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On aurait sans doute dû s’attendre à ce que chaque fragment des écrits de saint François ait été préservé avec soin à travers les âges. Mais si l’on considère les conditions dans lesquelles certains d’entre eux ont été composés et les vicissitudes qu’ils ont traversées par la suite, il n’y a pas lieu de s’étonner qu’ils ne nous soient pas tous parvenus. Au contraire. Car, si l’on en croit des auteurs comme Ubertin da Casale, de sérieuses tentatives furent faites dans certains milieux vers la fin du XIIIe siècle pour supprimer totalement une partie des écrits du saint. [^579] Quoi qu’il en soit, il est certain que plusieurs de ces précieux documents ont disparu au fil du temps. Parmi ces trésors perdus, il faut compter la Règle primitive des Frères sous la forme approuvée par Innocent III en 1209. [1] De plus, seuls deux fragments semblent avoir survécu des « nombreux écrits » que, comme on l’a déjà mentionné, saint François adressa aux Pauvres Dames de Saint-François. [ p. 180 ]] Damien. [2] Il est quasiment impossible de déterminer si l’un ou l’autre de ces fragments peut être identifié à une lettre écrite par saint François pour consoler les Clarisses, dont nous lisons l’histoire dans le Speculum et les Conformités. [3] Celano parle [^583] d’une lettre à saint Antoine de Padoue, apparemment différente de celle que nous connaissons, et d’autres au cardinal Ugolin. [4] De même, Eccleston [^585] parle de lettres écrites aux frères en France et à Bologne. [5]
Quant à la fameuse lettre de saint François à saint Antoine, lui confiant la charge d’enseigner la théologie, les opinions sont assez diverses. Elle est donnée pour la première fois dans le Liber Miraculorum [6] et aussi dans le Chron. XXIV Generalium [7]. M. Sabatier, qui fut, je crois, le premier à mettre en doute l’authenticité de cette lettre [8] [ p. 181 ], semble maintenant moins enclin à la rejeter. [^590] Le professeur Goetz [9] s’est prononcé pour, et le professeur Boehmer [^592] contre. En excluant cette lettre de leur édition des Opuscula, les éditeurs de Quaracchi n’entendaient nullement nier que saint François ait écrit à frère Antonio [10], mais ils n’ont pas pu déterminer laquelle des trois versions de cette lettre actuellement en circulation pouvait être la véritable. Puisque l’affaire est en instance [11], pour ainsi dire, je pense, avec M. Carmichael, que cette lettre pourrait figurer parmi les « œuvres douteuses » de saint François [12].
À propos des œuvres douteuses du saint, il semble opportun de dire un mot sur la Règle des Frères et Sœurs de la Pénitence. Bien que cette Règle – comme celle des Clarisses – soit absente de tous les premiers recueils manuscrits des écrits de saint François, nous savons par Bernard de Besse [^596] que saint François, avec la coopération du cardinal Ugolin, a rédigé une Règle pour ces Tertiaires. Qu’est-il advenu de ce document ? Il est généralement admis que la Règle de ce Tiers-Ordre, telle qu’elle figure dans la bulle Supra montem de Nicolas IV de 1289 [13], n’est pas l’œuvre de saint François ; pour le reste, l’histoire ancienne du Tiers-Ordre est incertaine, comme le savent tous les étudiants franciscains. [14] Mais que penser du texte beaucoup plus ancien de cette Règle, publié par M. Sabatier en 1901, d’après le ms. XX du couvent de Capistran dans les Abruzzes ? [^599] Le Père Mandonnet, op., a essayé de prouver que les douze premiers des treize chapitres que comprend ce document découvert par M. Sabatier, représentent la Règle de 1221 dans son état primitif. [^600] Je partagerais volontiers l’opinion du savant dominicain sur ce point, mais l’objection soulevée contre elle par les éditeurs Quaracchi me paraît insurmontable. Elle se résume à ceci : Dans le chapitre VI, § 4, de cette Regula Antiqua, il y a une allusion claire à une [ p. 183 ] bulle du 30 mars 1228, [^601] qu’il est difficile de regarder comme une interpolation. De plus, comme le souligne le Père Ubald d’Alençon [^602], la mention de monnaie en circulation à Ravenne est également difficile à expliquer chez un auteur ombrien. Ce document pourrait bien être la Règle de saint François pour les Tertiaires, transposée sous forme législative, avec l’ajout de quelques dispositions mineures. En attendant, suivant l’exemple des éditeurs Quaracchi, je me suis abstenu de l’inclure parmi les écrits authentiques de saint François [15].
Venons-en maintenant aux poèmes de saint François, bien qu’il ait sans doute écrit quelques cantiques en plus du Cantique du Soleil, les deux autres donnés par Wadding peuvent difficilement être acceptés comme étant les siens, du moins dans leur forme actuelle. Je me réfère à l’Amor de caritade [16] et à l’In foco l’amor mi mise [17]. Certes, ils sont tous deux attribués à saint François par saint Bernardin de Sienne [^606], mais on les trouve aussi parmi les œuvres de Jacopone da Todi [^607], bien qu’Ozanam pense qu’ils n’ont été tout au plus que retouchés par ce dernier [^608]. La tendance actuelle est d’attribuer [ p. 184 ] toute la poésie franciscaine primitive à Jacopone. Lorsque l’édition critique des œuvres de cet homme extraordinaire sera publiée chez Quaracchi, cette délicate question sera sans doute éclaircie. Peut-être Pacifico, le « Roi des Vers » et « docteur des chantres le plus courtois », pourra-t-il enfin s’affirmer. En attendant, plusieurs poèmes découverts dans un manuscrit du XVe siècle conservé à la Bibliothèque nationale de Naples, autrefois conservé au couvent d’Aquila dans les Abruzzes et récemment attribué à saint François, sont clairement apocryphes, comme l’a suffisamment démontré le professeur Ildebrando della Giovanna.
Wadding lui-même considérait les sept sermons de saint François qu’il prononce comme d’une authenticité douteuse. Et à juste titre, car ils sont tirés de l’ouvrage du Père Louis Rebolledo, déjà mentionné. [18] Les vingt-huit Collationes sont, pace le Père Mandonnet, qui les considère comme authentiques, [^610] à juste titre rejetées par le professeur Goetz, qui souligne comment Wadding les a compilées à partir de sources diverses. [19] Nombre d’entre elles sont traduites d’un manuscrit italien de Fano, dans les Marches, dont nous ne connaissons ni l’âge ni la filiation. [^612] Mais elles semblent n’être que de simples transcriptions des premières légendes. Ainsi, Collatio I est une adaptation de Celano (1, 2) [ p. 185 ] et Collatio XIV est repris presque mot pour mot de saint Bonaventure, tandis que Collatio V est un arrangement de Celano et de saint Bonaventure ; XXVI et XXVIII sont des abrégés du Speculum ; XXIV se trouve dans le Chron. XXI V Gen., et ainsi de suite. C’est donc aux auteurs de ces ouvrages et non à saint François que ces conférences doivent être attribuées.
À la fin de son édition des Opuscula, Wadding a rassemblé plusieurs « Prières de saint François » dont le texte est plus que douteux. Voyons pourquoi. Prenons par exemple les prières que saint François aurait utilisées « au début de sa conversion », « en période de maladie » ou « à l’élévation ». On cherche en vain dans les premiers manuscrits la moindre trace de ces prières, et on n’en trouve aucune mention ailleurs [20]. Quant à la prière « pour obtenir la pauvreté », on sait depuis longtemps qu’elle n’a pas été écrite par saint François lui-même. Wadding l’a trouvée dans l’Arbor Vitae (lv, chap. iii), mais Ubertino da Casale y cite le Sacrum Commercium B. Francisci cum Domina Paupertate. [21] Cette dernière œuvre n’est pas un récit historique, mais une allégorie exquise dans laquelle le récit de saint François lui-même sur ses fiançailles mystiques avec la Dame Pauvreté est développé de manière très poétique par l’un de ses [ p. 186 ] disciples, [^615] et par conséquent Ubertin n’a pas prétendu, en citant une telle œuvre, donner cette prière comme la composition réelle de François. [22]
Dans certains manuscrits et catalogues de bibliothèques, on trouve des œuvres attribuées à saint François, qui sont manifestement fausses. Par exemple, l’Epistola B. Francisci ad Fr. Bernardum, retrouvée dans au moins deux codex du XVe siècle [^617], n’est autre que la lettre de saint Bonaventure, « continens XXV memoralia ». [^618]
Sbaralea [^619] mentionne des copies d’un livre des « Dictons » de saint François comme existant à Assise et à Ferrare [^620], mais une recherche minutieuse n’en a révélé aucune trace. Il fait également référence à un manuscrit (B. 31) de la bibliothèque Vallicellienne de Rome dans lequel « les paroles de saint François se trouvent avec la Règle », [^621], mais ce codex est également manquant. Dans cette bibliothèque, cependant, il existe un codex (B. 82, fol. 141 r) qui contient un « Sermon prononcé par saint François à la fin de sa vie ». [^622] Le nombre de citations patristiques contenues dans cet ouvrage suffit à lui seul à démontrer son caractère apocryphe.
Les Francisci Collationes cum fratribus, cataloguées parmi les manuscrits latins de la Bibliothèque royale de Munich [^623] comme contenues dans un manuscrit du XVe siècle conservé dans cette bibliothèque (cod. 11354), sont une sélection des Dicta du bienheureux frère Gilles, comme le montrent l’incipit du prologue et le texte de la première collation [^624]. Leur attribution à saint François est donc une erreur du catalogue. Les Verba S. Francisci de Paupertate, mentionnées dans le même catalogue et contenues dans le Cod. 5998, fol. 189, sont un extrait du chap. VI de la deuxième Règle des Frères Mineurs [^625].
Cette attribution à saint François d’Assise d’écrits qui ne lui appartiennent manifestement pas est rarement intentionnelle ; elle résulte souvent d’une erreur. Du reste, il était plus facile pour les compilateurs et les bibliothécaires, ignorant la paternité de certaines œuvres franciscaines et peu désireux d’entreprendre des recherches approfondies sur leur origine, de les attribuer au père commun de toute la littérature franciscaine et à la source de son inspiration.
Puisque chaque nouvelle révélation de saint François doit être un gain inestimable, il est vivement souhaité que le présent travail de recherche énergique parmi les sources de l’histoire franciscaine puisse heureusement mettre en lumière certains écrits de saint François qui ne nous sont pas connus, sauf par l’attestation formelle des premières légendes et chroniques, ou du moins nous mettre en possession de copies complètes de ceux qui ne nous sont parvenus que sous forme fragmentaire.
En attendant, je termine ce volume en souhaitant à ses lecteurs leur pleine part de la bénédiction que saint François lui-même a promise à ceux qui reçoivent avec bonté ses paroles : Omnes illi et illae, qui ea benigne destinataire, benedicat eis Pater et Filius et Spiritus Sanctus. Amen.
[^579] : 179 : 1 « Et toto conatu fuerunt solliciti annulare scripta beati patris nostri Francisci, in quibus sua intentio de observantia regulae declaratur. » — Voir Archiv., III, pp. 168-169.
[^583] : 180 : 3 Voir 2 Cél. 3, 99.
[^585] : 180:5 De Adventu Minorum en Angliam. Voir Lun. Germe. Hist., Script., t. XXVIII, p. 563, et Anal. Franc., t. Moi, p. 232, note 4. Voir aussi le P. Traduction d’Eccleston par Cuthbert, p. 64.
[^590] : 181 : 1 Voir Opuscules, fascicules. x, p. 128, note 1.
[^592] : 181 : 3 Analekten, p. vii.
[^596] : 181:7 Liber de Laudibus dans Anal. Franc., t. III, p. 686.
[^599] : 182 : 3 Regula Antiqua Fratrum et Sororum de Poenitentia. Voir Opuscules, t. Moi, p. 17. Boehmer donne également le texte dans son Analekten.
[^600] : 182:4 « La règle donnée en 1221 . . . dans son état primitif. Voir ses Les Règles et le gouvernement de l’ordo de poenitentia au XIIIe Siècle dans Opuscules, t. Moi, p. 175.
[^601] : 183:1 La Bulle Detestanda humani generis de Grégoire IX.
[^602] : 183:2 Opuscules de S. François, p. 28.
[^606] : 183:6 Opera omnia, t. IV, sermo 16 et 4 (voir Acta SS, t. II, octobre, p. 1003).
[^607] : 183 : 7 Jacopone, lib. VI, chap. XVI, et lib. VII, chap. VI.
[^608] : 183:8 Les Poètes Franciscains, p. 90.
[^610] : 184 : 2 Voir ses Les Origines de l’ordo de Poenitentia ; voir aussi la Revue Thomiste, pp. 295-314.
[^612] : 184 : 4 « Codiculus quidam vestustus MS. Italico idiomati exaratus mihi à Fano Piceni urbe, ad Metaurum amnem extructa, transmissus. Voir Ouate, Opusc., p. 285.
[^615] : 186 : 1 Voir Chron. XXIV Généralium dans Anal. Franc., t. III, p. 283.
[^617] : 186 : 3 à Vicence (Bertol. lib. cod. GI 10. 24, fol. 89 r), également le Capistran MS. XXI, fol. 180 r.
[^618] : 186 : 4 Voir Bonav. Opéra omnia, t. VIII, p. 491.
[^619] : 186 : 5 Supplémentum, p. 244.
[^620] : 186:6 Liber Dictorum cujus initium Quid faciet homo et finis Oratio semper est praemittenda.
[^621] : 186 : 7 « Dicta S. Francisci, cum regula existant », dit-il.
[^622] : 186 : 8 Il est intitulé : « Praedicatio quaedam quam fecit B. Franciscus Fratribus suis circa finem mortis sui corporis ». Il regorge de citations de SS. Basile, Chrysostome, Augustin, Isidore, Grégoire et Bernard.
[^623] : 187:1 Voir Catal. codicum latinorum, t. II, P. II, p. 27, n. 214.
[^624] : 187 : 2 Voir Dicta B. Ægidii (Quaracchi, 1905), pp.
[^625] : 187 : 3 Quant aux “Perfectiones S. Francisci, quas dedit fratri Junipero”, trouvés à Paris (nat. lib., cod. 18327, fol. 158 r), voir Monumenta, tr. II, fol. 281 r.
180:1 Il ne faut pas désespérer d’en trouver d’autres ; les archives des Clares ont pour la plupart échappé à la spoliation. ↩︎
180:2 Voir Spec. Perf. (éd. Sabatier), c. 108, et éd. Lemmens, c. 18. Voir aussi les Conformités (I, fol. 185), et ci-dessus, p. 75. ↩︎
180:4 Voir 1 Cel. 82. Voir aussi Leg III Soc., 67, où l’Incipit des lettres est donné. ↩︎
180:6 Le professeur Herkless, dans son ouvrage François et Dominique, p. 54, cite quelques passages d’une lettre que saint François « écrivit à ses amis de Bologne » en 1228. On cherche en vain la trace d’une telle lettre parmi les premiers recueils d’écrits de saint François. ↩︎
180:7 Voir éd. Acta SS, no. 20. ↩︎
180:8 Voir Anal. Franc., t. III, p. 132. ↩︎
180:9 Vie de S. François, p. 322. ↩︎
181:2 Die Quellen, etc., p. 20. Il place sa composition entre 1222 et 1225. ↩︎
181:4 Dans le manuscrit de Liegnitz et dans le Codex Vatican 4354, la présente lettre est adressée à fratri Antonio episcopo meo, ce qui correspond à la direction donnée par Celano (2 Cel. 3, 99). ↩︎
181:5 Sur cette lettre voir aussi Papini (Storia, t. I, p. 118, n. 1), Müller (Anfänge, p. 103), Lempp (Zeitschrift, t. XII, pp. 425, 438), Lepitre (S. Antoine, p. 73), et de Kerval (S. Antonii, etc., p. 259, n. ↩︎
181:6 Une autre lettre moins connue à saint Antoine, lui autorisant « à construire une église près des remparts de Patti », est parfois attribuée à saint François. Mais le texte est des plus improbables et soulève d’énormes difficultés historiques. Voir Lepitre, S. Antoine, p. 120, note, et le P. Édouard d’Alençon, Études Franc., t. XII, p. 36r. ↩︎
182:1 Le texte de cette Règle (qui était celle en vigueur pour les Tertiaires franciscains jusqu’à la promulgation de la Constitution apostolique Misericors Dei Filius, par Léon XIII, le 30 mai 1883) se trouve dans Seraph. Législ., pp. 77-94. Pour la nouvelle Règle remplacée par Léon XIII, voir Acta ad Tertium Franciscalem Ordinem spectantia (Quaracchi, 901), pp. 72-87. ↩︎
182:2 Voir Anal. Boll., t. xviii, p. 294. ↩︎
183:3 Il en existe une traduction anglaise. Voir Third Orders, etc., par Adderley et Marson (Mowbray, 1902). ↩︎
183:4 Rosetti a traduit une partie de ce poème dans son Dante et son cercle, l’attribuant à saint François. ↩︎
183:5 Voir Misc. Franc., 1888, pp. 96 et 190, pour deux textes intéressants de ce poème. ↩︎
184:1 Voir Wadding, Opusc., p. 508 et suivantes. ↩︎
184:3 Quellen, etc., XXII, 362. Mais voir ci-dessus, p. 89, n. 1 aussi. ↩︎
185:1 Le texte de la prière « en temps de maladie » est donné par Bonav. Leg. Maj., XIV, 2. ↩︎
185:2 Texte latin publié en 1900 par le Père Ed. d’Alençon, et traduction anglaise par Montgomery Carmichael (The Lady Poverty) en 1901. ↩︎
186:2 C’est néanmoins une perle de la littérature franciscaine. Voyez la belle traduction qui en constitue l’appendice à la traduction de M. Carmichael du Sacrum Commercium. ↩︎