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Je n’ai vu que le quatorzième volume de cet ouvrage, qui renferme tout ce qu’il y a d’élégant et de noble dans la composition. Son style est si élevé, si varié et si hardi, que je n’hésite pas à le ranger parmi les poèmes les plus achevés.—Sir W. Jones.
C’est cette œuvre, et non, comme on le suppose généralement, les « Mille et une nuits », qui est la source des récits qui remplissent les tentes et les chaumières de l’Arabie et de l’Égypte.—Von Hammer.
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On croit généralement que ce célèbre roman arabe fut composé au VIIIe siècle à partir de contes traditionnels qui circulaient depuis longtemps en Orient, par El-Asma’ee, célèbre philologue et poète de la cour de Haroon Er-Rasheed. D’autres auteurs et sources (par exemple, Johainah et Abu Obeidah) sont mentionnés dans l’ouvrage, mais ceux-ci, selon Von Hammer, ont été insérés par des conteurs dans les cafés. Lane, dans son admirable ouvrage sur les Egyptiens modernes, remarque que les 'Ulama (les érudits) « méprisent en général le roman et ridiculisent l’affirmation selon laquelle El-Asma’ee en était l’auteur » : leur opinion, cependant, sur une question de ce genre, n’a que peu de valeur.
L’ouvrage complet est généralement relié en quarante-cinq volumes de tailles diverses, ce qui représente une masse suffisante pour effrayer le plus infatigable des traducteurs, sans parler de l’impossibilité de trouver des lecteurs européens qui se frayeraient un chemin à travers la traduction, si elle [172] était publiée. Une copie abrégée de ce volumineux ouvrage, réalisée par quelques érudits syriens (et donc appelée Shamiyeh ou Antar syrien, pour la distinguer de l’original, connu sous le nom de Hijaziyeh ou Antar arabe), ayant été obtenue par M. Terrick Hamilton, pendant son séjour à Constantinople, en sa qualité de secrétaire oriental à l’ambassade britannique, il fut incité par sa brièveté relative à entreprendre la tâche de le traduire en anglais.
En 1819, les premiers fruits de ses travaux dans ce sens parurent à Londres sous la forme d’un petit volume in-octavo d’environ 300 pages intitulé « Antar, roman bédouin traduit de l’arabe », etc., avec une courte introduction d’un ami qui avait vu le volume sous presse. L’année suivante (1820), trois autres volumes furent publiés, complétant la première des trois parties en lesquelles M. Hamilton avait l’intention de diviser sa traduction, et ramenant les aventures d’Antar à son mariage avec Abla.
L’ouvrage fut très favorablement accueilli par les principaux critiques de l’époque, dont certains osèrent lui prédire une popularité dans ce pays aussi grande que celle accordée au fascinant « Mille et une nuits ». Les prévisions du traducteur et de ses critiques amicaux ne se réalisèrent cependant pas : les exploits merveilleux du héros absien et les effusions sauvages et ardentes, tendres et belles de poésie naturelle dont le récit est entrecoupé, n’avaient que peu d’intérêt ou de charme pour la masse des lecteurs anglais, familiers seulement des imitations absurdes de fictions orientales, adaptées du français, et ayant aussi peu de ressemblance avec l’histoire orientale que le marin de théâtre du mélodrame transpontin en a avec le marin de la vie réelle, et, en conséquence, la traduction d’Antar ne fut pas achevée ; mais M. Hamilton donne un aperçu du contenu du reste, comme suit :
"La seconde partie comprend la période où le héros suspend son poème à la Mecque. Il atteint enfin ce grand point, non seulement grâce aux dispositions amicales de ses anciens associés et à la continuation de ses propres actes héroïques, mais aussi [173] grâce à ses deux fils et à un frère qu’il découvre parmi les héros du désert. Encouragé par leurs conseils et poussé par sa propre ambition, après divers conflits et conquêtes, il décide d’écraser la malice envieuse de ses ennemis domestiques, et malgré toutes les machinations ourdies contre lui et les hostilités de tous les rois les plus puissants de l’Arabie, il réussit à accomplir ce second objet de son ambition.
« La troisième partie comprend la mort d’Antar et de la plupart de ses camarades et parents ; au cours de laquelle il mène des guerres sans fin contre les tribus les plus éloignées, visite Constantinople et l’Europe, et envahit la partie de l’Arabie habitée par les Éthiopiens, parmi lesquels il découvre les parents de sa mère et découvre qu’elle était la fille d’un puissant monarque, et lui-même descend ainsi dans les deux lignées d’une race majestueuse. Sa dernière conquête est sur ses ennemis domestiques. Sa mort est conforme aux règles de la justice poétique. Il tombe sous la main de quelqu’un qu’il aurait pu punir de mort à juste titre, mais qui était l’objet d’une cruauté qu’il n’avait jamais exercée sur personne auparavant, pas même sur ses ennemis les plus invétérés. »
Cette œuvre singulière est le seul témoignage de la vie quotidienne des Arabes avant qu’ils ne soient sous l’influence d’El-Islám. « Même dans une traduction », dit un critique judicieux, « Antar doit être lu avec plaisir par ceux à qui les modes de vie simples offrent matière à spéculation intéressante, et par ceux qui sont satisfaits de descriptions fluides et luxuriantes, unies à des croquis vivants et pittoresques d’événements et de personnages. » Ici, les vertus et les vices de ces enfants du désert sont fidèlement dépeints : hospitaliers, courageux, vindicatifs, à la fois libéraux et avares, possédant en même temps un sens méticuleux de l’honneur : tels étaient les Arabes préislamiques, que la plume d’El-Asma’ee a dépeints avec tant de vivacité. La poésie dont l’œuvre est richement ornée est la poésie de la nature, abondante en touches de pathos, bien au-delà de la portée de l’art.
Je regrette de n’avoir pu obtenir aucune traduction allemande ou française du récit de la suspension de la Kasidah d’Antar sur la Kaaba, mais mon ami MEJW Gibb, de [p. 174] Lochwood, Lanarkshire, un jeune orientaliste très prometteur, m’a fait la grâce d’une traduction de la Mort d’Antar - l’un des plus nobles poèmes héroïques - d’après la version française de M. Caussin de Perceval, qui est annexée à l’esquisse suivante des principaux incidents de la première partie, selon la traduction de M. Hamilton.
Les aventures d’Antar évoquent naturellement la question de l’origine du roman romanesque ou roman chevaleresque en Europe, qui a longtemps été, et est peut-être encore, l’objet de controverses parmi les érudits. Certains estiment que le roman romanesque est d’origine purement gothique, apporté du Nord par les Scaldes qui accompagnèrent l’armée de Rollon en France ; d’autres encore prétendent que son introduction en Europe remonte aux Sarrasins qui s’établirent en Espagne au début du VIIIe siècle. La vérité semble être que les romans médiévaux européens étaient composés, en parts inégales, de contes classiques de l’Antiquité, de légendes nordiques et de fictions orientales.
Il est loin d’être improbable que le célèbre roman arabe d’Antar ait fourni le modèle du premier des romans réguliers de chevalerie qui étaient courants en Europe au Moyen Âge ; en fait, une comparaison des incidents dans l’œuvre d’El-Asma’ee avec d’autres trouvés dans les romans dits gothiques montrera des parallèles très frappants, suffisants à eux seuls pour conduire à cette conclusion.
Beaucoup de contes et de fictions populaires en Europe au Moyen-Âge, recueillis par tradition orale et conservés dans des ouvrages tels que les Clericali Disciplina de Pierre Alphonse et les Gesta Romanorum, ont été attribués à des sources orientales, à l’Arabie et à la Syrie, puis à l’Inde, en passant par la Perse. Ces fictions sont probablement arrivées en Europe, en partie par l’intermédiaire des Sarrasins d’Espagne, en partie par les relations avec l’Orient pendant les croisades.
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Mais aux VIIIe, IXe et Xe siècles, les relations entre les pays de l’Est et de l’Ouest du monde romain étaient très libres. Haroon Er-Rasheed et Charlemagne échangèrent des cadeaux et des messages de bonne volonté, et les merveilleuses aventures d’Antar ont pu être connues des premiers écrivains européens de romans de chevalerie, à une époque où la communication était ainsi ouverte entre l’Asie et l’Europe.
Si, toutefois, nous devons chercher en Extrême-Orient le berceau des contes et fictions populaires européens, la tâche de remonter jusqu’aux histoires orientales jusqu’à leurs originaux (car concernant les fictions populaires en particulier, l’affirmation radicale de Salomon « il n’y a rien de nouveau sous le soleil ») devient plus compliquée à mesure que nous poursuivons nos recherches dans l’antiquité lointaine.
Nous tenons de Lane que les Mille et Une Nuits fournissent des images exactes des mœurs et des coutumes arabes à l’époque où elles furent composées ; mais le fond de beaucoup de ces charmants contes est incontestablement d’origine persane ou indienne. Par exemple, l’histoire, familière à tous les écoliers, d’El-’Ashshár (le « Alnaschar » de notre traduction anglaise courante de la version française brouillée de Galland) et de son panier de verrerie trouve un parallèle dans le « Pankatantra », un recueil de fables sanskrites, où l’on raconte la même histoire d’un brahmane et de son pot de riz. Mais même dans cet ouvrage ancien, nous ne trouvons pas le véritable original du conte arabe. Le professeur Benfey a prouvé que ces fables ont été empruntées à des sources bouddhiques ; Le professeur Max Müller pense que « nous pouvons aller plus loin et soutenir que non seulement le plan général de ces fables, mais dans certains cas les mots mêmes, ont été transférés du pali au sanskrit ». Le plan général des « Mille et une nuits » aurait été emprunté à celui d’un recueil de contes pehlevi similaire. Il est en outre identique dans son plan à celui des Paraboles de Sendabad, d’origine hindoue, et connues dans diverses anciennes versions anglaises sous le titre des « Sept maîtres sages ».
Mais on pense que le roman d’Antar doit être essentiellement original, puisqu’il n’existait pas d’ouvrage du même genre qui [176] pût servir de modèle. Cela peut être vrai ; et pourtant il ne me paraît pas impossible que quelques-unes des aventures héroïques attribuées à Antar dans cet ouvrage aient pu dériver indirectement des vieux romans pehlevis si amèrement dénoncés par le Coran. L’un de ces romans fut introduit en Arabie par un marchand à son retour de Perse, à l’époque où le Prophète promulguait sa nouvelle religion. Les Arabes, dit-on, étaient charmés par les histoires de géants et de dragons, et les préféraient aux instructions morales de Mahomet : de là le passage du Coran (chapitre xxxi) contre les romans et les contes oiseux. Les conquérants musulmans de la Perse, on le sait, détruisirent impitoyablement presque tous les trésors littéraires de cet ancien royaume, et nous pouvons être sûrs que les œuvres de fiction étaient l’objet de leur horreur particulière. Mais la tradition orale a pu préserver des scènes et des incidents des anciens romans persans ; et comme on dit que c’est à l’obscurité du temps que les anciens doivent leur réputation d’originalité, ainsi à des sources, qui sont maintenant à jamais perdues, El-Asma’ee, dont la mémoire était richement emmagasinée de traditions aussi bien que de savoir écrit, peut avoir été redevable de certaines des aventures décrites dans le roman d’Antar.