhisatta, disant que les deux défenses ne lui avaient rapporté que de quoi payer ses anciennes dettes, et quémandant le reste de son ivoire. Le Bodhisatta consentit et remit le reste de son ivoire après l’avoir fait couper comme auparavant. Le forestier s’en alla et le vendit également. De retour, il dit : « C’est inutile, mon seigneur ; de toute façon, je ne peux pas gagner ma vie. Alors, donnez-moi les souches de vos défenses. »
« Ainsi soit-il », répondit le Bodhisatta ; et il se recoucha comme auparavant. Alors, ce misérable, piétinant le tronc du Bodhisatta, ce tronc sacré semblable à de l’argent cordé, et grimpant sur les temples du futur Bouddha, pareils à la crête enneigée du mont Kelāsa, frappa les racines des défenses jusqu’à en avoir débarrassé la chair. Puis il scia les souches et s’en alla. Mais à peine le misérable avait-il disparu de la vue du Bodhisatta, que la terre solide, inconcevable par son immensité, [322] capable de supporter le poids colossal du mont Sineru et de ses pics environnants, avec toute la crasse et les ordures nauséabondes du monde, éclata en un gouffre béant, comme incapable de supporter le fardeau de toute cette cruauté ! Et aussitôt, les flammes venues des profondeurs de l’Enfer enveloppèrent l’ingrat, l’enveloppant comme d’un linceul de malheur, et l’emportèrent. Et tandis que le misérable était englouti dans les entrailles de la terre, la Fée des Arbres qui habitait cette forêt fit retentir la région [ p. 177 ] avec ces mots : « Même le don d’un empire mondial ne peut satisfaire l’ingrat ! » Et dans la strophe suivante, la Fée enseigna la Vérité :
L’ingratitude manque d’autant plus qu’elle en reçoit ;
Le monde entier ne peut pas satisfaire son appétit.
Avec de tels enseignements, la Fée des Arbres fit résonner la forêt. Quant au Bodhisatta, il vécut jusqu’au bout de sa vie, s’éteignant enfin selon ses mérites.
_____________________________
Le Maître dit : « Ce n’est pas la première fois, Frères, que Devadatta se montre ingrat ; il l’était déjà par le passé. » Sa leçon terminée, il identifia la Naissance en disant : « Devadatta était l’homme ingrat de cette époque, Sāriputta la Fée des Arbres, et moi-même le Bon Roi Éléphant. »
[Note. Cf. Milinda-pañho 202, 29.]
175:1 Ceci est appliqué aux yeux d’un Bodhisatta dans Jāt. vol. iii. 344. 9. ↩︎