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Antar n’est pas un personnage imaginaire : il est bien connu comme un guerrier célèbre et comme l’auteur d’un des sept poèmes suspendus sur la Kaaba à la Mecque. Son intrépidité est souvent mentionnée par Abulfeda comme sujet de poésie ; bien qu’il ne semble pas qu’il existe une composition précise relative à ses faits d’armes, quelques morceaux isolés ont pu survivre ; il faut néanmoins supposer que seule la tradition orale a commémoré en vers, courants parmi les générations suivantes, ces diverses preuves d’héroïsme qu’Asma’ee a incorporées plus tard dans son œuvre. Qu’il soit le fils de Shedad, un chef absien, est également bien attesté ; bien qu’il ne semble pas aussi clairement qu’il soit né d’une esclave.
Il ne faut pas comprendre qu’Asma’ee ait simplement voulu composer une histoire fidèle de cette époque : sa vision semble plutôt comprendre dans un récit agréable de nombreux faits isolés et les traits les plus frappants des mœurs et des usages prévalant à cette époque ; et par conséquent nous pouvons présumer qu’il a embelli son récit de toutes les circonstances supplémentaires qui pourraient éventuellement jeter un intérêt sur son héros, ou attirer l’attention de ses lecteurs.
Et qu’il ait réussi auprès de ceux pour qui l’ouvrage a été composé, il n’y a pas le moindre doute.Il est vrai aussi que beaucoup de ceux qui l’ont lu aujourd’hui dans l’original ont exprimé le plaisir et l’admiration inlassable qu’ils ont ressentis en parcourant ses volumes sans fin.
On peut supposer que c’est un des plus anciens livres de la littérature arabe, composé au deuxième siècle de l’hégire, à une [p. 178] époque où les arts étaient cultivés avec le plus de succès parmi les conquérants asiatiques, et encouragés plus particulièrement sous l’influence des princes arabes de Bagdad. Sa langue est donc d’une pureté peu commune, aussi éloignée de la rudesse des premiers auteurs que des prétentions des auteurs ultérieurs ; et quand on considère qu’il a été écrit à l’origine en caractères coufiques, et qu’il a été transcrit pendant mille ans principalement à l’usage des Bédouins, et souvent par des personnes qui ne comprenaient probablement pas un mot de ce qu’ils écrivaient, on s’étonne qu’il ait conservé tant de pureté et d’exactitude. On peut remarquer de temps à autre quelques mots persans et turcs, sujets à des inflexions arabes ; d’autres termes modernes ont peut-être aussi été insérés. Ce sont des corruptions ; et M. Hammer pense que de nombreuses interpolations ont été faites par le copiste. On y trouve souvent des mots qui ne se trouvent dans aucun dictionnaire ; et il y a quelques expressions qui, bien que courantes de nos jours parmi les Arabes du désert, ne sont pas susceptibles de la même acceptation dans aucun lexique.
Le style de l’ouvrage est simple et facile à construire, mais il regorge d’une infinie variété de dictions, formulées dans les termes les plus choisis et les plus appropriés. Les phrases sont courtes, dans le style de la Bible ; la prose est régulière dans son rythme, se poursuivant sans interruption, sauf par un changement de terminaison, selon les capacités de l’auteur, ou la redondance d’expressions ayant le même son ; c’est ce qui est considéré comme la plus grande beauté des compositions orientales. Ainsi, avec de courtes périodes rythmiques de durées diverses, l’auteur avance, pendant cinq ou six lignes, jusqu’à la fin de son sujet, puis recommence d’autres choses avec une rime différente. Cela est particulièrement frappant dans toutes ses descriptions de batailles, où les pauses sont très fréquentes, toutes avec les mêmes terminaisons ; les périodes étant souvent formées de deux mots seulement, parfois de trois, et se poursuivant ainsi, avec une apparente rapidité et une grande variété et un grand esprit, sur toute une page.
Ce genre de composition produit la nécessité de répétitions continuelles, et bien qu’Asma’ee ait prouvé que sa mémoire était [179] dotée d’une infinité d’expressions, sans équivalent chez aucun auteur oriental, la répétition fréquente de scènes et de pensées similaires doit bien sûr occasionner des répétitions qui lassent presque ses plus fervents admirateurs ; mais lorsqu’elles sont traduites dans une autre langue qui n’admet, comparativement parlant, aucune diversité de termes pour exprimer le même sens, elles deviennent très ennuyeuses et dégoûtantes.
La poésie a le charme d’un style plus élevé, et le poète a saisi avec empressement un champ plus vaste pour l’imagination. Infiniment plus difficile dans sa construction, elle est toujours naturelle et dépourvue de ces vanités et absurdités qui abondent dans presque toutes les compositions asiatiques. Elle comprend toutes les variétés auxquelles la poésie s’applique. L’héroïque, le compliment, l’éloge, l’amoureux, le ridicule, le joyeux, l’élégiaque, tout y est combiné dans la plus grande profusion ; même la pastorale n’est pas omise. . . .
L’héroïque est, bien sûr, un mélange de tout ce qui est audacieux dans l’imagerie et gonflé dans l’expression ; l’exagération et la vanité personnelle courent à travers l’ensemble : ce sont peut-être les caractéristiques légitimes d’une telle poésie ; nous avons certainement la plus haute autorité pour sa validité dans un poète dont les écrits sont considérés comme la norme de tout ce qui est grandiose et majestueux dans cette espèce de composition poétique.
L’élégiaque a tiré des larmes de personnes dont les sympathies et la tendresse étaient conçues pour être suscitées par des scènes telles que celles décrites dans cet ouvrage, et sont donc aussi fidèles à la nature que ces sentiments qui sont reconnus dans un état plus raffiné de la société.
Le ridicule et le satirique sont parfois trop grossiers, souvent indélicats, mais pas obscènes. Il y a quelque chose de joli et d’original dans le style amoureux, et le gai peut aller jusqu’à la gaieté par son innocence et son enjouement. Quant au compliment, il est, comme c’est le cas dans toutes les langues, le moins digne d’éloges, abondant en idées ridicules et en panégyriques inintelligibles.
Quant à la magie et aux enchantements qui se produisent dans l’ouvrage, il convient d’ajouter, pour le bénéfice de ceux qui s’intéressent au point encore controversé du lieu de naissance de la sorcellerie, que l’on trouve des exemples [180] d’intervention surnaturelle, bien que dans la partie publiée maintenant aucune mention ne soit faite d’une telle influence sur l’esprit et les actions des héros qui figurent dans l’histoire. La croyance que des fantômes, des lutins ou des génies habitaient un endroit particulier prévalait généralement, et nous voyons que Shiboob, le frère d’Antar, est souvent pris pour l’un de ces personnages augustes, en raison de la rapidité avec laquelle il se déplace d’un endroit à un autre.
Les effets d’un anneau amulette (porté pour la première fois par un guerrier chrétien, qui à sa mort le lègue à Antar), pour soulager une personne de crises, sont mentionnés plus d’une fois. Les sorcières étaient aussi suffisamment célèbres, même à cette époque lointaine, pour être mentionnées ici : plus pour les iniquités que pour le bien qu’elles étaient appelées à accomplir. L’une s’efforce d’attirer Abla vers sa destruction, au moyen de deux émissaires démoniaques qu’elle emploie, et d’un feu magique qu’elle allume. Une autre fortifie son château avec l’illusion de flammes et de fumée surnaturelles ; tandis que la sœur de cette méchante enchanteresse dissipe ces horreurs apparentes par ses sorts plus puissants. . . .
Les allusions aux génies sont fréquentes : l’un des fils d’Antar est tué par eux. Ils sont décrits comme des monstres hideux, ayant les yeux fendus vers le haut et poussant des cris terribles. Antar rend à l’un des génies métamorphosé en cheval sa forme humaine et, en retour, il aide son libérateur à venger le meurtre de son fils. . . . L’épée d’Antar est certainement de fabrication originale et, bien qu’elle ne soit pas enchantée, on peut la citer à côté de Durindana. Les lames indiennes, les armures davidiques et les casques aadites sont investis de toutes les propriétés des armes magiques, qu’elles soient offensives ou défensives. . . . Les allusions fréquentes aux dragons et aux monstres marins dans la poésie et dans la description des héros assaillants prouvent qu’à cette époque l’introduction d’animaux fabuleux, distincts de ceux mentionnés dans les livres persans, était considérée comme un embellissement légitime dans la fiction romantique. . . .
Et ainsi, avec tout l’attirail de l’équipement chevaleresque, les héros se présentent, non seulement sur les champs de bataille ou en combat singulier, mais aussi aux mariages et aux [181] divertissements, simplement pour tester leur adresse aux armes au milieu d’une course, pour se battre et jouter avec des lances sans ardillon en présence des rois et des chefs, qui proclament les mérites du vainqueur et du vaincu, distribuant parfois des prix, ou décernant un point contesté, ou même décidant du sort d’une demoiselle, objet de querelle amoureuse entre deux champions dévoués ; et il n’est pas rare que ces combats, qui commencent innocemment, se terminent dans le sang.
Il est aussi digne de remarque que ces chefs, lorsqu’ils se lancent dans une entreprise de pillage, rencontrent souvent des aventures extraordinaires : parfois des jeunes filles abandonnées dont ils soulagent les détresses, ou des matrones dont les maris et les fils ont été tués, et même des héros de moindre envergure dont ils adoptent la cause, adoucissant ainsi sa douleur ou mourant pour le défendre. Il faut reconnaître qu’ils profitent parfois de l’état d’insécurité dans lequel se trouvent les femmes lorsque leurs suivantes ont résisté aux assauts d’un étranger ; mais des exemples de la plus pure générosité et des sentiments d’honneur et de décence les plus chevaleresques marquent souvent leurs actes et nous incitent à nous étonner que des nations si barbares par le sang aient pu se fondre dans la pitié et la tendresse.
Une nation de bergers, habitant sous des tentes, entourée de déserts, apparaît, à première vue, comme l’antipode même de ces nations dont les usages et les habitudes ont fourni matière à romans et fictions historiques. Dans des esprits ainsi constitués, où pourrait résider l’amour ? Où trouverait-on la courtoisie, la discrétion, ces décences et distinctions sans nom que les personnes cultivées ne peuvent que ressentir et exprimer ? Et sans des esprits ainsi heureusement organisés, et sans des sensibilités aussi facilement éveillées que durables, souples ou obstinées, selon l’objet qui les excite à l’action, ou qui ordonne au défi de repousser l’inconstance et le danger, comment la chevalerie pourrait-elle nourrir son enthousiasme, ou l’imagination s’éveiller à la vie ?
Mais dans cette œuvre, nous trouvons toutes ces anomalies réconciliées. Nous voyons des héros capables des entreprises les plus folles et sujets aux émotions les plus véhémentes pour s’assurer l’approbation [182] de leurs maîtresses. Nous voyons des demoiselles bravant tous les périls, souriant en captivité pour aller au-devant de l’objet de leur amour. Nous rencontrons en outre des héroïnes revêtues d’une armure qui couvre des cœurs à la fois aguerris contre la pointe de la lance ou le tranchant du faucon, et en proie aux plus extrêmes extases de tendresse enthousiaste et d’irritabilité raffinée.
Tels sont les personnages qui ont habité le désert des sables, sans culture d’esprit et sans contraintes morales, sauf celles suscitées et établies par l’amour et l’amitié. Peu d’entre eux savaient lire ou écrire. Aucun n’était philosophe - la sagesse n’avait pour seul appui que l’influence attachée à l’âge avancé. Leurs sages étaient supérieurs en âge et jouissaient d’une confiance parmi les tribus que personne ne pouvait éradiquer et qu’Antar seul, par ses prouesses martiales et sa supériorité universellement reconnue, pouvait contrecarrer.