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SA TENTATION
Marc. je. 12, 13 ; Mt. iv. 1-11 ; Luc iv. 1-13.
Tout au long de son ministère, comme on le verra, Jésus avait coutume, avant de franchir une étape importante ou d’affronter une épreuve, de chercher un havre de paix où il pourrait communier avec son cœur et consulter Dieu. Et de même, alors qu’il était appelé à entreprendre sa mission rédemptrice, il quitta Béthabara et sa multitude nombreuse pour se réfugier dans le désert, cette étendue escarpée de montagnes arides à l’ouest du Jourdain, infestée de bêtes sauvages et de brigands sans foi ni loi. Il y demeura quarante jours, « tenté par le diable » (cf. Mc 1, 13 ; Lc 10, 30). Ce fut une expérience spirituelle. Il n’y eut aucune apparition visible du Tentateur ; sinon, il n’y aurait pas eu de tentation. Car c’est parce qu’elles sont présentées comme des conseils de prudence et de politique que ses séductions sont accueillies. Si elles étaient reconnues comme ses propositions personnelles, elles seraient immédiatement rejetées.
Il en était de même pour Jésus. Pour lui comme pour nous, la tentation était une expérience spirituelle. Au seuil de son ministère, il était confronté à un problème complexe : il était le Messie et il devait gagner la foi du peuple. À cette époque, certaines attentes prévalaient à son égard, et s’il s’y opposait, il aurait du mal à se faire reconnaître ; d’où la question de l’attitude à adopter face aux idéaux populaires.
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L’attente dominante était que le Messie soit un puissant roi de la lignée de David, qui se lèverait pour écraser l’oppresseur païen et rétablirait l’ancien trône dans toute sa splendeur. Il est significatif que les nombreux prétendants au Messie de ces derniers temps aient tous assumé le rôle de libérateur national, incitant le peuple indigné à la rébellion contre le gouvernement impérial. Cette voie s’est inévitablement imposée à l’esprit de Jésus alors qu’il contemplait la tâche qui l’attendait. En effet, il pouvait sembler qu’aucune autre voie n’était possible ; car qui croirait qu’il était le Messie s’il ne répondait pas à l’attente universelle ? Et ce n’était pas, en vérité, une voie impraticable. N’était-il pas écrit du Messie qu’il serait un puissant conquérant, « broyant les nations avec une verge de fer, et les brisant comme un vase d’argile » ? (Psaume ii. 9) Et s’il s’était présenté sous ce personnage, il aurait suscité une réponse immédiate et enthousiaste. Car la nation était prête à la révolte. Elle gémissait sous une tyrannie intolérable, et récemment le parti des Zélotes s’était levé – une confédération de patriotes désespérés, engagés dans une hostilité sans trêve contre Rome et désireux de relancer la lutte des Maccabées pour l’indépendance. Il n’avait qu’à se proclamer Libérateur Promis, et des milliers de personnes se seraient ralliées à son étendard. Pour tout autre, cela aurait pu être une entreprise téméraire vouée à l’échec (cf. Mt. 26, 53) ; mais il avait les armées du Ciel à sa disposition, et son triomphe était assuré. Cela semblait inévitable, mais pouvait-il la suivre ? C’était la voie de la violence, et « la violence », disait un ancien, « n’appartient pas à Dieu ». C’est la [ p. 38 ] voie du Diable, et s’il la choisissait, ne lui rendrait-il pas hommage ?
Tandis qu’il réfléchissait à cette question, il se retrouva sur une hauteur majestueuse, peut-être au sommet de la montagne qui surplombe la plaine de Jéricho. De là, il contempla un vaste panorama. La Terre Sainte s’étendait sous ses pieds, ses routes s’étendant au-delà de l’horizon vers l’Égypte, l’Arabie, la Babylonie, la Syrie et les portes maritimes occidentales des îles grecques et de la Rome impériale. Une vision de « tous les royaumes du monde » – ce monde qu’il était venu conquérir – s’éleva devant lui ; et le Tentateur murmura à son âme : « Je te donnerai tout cela et leur gloire, si tu te prosternes et me rends hommage. » Oui, c’était bien la condition, et il la rejeta aussitôt. C’était pour établir le Royaume des Cieux qu’il était venu ; et un royaume bâti sur la violence n’est pas le Royaume des Cieux.
Français Une autre attente juive de l’époque était que le Messie soit un faiseur de miracles et qu’il atteste ses prétentions par des « signes et des prodiges » (cf. Josèphe, vii. 31) ; et ce rôle était également assumé par tout prétendant au Messie. Josèphe raconte comment un certain Theudas, sous le règne de Claude, rassembla une multitude en Pérée et promit que, s’ils le suivaient, il, comme Josué autrefois, leur ouvrirait le Jourdain à pied sec et les ferait passer à Jérusalem en triomphe ; et comment, à l’époque du procurateur Félix, un autre aventurier (cf. Ac. xxi. 38), un Juif égyptien, promit à ses dupes que, s’ils l’accompagnaient au mont des Oliviers, ils verraient les murs de Jérusalem s’effondrer sur son ordre, comme les murs de Jéricho au son des trompettes de Josué.
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C’était en effet une attente légitime. Jésus était convaincu que la puissance de Dieu le soutiendrait dans son ministère ; et l’idée lui vint qu’il avait là l’occasion d’attester sa messianité et de gagner la foi de la nation. Ces hautes terres offraient une perspective lointaine sur Jérusalem et son Temple, et il pensait qu’à l’approche de la fête de Pâque, la ville serait envahie de fidèles venus de près et de loin. Et s’il se tenait sur « le pinacle du Temple » – ce haut rempart dominant d’un côté la cour sacrée et de l’autre les profondeurs vertigineuses de la vallée du Cédron – et s’y précipitait devant la multitude de spectateurs ? Assurément, selon l’ancienne promesse, il serait soutenu par des mains d’anges et transporté en toute sécurité jusqu’au sol (Psaume 11,12). Un miracle aussi surprenant attesterait sa messianité et lui gagnerait d’emblée la foi du monde juif.
Aussitôt, l’avertissement divin adressé aux Israélites d’autrefois lui vint à l’esprit : « Vous ne tenterez pas l’Éternel, votre Dieu » (Dt 6, 16) ; et il révéla que cette pensée était une suggestion du Tentateur. C’est en effet le privilège de la foi d’affronter avec une confiance sereine toute épreuve que Dieu peut ordonner, mais de ne pas se lancer sans y être invité dans des aventures inutiles et téméraires, confiant avec tendresse qu’il interviendra.
Français Pendant quarante jours, il demeura dans le désert, et saint Matthieu écrit qu’il « jeûnait » tout le temps et saint Luc qu’il « ne mangeait rien » (Mt. 11, 18). Leur sens est le même ; car n’est-il pas écrit de Jean-Baptiste qu’il « ne mangeait ni ne buvait », signifiant simplement que sa nourriture ascétique était les [ p. 40 ] produits naturels du désert ? Et il en fut de même pour Jésus pendant ces quarante jours. Sa seule nourriture était les rares baies qu’il cueillait, et sa seule boisson l’eau des sources jaillissantes.
Tant que son esprit était occupé par les problèmes épineux de son ministère, il demeurait inconscient des besoins physiques ; mais maintenant que ceux-ci étaient résolus, il ressentait les affres de la faim et désirait ardemment manger. Son regard se posa sur les blocs de calcaire qui jonchaient le flanc de la montagne, et l’idée lui vint qu’il pourrait, par la puissance de Dieu, transformer quelqu’un en pain. Peut-être, car avec Dieu tout est possible ; et n’a-t-il pas bientôt changé l’eau en vin lors d’un festin de noces, puis multiplié cinq pains et deux petits poissons pour en faire un repas copieux pour une multitude d’affamés ?
Pourtant, il écarta promptement cette pensée. Peut-être aurait-il pu le faire ; mais cela n’aurait pas été un miracle : cela aurait été de la magie, un tour de passe-passe, outrageant l’ordre naturel. Les miracles de notre Seigneur sont caractéristiques de ne jamais avoir violé la loi naturelle, mais plutôt accéléré son fonctionnement. « C’est lui, dit saint Augustin, qui prépara le vin ce jour-là, aux noces, dans ces six jarres, qui le prépare chaque année dans les vignes. Car, de même que ce que les serviteurs versaient dans les jarres était transformé en vin par l’opération du Seigneur, de même ce que les nuages déversent est transformé en vin par l’opération du même Seigneur. » Et encore : « Celui qui multiplie les cinq pains, c’est lui qui multiplie les semences en terre, de sorte que quelques grains sont semés et que les greniers sont remplis. Mais parce qu’il fait cela chaque année, personne ne s’étonne. Ce n’est pas l’insignifiance de [ p. 41 ] l’acte qui dissipe l’émerveillement, mais sa constance. »
Il faut, de plus, considérer qu’aucun miracle de Notre Seigneur n’a jamais été accompli en son nom propre ; et cela non seulement parce qu’il se souciait des besoins d’autrui et ne pensait pas aux siens, mais parce que ses miracles n’étaient jamais de simples œuvres de compassion. Ils étaient des témoignages de sa mission divine, et ils étaient accomplis afin que les hommes croient en lui et, par lui, au Père qui l’avait envoyé (cf. Jean 2, 11 ; 11, 42). Pour un bien purement temporel, aucun miracle ne devrait jamais être requis, puisque Dieu est suprême, donnant ou retenant selon son bon plaisir, et il nous convient de toujours nous incliner devant sa volonté souveraine, de faire confiance à sa providence et d’accepter ses instructions.