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L’histoire retrace l’évolution de la structure sociale dans laquelle la communauté existe aujourd’hui. Trois facteurs principaux interviennent dans cette évolution : la descendance raciale, la dérive culturelle et la transmission de la langue. Le premier de ces facteurs est physiologique et n’est pas nécessairement lié aux deux autres, bien que ces deux derniers ne soient pas toujours associés l’un à l’autre. Dans l’évolution de la structure sociale, le facteur le plus important est la transmission de la culture, qui n’est pas une question d’hérédité mais de contact, car la culture s’apprend et se reproduit par imitation et non par héritage. La culture doit être prise au sens le plus large, englobant les institutions politiques, sociales et juridiques, les arts et l’artisanat, la religion et les diverses formes de vie intellectuelle qui se manifestent dans la littérature, la philosophie et ailleurs, tous plus ou moins liés et ayant tous la caractéristique commune de ne pas pouvoir être transmis par descendance physique mais de devoir être appris dans l’au-delà. Mais la race, la culture et la langue se ressemblent dans la mesure où il est vrai qu’elles sont toutes multiples et perpétuellement entrelacées, de sorte que dans chacune d’elles les lignes de transmission ressemblent plutôt à un écheveau emmêlé qu’à un modèle ordonné ; les résultats proviennent d’un groupe de causes conflictuelles parmi lesquelles il est souvent difficile de répartir les influences relatives.
La culture de l’Europe moderne dérive de celle de l’Empire romain, lui-même le résultat multiple [p. iv] de nombreuses forces, parmi lesquelles la vie intellectuelle de l’hellénisme était la plus efficace, mais transformée en un système cohérent par le merveilleux pouvoir d’organisation qui était l’une des caractéristiques les plus saillantes de cet empire. Toute la vie culturelle de l’Europe médiévale montre que cette culture hellénistique-romaine s’est transmise, développée et modifiée par les circonstances. Au fur et à mesure que l’Empire s’effondrait, le corps culturel devint soumis à des conditions variables selon les localités, dont la divergence entre l’Orient de langue grecque et l’Occident de langue latine est l’exemple le plus frappant. L’introduction de l’influence musulmane par l’Espagne est le seul exemple où nous semblons voir une culture étrangère pénétrer cette tradition romaine et exercer une influence perturbatrice. En fait, cette culture musulmane était au fond essentiellement une partie du matériel hellénistique-romain, même la théologie de l’islam étant formulée et développée à partir de sources hellénistiques, mais l’islam avait si longtemps vécu à l’écart de la chrétienté et son développement s’était déroulé dans un environnement si différent qu’il semble une chose étrange et étrangère. Sa plus grande force résidait dans le fait qu’il présentait le vieux matériel sous une forme entièrement nouvelle.
Les pages qui suivent ont pour but de retracer la transmission de la pensée hellénistique par l’intermédiaire des philosophes musulmans et des penseurs juifs qui vivaient dans un milieu musulman, de montrer comment cette pensée, modifiée au cours d’une période de développement dans la communauté musulmane et modifiant elle-même les idées islamiques, a influencé la culture de la chrétienté latine médiévale. Sa forme extérieure s’était tellement modifiée au cours des [p. v] siècles de sa vie séparée qu’elle semblait être un nouveau type de vie intellectuelle et devint un facteur perturbateur qui détourna la philosophie chrétienne vers de nouvelles directions et tendit à désintégrer la théologie traditionnelle de l’Église, conduisant directement à la Renaissance qui porta le coup de grâce à la culture médiévale : sa substance réelle avait si peu changé qu’elle utilisait les mêmes manuels et traitait à peu près les mêmes problèmes que ceux déjà courants dans la scolastique antérieure qui s’était développée indépendamment dans la chrétienté latine. Nous nous efforcerons de retracer l’histoire de la pensée musulmane médiévale de manière à montrer les éléments qu’elle a en commun avec l’enseignement chrétien et à rendre compte des points de divergence.
De L. O’L.