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Notre distinction entre l’homme et la bête repose sur certaines suppositions, comme celle selon laquelle l’homme possède le langage, la raison ou l’âme, et la bête est dépourvue de ces attributs humains. Mais un sauvage ne s’embarrasse pas de telles idées modernes, et pour lui, une bête possède le langage, la raison et l’âme, tout comme l’homme. De même, nous faisons une distinction entre les hommes et les dieux : les dieux possèdent l’immortalité et des pouvoirs et attributs supérieurs à ceux des humains. Mais un sauvage pense qu’un homme doté de pouvoirs supérieurs à ceux des humains est une sorte de dieu et il juge les pouvoirs humains selon ses propres critères, tandis que des attributs comme l’immortalité ne lui paraissent pas particulièrement divins. En bref, il ne distingue pas clairement la bête, l’homme et le dieu, et par conséquent, son culte de l’un est celui des autres ; il ne s’agit pas d’un culte au sens d’une reconnaissance implicite d’une divinité inhumaine, mais plutôt du profond respect qui convient en présence d’une puissance spirituelle largement supérieure à celle de l’adorateur, et pourtant tout aussi appropriée à la bête, à l’homme et au dieu. C’est pourquoi, même aujourd’hui en Inde, le mot « adoration », puja, est appliqué aux trois, parfois au grand dam du missionnaire, qui pense que puja est une adoration au sens propre du terme. Toutes les créatures extraordinaires sont mystérieuses, et ce qui est mystérieux est à craindre ; et ce qui est craint est soit évité, soit honoré, vénéré.
Cette règle appliquée à l’homme fonctionne très simplement chez les sauvages et les peuples semi-civilisés. Dans certaines tribus sauvages, les jumeaux, extraordinaires et mystérieux, sont considérés comme malchanceux, dans d’autres comme chanceux, et ils sont soit exposés à la mort, soit à des honneurs inhabituels, une observance proche du culte, mais non identique. Mais les albinos, les poètes et les fous, plus remarquables encore, sont susceptibles d’être vénérés comme des êtres totalement inhumains, quasi divins, spirituellement comme physiquement surhumains. Les prêtres, en particulier, étant en contact avec le monde spirituel, et les rois, dotés de pouvoirs surhumains, sont l’objet d’un respect indifférencié de celui accordé aux dieux ; ils sont véritablement adorés. L’empereur romain, dit divin, n’était que le successeur d’une série de seribs, de rois et de prêtres qui étaient des dieux pour leurs sujets orientaux, comme après lui les rois-dieux du Mexique et du Pérou, et même aujourd’hui les masses indiennes reconnaissent l’empereur de l’Inde comme une divinité. Les paysans de Polynésie, de Russie, d’Orient en général et les empereurs d’Europe ont cru jusqu’à récemment qu’une divinité entoure un roi, peut-être parce qu’il s’agit d’une divinité d’un genre plus frappant, pour ainsi dire, que celle que l’on trouve habituellement sur terre. Selon toutes les écritures hindoues, un roi est « composé de dieux » et un prêtre est « un dieu sur terre ». En Égypte, le roi était identifié au dieu-soleil ou était le fils du soleil. En Babylonie, le roi était divin en soi jusqu’à ce que, plus tard, avec l’essor du pouvoir sémitique, il perde sa divinité, mais devienne un représentant du divin. Les Sémites, en tant que race, n’ont jamais admis la divinité de l’homme, sauf en tant que… Le totémisme a pu impliquer une fraternité divine entre l’homme et un dieu animal surhumain. Dans de rares cas, un prêtre devient roi, comme lorsque le prêtre Mgh du Tibet devient le souverain temporel, mais la théorie selon laquelle les rois étaient à l’origine des prêtres, en Babylonie et ailleurs, est, en règle générale, une perversion de l’histoire et des faits existants. Dans la plupart des communautés combatives, le chef d’une tribu en devient le chef non pas comme prêtre, mais comme guerrier, et le guérisseur ou le prêtre a son rôle à part, comme chez nos Indiens, les [ p. 69 ] Hindous, les Grecs, les Romains, etc. Le pouvoir sur la vie de son peuple confère au roi sa surhumanité divine ; le pouvoir sur les pouvoirs spirituels confère au prêtre son influence et l’élève au rang d’être supérieur. Les chefs vivants des tribus africaines, comme les sachems américains, ne sont pas vénérés comme des prêtres, mais ils maintiennent leur pouvoir par la force et la violence, et en Afrique, comme en Polynésie, ils sont investis d’un caractère sacré, qui dans ce dernier cas conduit à des tabous semblables à ceux qui entourent les prêtres de Grèce et de Rome, mais plus stricts.
Les premiers êtres surhumains furent probablement ceux qui étaient « possédés »[1] par un esprit ; par communion avec l’esprit, ils possédaient eux-mêmes une spiritualité extraordinaire qui, comme dans le cas de l’Ululia micronésien (« entré » et donc « possédé »), fait craindre un pouvoir surnaturel. Mais les créatures de ce genre, dont la forme la plus familière est celle du lunatique religieux, du derviche hurleur, du fou mantique, du prophète dansant et extatique, ne constituent que la première phase du développement. Le prêtre qui est dieu sur terre doit avoir plus que cette conjonction temporaire avec la divinité ; il doit devenir le représentant permanent du divin, et non seulement ses paroles extravagantes, mais aussi ses paroles et actions sobres et réfléchies doivent être celles de la divinité dont il est imprégné. Tel est le gourou, ou chef religieux des sectes hindoues ; un tel service lui est rendu comme aux dieux ; il est en réalité pour sa propre secte ce que le sacerdoce brahmanique prétendait être dans son ensemble : la divinité sur terre.
Viennent ensuite les rois dont les actes de bienfaisance ou de pouvoir les ont rendus, dans l’histoire, plus qu’humains. On peut douter qu’il s’agisse d’hommes recevant des honneurs divins, [ p. 70 ], mais les temps ultérieurs les ont considérés comme des hommes qui étaient des dieux de leur vivant, Rama, Krishna et d’autres dieux de ce genre. La divinité de l’empereur chinois n’est pas de ce genre, mais il est divin parce qu’il est choisi comme la plus haute incarnation de la Voie, le représentant du Seigneur Suprême du Ciel.
Mais dans un pays où l’on craint et recherche Dieu, n’importe quel accident peut faire d’un homme un dieu ou un enfant divin, comme il peut en faire l’un des héros semi-divins du pays. Récemment, un Américain a été ainsi canonisé au Japon. En Inde, Nicolas, le héros de Delhi, était un dieu pour ses disciples, qui l’auraient adoré s’il ne le leur avait pas interdit. Il n’y a pas un siècle, un vagabond arriva dans un village hindou et s’endormit dans un sanctuaire désert. À leur réveil, les villageois le trouvèrent endormi. Rien ne pouvait les persuader qu’il n’était pas le dieu revenu. À son réveil, il se retrouva objet d’adoration ; nourriture, boisson, présence, révérence, tout lui appartenait. Alarmé au début, il protesta qu’il n’était qu’un pauvre villageois comme eux. Mais ils ne le crurent pas ; ils crurent plutôt en lui, et lui, trouvant le poste facile, y resta pour toujours, vécut et mourut en dieu.
De plus, toute véritable épouse hindoue est Ève et « elle est pour Dieu en lui » représente son attitude envers son mari, à qui elle fait des offrandes et qu’elle vénère comme sa divinité. Ce n’est pas une expression, et bien que cette attitude lui soit imposée par la loi divine (inspirée), elle ne la considère pas comme une simple injonction légale. Elle prend plaisir à déifier ainsi son mari. Au lever du jour, elle adore d’abord le soleil, puis le tulsi et un arbre pipal ; puis elle rend hommage à son mari et adore en particulier son gros orteil, le baignant, l’oignant et lui offrant de l’encens, comme elle le ferait pour n’importe quel autre dieu.
Dans des circonstances où les dieux sont produits si facilement [ p. 71 ] et où les dieux du ciel sont également intimes avec les hommes, surgissent les demi-dieux, mi-divins, mi-humains. Ces demi-dieux ne sont pas tous mythologiques ; ils sont parfois les enfants de mères ou de pères humains, et leur intelligence ou leur puissance amènent leurs contemporains ou descendants à leur attribuer un parent plus qu’humain. Les fils de dieux et de mères humaines sont bien sûr plus courants que les fils de déesses et de pères humains. La paternité d’un enfant était incertaine. Mais l’homme divin n’a pas besoin, même aujourd’hui, d’un parent divin. Des pouvoirs extraordinaires, notamment spirituels, prouvent la divinité à l’Orient crédule. Chunder Sen, il y a seulement quelques décennies, n’était qu’un prédicateur hindou populaire et excitable ; mais sa congrégation l’adorait littéralement et il a fini par se croire adorable, non seulement inspiré, mais divin. En Perse également, au siècle dernier, le Bâb était considéré comme Dieu incarné ; bien que Zoroastre et Mahomet, par leurs propres enseignements, aient réprimé cette tendance et soient devenus non pas divins, mais simplement plus qu’humains, des hommes emplis d’inspiration et de puissance divines. L’apothéose dépend largement de la définition du mot « dieu » ; elle ne désigne parfois qu’un surhomme. Un « sacrifice aux dieux de nature humaine » est formellement reconnu par les hindous orthodoxes, et les Puranas relatent l’histoire des hommes devenus dieux, bien que ces cas se réfèrent toujours au passé et qu’il soit aujourd’hui douteux que les dieux mentionnés aient jamais existé.
Il faut également noter la phase de divinité temporaire. Dans les cultes sauvages, l’homme-loup, en tant qu’adorateur du loup, ne représente pas seulement le dieu, il est le dieu, le dieu-loup même qu’il représente avec son masque ; mais lorsqu’il retire ce masque, il redevient un simple homme. Ainsi, dans les rites tantriques, l’essence divine transforme pour une nuit une femme ordinaire en déesse, tout comme, à un moindre degré, un homme ordinaire devient un prophète temporaire, empli de pouvoir divin, une sorte de dieu. Un fétiche est une divinité temporaire et la plante substituée au Soma (lorsqu’il est impossible de l’obtenir) est, pour l’occasion, mystiquement convertie par le prêtre en divinité (Soma), de sorte que les adorateurs croient qu’en y participant, ils sont devenus participants de la véritable substance de la divinité.
Mais il y a une différence entre un homme vivant et un homme mort. Quand le pauvre Africain disait : « Mon chef est mon dieu, car je le crains plus que tous », il vénérait un homme-dieu vivant. Or, le culte de Bouddha n’est pas tout à fait le culte de l’homme, mais celui d’une figure qui, à l’origine, n’était pas un dieu, mais seulement un surhumain, une figure imaginée à valeur fictive, ne représentant la divinité que longtemps après que Bouddha, l’homme, eut cessé de vivre. De nouveau, en tant qu’Absolu, Bouddha est une abstraction philosophique, et non une forme de culte humain. Ainsi, le culte des ancêtres n’est pas exactement le même que celui des hommes vivants. L’ancêtre mort n’est plus un homme.
La possession est le cas où un esprit gouverne un esprit, par opposition à l’obsession, où, comme dans le cas d’un incube ou d’un succube, un esprit malveillant gouverne ou asservit un corps humain. ↩︎