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Les bardes qui m’ont précédé ont-ils laissé un thème non chanté ? Quel sera donc mon sujet ? L’amour seul doit me fournir mon lai. Te souviens-tu alors, après une longue réflexion, de la demeure de ta bien-aimée ?
2. Ô berceau d’Abla, dans la vallée de Jiwaa, donne-moi des nouvelles de mon amour ! Ô berceau d’Abla, que le matin se lève sur toi avec prospérité et santé !
3. Là j’arrêtai mon chameau, grand comme une tour, l’angoisse de ma passion ayant retardé l’accomplissement de ma hardie entreprise,
4. Tandis qu’Abla demeurait à Jiwaa, et que notre tribu était stationnée à Hazn, Samaan et Motathallem.
5. Salut, chères ruines, avec les possesseurs desquelles j’avais de vieux engagements : plus tristes et plus désolées êtes-vous devenues, après le départ de mon bien-aimé Omm Alheitham !
6. Elle habite dans le pays de mes ennemis, comme des lions rugissants : oh, combien a été pénible ma recherche après toi, belle fille de Makhrem !
7. Je me suis senti attaché à elle dès notre première entrevue, bien que j’aie tué ses compatriotes au combat : je t’assure, par la vie de ton père, que de mon attachement il ne peut y avoir aucun doute.
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8. Tu t’es emparé de mon cœur; tu y as fixé ta demeure (ne pense pas que je te trompe), et tu t’y es établi comme un habitant aimé et chéri.
9. Pourtant, comment puis-je rendre visite à ma belle, alors que sa famille a son manoir printanier à Oneizatain, et que la mienne est stationnée à Ghailem ?
10. Certes, tu as fermement résolu de t’éloigner de moi, puisque les chameaux de ta tribu sont bridés même dans une nuit aussi sombre.
11. Rien ne m’alarme autant avec un signal de son départ destiné que de voir les chameaux de charge, qui appartiennent à sa tribu, brouter des baies de khimkhim au milieu de leurs tentes :
12. Parmi eux se trouvent quarante-deux chamelles laitières, sombres comme les plumes d’un corbeau noir de charbon.
13. Alors, Antara, elle t’a percé jusqu’au cœur avec ses dents bien pointues, d’une blancheur exquise, dont le baiser est délicieux, et le goût ravissant et doux !
14. De la bouche de cette belle demoiselle, quand vous baisez ses lèvres, sort le parfum du musc, comme du vase d’un parfumeur ;
15. Ou comme le parfum d’une tonnelle fleurie, dont les plantes ont été maintenues dans une verdure continue par les douces pluies, qu’aucune saleté n’a souillé, et vers laquelle il n’y a eu aucun recours :
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16. Chaque nuage du matin, exempt de grêle, l’a trempé d’une abondante pluie, et a laissé toutes les petites cavités de la terre à la fois rondes et brillantes comme des pièces d’argent :
17. Elle descend abondamment et copieusement, et chaque soir le ruisseau, que rien n’intercepte, s’y jette rapidement.
18. Les mouches y demeurent avec un bourdonnement incessant, et leurs murmures sont comme le chant d’un homme enivré par le vin :
19\ Le bruit qu’ils font quand ils frappent leurs jambes fines l’une contre l’autre est semblable au bruit d’un silex dont les étincelles sont tirées par un homme avec un bras, concentré sur son travail.
20. Tandis que toi, belle Abla, tu t’étends le soir et le matin sur les genoux d’un canapé moelleux, je passe des nuits entières sur le dos d’un cheval de couleur sombre bien caparaçonné :
21. Mon seul coussin est la selle d’un destrier aux pieds fermes et épais, aux flancs forts et larges à la place de ses sangles.
22. Un chameau de Shaden me porterait-il jusqu’à ta tente, un chameau éloigné de son pays, dépourvu de lait et séparé du troupeau ?
23. Elle agite sa queue dans son humeur joueuse et bouge fièrement son corps d’un côté à l’autre, même à la fin de son excursion nocturne : elle frappe les collines avec ses sabots rapides et fermement piétinés.
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24\ Ainsi l’oiseau sans oreilles, entre les pattes duquel il n’y a qu’un petit espace, l’autruche rapide, bat la terre dans sa course du soir.
25. Les jeunes autruches se rassemblent autour de lui, comme une multitude de chameaux noirs du Yémen se rassemblent autour de leur berger abyssin, qui est incapable de s’exprimer dans la langue de l’Arabie.
26. Ils le suivent, guidés par la hauteur de sa tête, qui ressemble au port des demoiselles en voyage, élevé en hauteur et couvert comme une tente.
27. Sa tête, quoique haute, est petite : quand il va visiter les œufs que sa femelle a laissés à Dhulasheira, il ressemble à un Éthiopien aux oreilles courtes dans un vêtement traînant de peaux à fourrure.
28. Mon chameau boit l’eau de Dehradhain, mais s’écarte avec dédain des ruisseaux hostiles de Dailem.
29. Elle tourne son côté droit, comme si elle avait peur de quelque crieur de la nuit à grosse tête,
30. D’un hideux chat sauvage attaché à son corps, qui, toutes les fois qu’elle se penchait vers lui dans sa colère, l’assaillait de ses griffes et de ses dents.
31. Je continue tout le jour sur la tour bien cimentée de son dos, fortement élevée, et ferme comme les piliers de celui qui dresse une tente.
32. Quand elle se repose, elle s’accroupit sur la rive molle du Ridaa, et gémit de fatigue, comme le roseau au son doux, qu’elle presse de son poids.
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33. Sa sueur ressemble à de la sueur épaisse ou à de la poix tenace que le feu allumé fait bouillonner dans les parois d’un chaudron ;
34. Il jaillit de derrière ses oreilles, quand elle bouillonne de rage, exulte dans sa force et se pavane dans sa fierté, comme l’étalon de son troupeau, lorsque ses rivaux l’assaillent.
35. O Abla, bien que tu laisses tomber ton voile devant moi, sache cependant que par mon agilité j’ai fait captifs de nombreux chevaliers vêtus d’une armure complète.
36\ Accorde-moi les éloges que tu sais m’être dus, puisque ma nature est douce et clémente, lorsque mes droits ne sont pas violés ;
37. Mais, quand je suis blessé, mon ressentiment est ferme et amer comme une coloquinteda au goût de l’agresseur.
38. Je bois, quand la chaleur de midi est apaisée, du vieux vin, acheté avec des pièces brillantes et bien frappées ;
39. Je le bois dans un gobelet de verre jaune bariolé de veines blanches, dont le compagnon est un flacon scintillant, bien protégé par son couvercle des rafales du nord :
40. Quand j’en bois, ma richesse est dissipée, mais ma renommée reste abondante et intacte ;
41\ Et quand je reviens à la sobriété, la rosée de ma libéralité continue aussi fraîche qu’auparavant : rends donc honneur aux qualités que tu sais que je possède.
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42. J’ai laissé prosterné sur le sol plus d’un époux d’une belle femme, dont la beauté n’exigeait aucun ornement, et le sang de la vie a coulé en retentissant de ses veines, ouvertes par mon javelot, comme la bouche d’un chameau à la lèvre fendue.
43. D’un coup agile et à deux mains, j’ai arrêté son attaque, et le jet qui a jailli de la blessure pénétrante avait la couleur des anémones.
44. Va, demande aux guerriers, ô fille de Malec, si tu ignores ma valeur, demande-leur ce que tu ne sais pas ;
45. Demandez-moi comment j’agis, quand je suis constamment attaché à la selle d’un cheval élégant, nageant dans sa course, que mes audacieux adversaires blessent alternativement ;
46. Pourtant, parfois il avance seul au combat, et parfois il se tient rassemblé dans une foule nombreuse de héros avec des arcs puissants :
47. Demande, et quiconque a été témoin du combat t’informera que je suis impétueux dans la bataille, mais sans égard au butin.
48. Bien des guerriers, vêtus d’une cotte de mailles, devant l’assaut violent desquels les hommes les plus audacieux ont tremblé, qui ne s’étaient sauvés ni par une fuite rapide ni par une soumission abjecte,
49. Ce bras a-t-il été étendu à terre par un coup rapide d’un javelot bien tendu, ferme entre les nœuds :
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50. Les lèvres de la plaie étaient larges, et le bruit du sang qui coulait faisait sortir les loups, rôdant dans la nuit et pressés par la faim.
51. Avec ma lance rapide j’ai percé sa cotte de mailles, et aucun guerrier, si brave soit-il, n’est à l’abri de sa pointe.
52. Je l’ai abandonné, comme une victime sacrifiée, aux lions de la forêt, qui l’ont dévoré entre le sommet de sa tête et ses poignets.
53. J’ai souvent fait éclater les plis intérieurs d’un habergeon bien ouvragé, porté par un guerrier célèbre désigné pour maintenir son poste ;
54. Dont les mains étaient promptes à tirer au sort, quand l’hiver exige une telle récréation : un homme blâmé pour son mépris de la richesse, et pour avoir fait battre le pavillon du marchand de vin, en achetant tout son magasin.
55. Quand il me vit descendre de mon cheval et me précipiter vers lui, il sourit d’horreur, mais sans sourire de joie.
56. Mon engagement avec lui a duré toute la journée, jusqu’à ce que sa tête et ses doigts, couverts de sang coagulé, semblent être tachés du jus d’idhlim.
57. Alors je le fixai de ma lance, je le frappai au cœur avec un cimeterre indien dont la lame était d’une eau brillante, et rapide était le coup qu’il donnait :
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58. Un guerrier dont l’armure semblait être appuyée sur un arbre élevé ; un chef qui, comme un roi, portait des sandales de cuir tachée d’épine égyptienne : un héros sans égal.
59\ O belle génisse, quelle douce proie était-elle pour un chasseur autorisé à la poursuivre ! Pour moi elle était entièrement refusée : oh ! plût au ciel qu’elle ne m’eût pas été interdite !
60. J’envoyai ma servante et lui dis : « Va, demande des nouvelles à mon bien-aimé avec curiosité et apporte-moi des renseignements. »
61. Elle dit : « J’ai vu les gardes hostiles négliger leur surveillance, et la génisse sauvage peut être frappée par n’importe quel archer qui désire la tuer. »
62. Puis elle se tourna vers moi avec le cou d’un jeune chevreuil, bien développé, d’une race exquise parmi les gazals des bois : un chevreuil au visage blanc comme du lait.
63. On m’a parlé d’un homme ingrat pour ma bonté, mais l’ingratitude détourne l’esprit d’un bienfaiteur de toute autre bienfaisance.
64. Les instructions que m’a données mon vaillant oncle, je les ai observées avec diligence ; au moment où les lèvres se détachent des dents brillantes,
65. Dans la lutte du combat, dans les gouffres les plus profonds desquels les guerriers se plongent sans se plaindre ni murmurer.
66. Quand ma tribu m’a placé comme bouclier entre elle et les lances ennemies, je n’ai pas ignoblement décliné le danger, quoique l’endroit où je fixais mon pied fût trop étroit pour admettre un compagnon.
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67. Quand j’entendis le vacarme de Morra s’élever dans les champs, et les fils de Rabeia dans l’épaisse poussière;
68.* Et les cris de Dhohol au moment de l’assaut, quand ils se précipitent en troupes au conflit avec tous leurs lions mordants ;
69. Quand même la plus douce des tribus vit l’escarmouche sous leurs étendards (et la Mort répand le chaos sous l’étendard de la nation la plus douce),
70. Alors je sus avec certitude que, dans une lutte aussi acharnée avec eux, bien des coups violents feraient fuir rapidement de chaque crâne les oiseaux perchés du cerveau :
71. Dès que je vis les légions de nos ennemis s’avancer et s’animer les unes les autres au combat, je m’élançai aussi en avant et agis sans reproche.
72. Les troupes criaient « Antara ! » tandis que des javelots, longs comme les cordes d’un puits, étaient violemment enfoncés dans la poitrine de mon sombre destrier.
73. Je n’ai cessé de charger l’ennemi avec le cou et la poitrine de mon cheval, jusqu’à ce qu’il soit couvert de sang.
74. Mon coursier, courbé sous le coup des lances dans son front, se plaignait à moi avec des larmes jaillissantes et de tendres sanglots :
75. S’il avait connu l’art du discours, il m’aurait adressé la parole d’une voix plaintive, et s’il avait possédé la faculté de parler, il m’aurait parlé distinctement.
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76. Au milieu de la poussière noire, les chevaux se précipitaient impétueusement avec des visages défigurés ; chaque étalon robuste et chaque mâle aux membres forts et aux poils courts.
77. Alors mon âme fut guérie, et toute mon angoisse fut dissipée par le cri des guerriers, disant : « Bien joué, Antara : charge encore ! »
78. Mes chameaux aussi sont obéissants à ma volonté, aussi souvent que je désire allumer l’ardeur de mon cœur et le pousser vers une entreprise ardue.
79. Je crains cependant que la mort ne m’atteigne avant que la tournure adverse de la guerre n’ait atteint les deux fils de Demdem :
80. Des hommes qui ont attaqué ma réputation, alors que je ne leur avais causé aucune offense, et qui ont juré, alors que je ne les avais jamais attaqués, de verser mon sang ;
81. Oui, ils m’ont fait du mal : mais j’ai laissé leur père, comme une victime, être mutilé par les lions des bois et par les aigles avancés en âge.