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Dans le cours de ses exploits comme chef de sa tribu, Antar avait vaincu un cavalier nommé Jezar, qui était un archer célèbre, et, pour punir ses agressions contre son peuple, il l’avait aveuglé en faisant passer devant ses yeux un sabre rouge, puis il lui avait accordé la vie, la liberté et même le rang suprême dans sa propre tribu.
Dès lors, Jézar, fils de Jaber, méditait en silence sur la vengeance. Quoique ses yeux soient privés de la vue, il n’avait rien perdu de son adresse au tir à l’arc. Son oreille, exercée à suivre les mouvements des animaux sauvages au bruit de leurs pas, suffisait à guider sa main : jamais la flèche ne manquait le but. Sa haine, toujours en éveil, écoutait avidement les nouvelles que la renommée répandait sur son ennemi. Il apprit qu’Antar, après une lointaine et heureuse expédition contre les frontières de la Perse, était revenu au Yémen, chargé d’autant de gloire et de butin qu’il en avait rapporté autrefois de la cour de Chosroé, et qu’il allait passer dans le désert voisin de son campement. A ce récit, Jézar pleure d’envie et de colère. Il appelle Néjim, son fidèle esclave :
« Dix ans se sont écoulés, lui dit-il, depuis qu’un fer ardent a détruit, par ordre d’Antar, la lumière de mes yeux, et je ne suis pas encore vengé ! Mais enfin le moment est venu [297] d’éteindre dans son sang le feu qui brûle dans mon cœur. Antar est campé, dit-on, sur les bords de l’Euphrate. C’est là que je veux aller le chercher. Je vivrai caché dans les roseaux du fleuve jusqu’à ce que le Ciel me livre sa vie. »
Jezar ordonne à son esclave de lui amener sa chamelle qui rivalise avec l’autruche à la course : il s’arme de son carquois de flèches empoisonnées. Nejim fait agenouiller la chamelle, aide son maître à monter sur son dos, et prend le bout du licol de l’animal, pour diriger ses pas vers le lit lointain de l’Euphrate. Le guerrier aveugle remplit le désert de ses gémissements et de ses menaces.
Après une longue journée de marche à travers un espace sans eau, Jezar et son esclave atteignent les rives de l’Euphrate, dont le cours est marqué par la verdure des arbres et des herbes qui bordent son lit.
« Que vois-tu sur l’autre rive ? » demande Jezar à son esclave.
Nejim jette un coup d’oeil sur l’autre rive. Il voit des tentes richement ornées, des troupeaux nombreux, des chameaux errant par groupes dans la plaine, des lances plantées en terre à la porte des tentes, des chevaux attelés, attachés par les pieds, devant les demeures de leurs maîtres. Une tente plus splendide que les autres est dressée à peu de distance du fleuve. Devant la porte s’élève, comme un mât, une longue lance d’acier, à côté de laquelle est un cheval plus noir que l’ébène. Nejim reconnaît le noble coursier d’Antar, le fameux Abjer, et sa lance terrible. Il fait arrêter le chameau de son maître derrière les arbustes et les roseaux qui le cachent à tous les regards, et ils attendent l’heure des ténèbres.
Quand la nuit eut couvert de ses ombres les deux rives de l’Euphrate,
« Quittons ce lieu, dit l’aveugle Jezar à son esclave, les voix que j’entends de l’autre côté me semblent trop lointaines pour la portée de mes flèches. Rapproche-moi du bord : [p. 298] mon cœur me dit qu’un coup glorieux va immortaliser mon nom et ma vengeance ! »
Nejim prend l’aveugle par la main, l’approche de l’eau, le fait asseoir sur la rive en face de la tente d’Antar, et lui donne son arc et son carquois. Jezar choisit la plus acérée de ses flèches, la place sur la corde, et attend avec une oreille attentive l’heure de la vengeance.
Cependant Antar, dans les bras d’Abla, sa femme chérie, pour laquelle dix ans de possession n’ont rien diminué son amour, oubliait sous sa tente ses fatigues et ses exploits, lorsque le hurlement lugubre des chiens, fidèles gardiens du camp, jeta dans son âme une inquiétude prophétique.
Il se lève et sort de sa tente. Le ciel est sombre et nuageux. Il erre, tâtonnant dans l’obscurité. Les cris plus forts des chiens l’attirent vers la rivière. Poussé par son destin, il avance jusqu’au lit de l’eau et, soupçonnant la présence de quelque ennemi sur la rive opposée, il appelle son frère à haute voix pour qu’il recherche l’autre côté.
A peine sa voix retentissante résonne-t-elle dans le lit creux de la vallée de l’Euphrate, résonnant dans les rochers et les montagnes, qu’une flèche lui perce le côté droit et pénètre jusqu’à ses entrailles. Aucun cri, aucun gémissement indigne d’un héros ne lui échappe à travers la douleur. Il retire le fer d’une main ferme.
« Traître, qui n’as pas osé m’attaquer en plein jour ! crie-t-il d’une voix forte à son ennemi invisible, tu n’échapperas pas à ma vengeance ! tu ne jouiras pas du fruit de ta perfidie ! »
A cette voix qui lui fait croire que sa flèche a manqué son but, l’aveugle Jézar, frappé de terreur à la pensée de la vengeance d’Antar, s’évanouit sur la rive, et son esclave, le croyant mort, s’enfuit sur son chameau, laissant son maître inanimé où il gisait. Le frère d’Antar traverse le fleuve à la nage, bute contre un corps qu’il prend pour un cadavre, et le porte sur ses épaules, avec l’arc et les flèches, jusqu’au camp.
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Antar, étendu dans sa tente au milieu de ses amis désespérés, souffre d’horribles tourments : la tendre Abla étanche son sang, baigne la blessure de ses larmes.
On apporte le corps de l’assassin, l’arc et les flèches dans la tente. Antar reconnaît le visage mutilé de son ennemi : il ne doute plus que la flèche décochée par une telle main soit empoisonnée. L’espoir quitte son cœur : la mort inévitable se présente à ses yeux.
« Fils de mon oncle ! lui dit tendrement Abla, pourquoi abandonner l’espoir ? Une légère blessure de flèche doit-elle effrayer celui qui a affronté sans crainte tant d’épées et de lances dont les blessures couvrent son corps ? »
« Abla, répond Antar, mes heures sont comptées. Regarde les traits de ce visage : c’est Jézar : la flèche du traître était empoisonnée ! »
A ces mots, Abla remplit la nuit de ses sanglots; elle déchire ses vêtements, elle arrache ses longs cheveux, et ramasse de la poussière qu’elle répand sur sa tête. Toutes les femmes du campement font écho à ses lamentations.
« Chère épouse ! dit Antar à Abla, qui défendra ton honneur et ta vie après la mort d’Antar, dans ce long voyage qui te reste à faire à travers nos ennemis avant d’atteindre la terre de ton père ? Un second mari, un autre moi, peut seul te sauver des horreurs de l’esclavage. De tous les guerriers du désert, Zeid et Amnem sont ceux dont le courage protégera le mieux ta vie et ta liberté : choisis-en un, et va lui promettre ta main. »
Abla ne répond que par ses larmes à une pensée qui lui est horrible.
« Pour retourner au pays où habitent les enfants d’Abs, pour assurer ton passage à travers le désert qui t’en sépare, revêts-toi de mes armes et monte mon coursier Abjer. Sous ce déguisement, qui fera croire à nos ennemis que je vis encore, ne crains pas d’être attaqué. Ne réponds rien à [300] ceux qui te saluent sur la route : la vue des armes et du cheval d’Antar suffira à intimider les plus hardis. »
Antar après ces paroles ordonne le départ. On lève les tentes, on les plie et on les place sur les chameaux. Abla, baignée de ses larmes, se contraint, par obéissance, à revêtir la lourde armure d’Antar. Ceinte de son épée, tenant à la main sa lance droite, elle monte son coursier Abjer, tandis que les esclaves déposent Antar mourant dans la litière où Abla voyageait aux jours plus heureux, lorsqu’elle traversait, comme une reine, le désert.
A peine ont-ils perdu de vue les rives verdoyantes de l’Euphrate pour s’enfoncer dans l’immensité du désert, qu’ils aperçoivent au loin des tentes, comme des points noirs à l’horizon, ou une frange noire sur le manteau bleu du ciel. C’est une tribu nombreuse et puissante. Trois cents cavaliers s’avancent pour fondre sur la caravane ; mais, en s’approchant, ils reconnaissent la litière et le cheval.
« C’est Antar et Abla ! se disent-ils à voix basse, voilà ses armes, son cheval Abjer et la magnifique litière d’Abla. Retournons à nos tentes et ne nous exposons pas à la colère de ces guerriers invincibles. »
Déjà ils tournent la rêne, lorsqu’un vieux cheikh, plus réfléchi et plus sagace que les jeunes gens, dit :
« Mes cousins, voilà bien la lance d’Antar, voilà bien son casque, son armure et son coursier dont la couleur ressemble à celle d’une nuit noire ; mais ce n’est là ni sa haute figure ni son port viril. C’est la figure et le maintien d’une femme timide, accablée par le poids du fer qui écorche ses membres frêles. Croyez-moi, Antar est mort, ou bien une maladie mortelle l’empêche de monter à cheval ; et ce faux guerrier qu’Abjer porte est Abla, qui, pour nous effrayer, s’est revêtue des armes de son mari, tandis que le véritable Antar est peut-être couché mourant dans la litière des femmes. »
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Les cavaliers, reconnaissant quelque chose de probable dans les paroles du vieillard, reviennent sur leurs pas et suivent à distance la caravane, sans oser l’attaquer.
Maintenant le bras faible d’Abla plie sous le poids de la lance de fer : elle est obligée de la remettre au frère de son mari, qui marche à ses côtés. Bientôt, lorsque le soleil, arrivé à mi-chemin de sa course, eut fait s’embraser le sable du désert, Abla, épuisée de souffrances et de fatigues, lève la visière de son casque, pour essuyer la sueur qui baignait son front. Les yeux des Arabes hostiles qui la surveillent entrevoient la blancheur de son visage :
« Ce n’est pas le Noir ! » crient-ils, et ils s’élancent de toute la vitesse de leurs chevaux sur les traces de la petite troupe d’Antar.
Au galop de leurs chevaux derrière lui, au hennissement de leurs montures, à la voix d’Abla qui l’appelle, Antar, qui gît à demi mort dans la litière, se lève, montre sa tête d’entre les rideaux, et pousse, pour la dernière fois, son terrible cri de guerre, connu de tout le désert.La crinière des chevaux se dresse : les chevaux portent leurs cavaliers raidis par la terreur.
« Malheur à nous ! disent les Arabes, ennemis d’Abs, Antar vit encore ! C’est un piège qu’il a tendu : il a voulu savoir quelle est la tribu assez hardie pour prétendre après lui s’emparer de sa femme et de ses biens. »
Seul un petit nombre, faisant encore confiance à la voix du vieux cheikh, continue de suivre au loin la caravane.
Antar, malgré sa faiblesse, place Abla dans la litière, et monté sur Abjer, vêtu de ses bras, il marche lentement à côté d’elle.
A la fin du jour, ils atteignent une vallée non loin de la tribu d’Abs. Ce lieu s’appelait la « Vallée des [p. 302] Gazelles ». Entouré de montagnes inaccessibles, on n’y pénétrait du côté du désert que par un passage étroit et tortueux, où trois cavaliers pouvaient à peine marcher de front. Antar, s’arrêtant à l’ouverture de ce défilé, fait entrer d’abord ses troupeaux, ses esclaves et le chameau qui porte la litière de son cher Abla. Quand toute la caravane est en sûreté dans la vallée, il revient, se placer seul en sentinelle au fond de la gorge, en face de la plaine et des Arabes qui le suivent au loin. A ce moment ses angoisses augmentent ; ses entrailles se déchirent ; chaque pas de son coursier lui fait souffrir des tourments semblables au feu de l’enfer. La mort envahit ses membres, et pourtant révère son âme intrépide. Il fait face aux Arabes ; il arrête Abjer ; il plante la pointe de sa lance dans le sol, et s’appuyant contre la tige, comme un guerrier au repos laissant respirer son cheval, il se tient immobile à l’entrée du col.
A cette vue, les trente guerriers qui ont jusqu’ici suivi les traces de sa caravane s’arrêtent, hésitants, à quelques centaines de pas du héros.
« Antar, se disent-ils l’un à l’autre, s’est aperçu que nous suivions sa marche ; il nous y attend pour nous tuer tous ; profitons des ombres de la nuit qui tombent, pour échapper à son épée et rejoindre nos frères. »
Mais le vieux cheikh, inébranlable dans son opinion, les maintient tranquilles.
« Mes cousins, leur dit-il à voix basse, n’écoutez pas les conseils de la peur. L’immobilité d’Antar est le sommeil de la mort ! Comment ! ne connaissez-vous pas son courage ardent ? Antar a-t-il jamais attendu son ennemi ? S’il vivait, ne tomberait-il pas sur nous comme le vautour sur sa proie ? Venez donc bravement ; ou, si vous refusez de risquer votre vie contre son épée, attendez au moins que l’aube se lève et dissipe vos doutes. »
A demi persuadés par le vieillard, les trente cavaliers se résolvent à rester où ils sont ; mais, toujours troublés et alarmés [303] au moindre nuage de poussière que le vent soulève aux pieds de l’Abjer, ils passent toute la nuit à cheval, ne laissant pas leurs yeux se fermer pour dormir.
Enfin le jour commence à éclaircir le ciel et à dissiper les ombres qui couvrent le désert. Antar est toujours dans la même attitude à l’entrée du défilé : son coursier, obéissant à sa pensée, est immobile comme son maître.
A ce spectacle étrange, les guerriers stupéfaits se consultent longtemps avant de se décider. Toutes les apparences disent à leur coeur qu’Antar a cessé de vivre; et cependant aucun d’eux n’ose s’avancer pour s’en assurer: tant est forte l’habitude de peur qu’inspire le héros!.. Le vieux cheikh veut se convaincre et les convaincre par une preuve avant de fuir ou d’avancer. Il descend de sa jument, lâche la bride, et lui piquant la hanche avec la pointe de sa lance, il la pousse vers l’entrée du défilé. A peine a-t-elle atteint dans sa course la lisière du désert qui jouxte la gorge, que le fougueux étalon Abjer s’élance en hennissant après la jument sans cavalière. Au premier bond du coursier, Antar, soutenu seulement par la tige de sa lance qui lui échappe, tombe comme une tour, et le bruit de son armure retentit dans le défilé.
A cette chute, au bruit d’un corps inanimé tombant à terre, les trente cavaliers se pressent autour du cadavre étendu aux pieds de leurs chevaux. Ils s’étonnent de voir étendu immobile dans le désert celui qui faisait trembler l’Arabie. Ils ne peuvent s’empêcher de mesurer avec leurs yeux ses membres et sa stature gigantesques. Renonçant à l’attaque de la caravane d’Abla, à laquelle le stratagème d’Antar avait donné une nuit entière pour atteindre les tentes de la tribu d’Abs, les guerriers se contentent de dérober les armes du héros, pour les emporter dans leur tribu comme un trophée conquis par la mort. En vain tentent-ils de capturer son coursier. Le fidèle Abjer, ayant flairé son maître mort, sent qu’il [304] n’y a plus de cavalier digne de lui : plus rapide que l’éclair, il leur échappe, disparaît à leurs yeux et s’enfonce dans la liberté du désert. On dit que le vieux cheikh, attendri par le sort du héros qui s’était illustré par tant d’exploits, pleura sur son cadavre, le recouvrit de sable, et lui adressa ces paroles :
Gloire à toi, brave guerrier, qui, durant ta vie, as été le défenseur de ta tribu, et qui, même après ta mort, as sauvé tes frères par la terreur de ton cadavre et de ton nom ! Que ton âme vive à jamais ! Que les rosées rafraîchissantes humectent le sol de ton dernier exploit !