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Al-Ma’mun et le triomphe des Mu’tazilites, les Mihna et Ahmad ibn Hanbal, al-Farabi, les Fatimides et les Ikhwan as-Safa, les premiers mystiques, ascétiques et panthéistes, al-Hallaj.
Telle fut longtemps la situation entre les mu‘tazilites et leurs adversaires orthodoxes. De temps à autre, les mu‘tazilites bénéficiaient de plus ou moins de protection et de faveur de l’État ; d’autres fois, ils devaient chercher refuge dans la clandestinité. Ils ne semblent jamais avoir bénéficié de la faveur populaire. A mesure que les Omeyyades s’affaiblissaient, ils devenaient plus rigides dans leur orthodoxie ; mais avec les Abbassides, et surtout avec al-Mansur, la pensée était à nouveau libre. Comme nous l’avons montré plus haut, l’encouragement de la science et de la recherche faisait partie des plans de ce grand homme, et il vit facilement que l’espoir intellectuel de l’avenir reposait sur ces questionneurs théologiques et philosophiques. Leur travail se poursuivit donc lentement, avec une pause sous Haroun ar-Rashid, un monarque magnifique mais très orthodoxe, qui ne comprenait rien aux choses de la foi. Il est intéressant mais inutile de se demander si l’islam aurait pu jamais s’élargir [154] et se développer au point de permettre en son sein la libre spéculation et la recherche. L’histoire nous montre qu’elle a connu des périodes de vie intellectuelle, mais seulement sous la protection de princes isolés ici et là. Elle a connu des siècles d’Auguste, elle n’a jamais connu de grandes aspirations populaires à une plus grande connaissance. Ses chefs intellectuels ont vécu, étudié et donné des conférences dans les cours, mais ils ne sont pas descendus dans la rue pour enseigner aux masses populaires. La démocratie de l’Islam n’a jamais atteint ce niveau. Entravée par le snobisme scolastique, elle n’a jamais appris que les victoires durables de la science se remportent dans l’école du village.
Mais, ce qui est le plus malheureux pour les mu‘tazilites et pour l’islam, c’est qu’un calife, qui aimait les discussions théologiques et avait une haute opinion de son infaillibilité, se leva. C’était al-Ma’mûn. Peu lui importait de se ranger du côté progressiste ; son erreur fatale fut d’invoquer l’autorité de l’État dans les questions de vie intellectuelle et religieuse. Ainsi, en permettant au parti conservateur de se poser en martyr, il attira encore plus les préjugés et les passions de la population contre le nouveau mouvement. Il était le plus dangereux de tous les êtres, un despote doctrinaire. Il avait des idées et s’efforçait de les faire respecter. Al-Mansûr, bien que tyran sanguinaire, avait été un grand homme d’État et avait su plier les gens et les choses à sa volonté. Il avait esquissé les grandes lignes d’une politique pour les Abbassides, mais il avait fait preuve de prudence dans la manière dont il proclamait son programme au monde. Le monde viendrait à lui en temps voulu, et il pouvait se permettre d’attendre et de travailler dans l’ombre. Il savait surtout qu’aucun peuple ne se laisserait imposer par un maître d’école la voie qu’il devait suivre. Al-Ma’mûn, malgré tout son génie, [155] était au fond un maître d’école. Il était le protecteur éclairé d’un Islam éclairé. Ceux qui préféraient demeurer dans les ténèbres de l’obscurantisme, il les réprimandait d’abord, puis les punissait. Les discussions sur la théologie et la religion comparée étaient son passe-temps favori. Il semble certain qu’il y eut à sa cour des échanges de lettres entre musulmans et chrétiens, comme celles qui se sont cristallisées dans l’épître d’al-Kindi. Bishr al-Marisi, qui avait vécu caché à l’époque d’ar-Rashid à cause de ses opinions hérétiques, discuta, en 209, devant al-Ma’mûn sur la nature du Coran. Il fonda à Bagdad une académie avec bibliothèque, laboratoires et observatoire. Tout le poids de son influence se porta du côté des Mu‘tazilites. Il semblait déterminé à arracher son peuple par la force à sa superstition et à son ignorance.
Enfin, il franchit le pas final et fatal. En 202, un décret proclama la doctrine de la création du Coran comme étant la seule vérité et comme obligatoire pour tous les musulmans. En même temps, comme une concession évidente aux nationalistes persans et aux Alides, Ali fut proclamé la meilleure des créatures après Mahomet. Les Alides, il faut le rappeler, avaient des points de contact étroits avec les Mu‘tazilites. Un décret théologique tel que celui-ci était une nouveauté dans l’islam ; jamais auparavant la conscience individuelle n’avait été menacée par une parole du trône. Les Mu‘tazilites devinrent par ce décret une église d’État sous contrôle érastien. Mais le système de l’islam n’a jamais accordé à l’imam, ou au chef du peuple musulman, d’autre position que celle de protecteur et de représentant. Sa théologie ne pouvait être formée, [156] comme nous l’avons vu pour sa loi, que par l’accord de toute la communauté. La question était alors naturellement de savoir quel effet une chose aussi nouvelle que ce décret pouvait avoir, sinon d’exaspérer les orthodoxes et les masses. En pratique, il n’y eut aucun autre effet, les choses continuèrent comme avant, tout ce que cela signifiait, c’est qu’un musulman très en vue avait exprimé son opinion et s’était rangé du côté des hérétiques.
Pendant six ans, cette situation perdura, et l’on conçut alors une méthode pour faire respecter la volonté du Calife au peuple. En 217, un éminent mu‘tazilite, Ahmad ibn Abi Duwad, fut nommé cadi en chef, et en 218 le décret fut renouvelé. Mais cette fois, il fut accompagné de ce que nous appellerions un acte test, et une inquisition (mihna) fut instituée. La lettre d’instructions pour la conduite de cette affaire, écrite par al-Ma’mun à son lieutenant à Bagdad, est décisive quant au caractère de l’homme et à la nature du mouvement. Elle est pleine d’injures contre les gens du commun qui ne connaissent pas la loi et sont maudits. Ils sont trop stupides pour comprendre la philosophie ou la discussion. Il est du devoir du Calife de les guider et surtout de leur montrer la distinction entre Dieu et Son livre. Celui qui pense autrement que le Calife est soit trop aveugle, soit trop menteur et trompeur pour qu’on lui fasse confiance en quoi que ce soit d’autre. Par conséquent, les cadi doivent être mis à l’épreuve quant à leurs opinions. S’ils soutiennent que le Coran n’est pas créé, ils ont abandonné le tawhid, la doctrine de l’unicité de Dieu, et ne peuvent plus exercer de fonctions dans un pays musulman. De plus, les cadis doivent appliquer le même test à tous les témoins dans les affaires qui leur sont présentées. Si ceux-ci ne soutiennent pas que le Coran est créé, ils ne peuvent pas être des témoins légaux. D’autres lettres suivirent ; la Mihna [157] fut étendue à tout l’empire abbasside et appliquée à d’autres doctrines, par exemple celle du libre arbitre et de la vision de Dieu. Le calife ordonna également que la peine de mort pour mécréance (kufr) soit infligée à ceux qui refusaient de se soumettre au test. Ils devaient être considérés comme des idolâtres et des polythéistes. La mort d’al-Ma’mun la même année soulagea la pression. Il est vrai que la Mihna fut continuée par son successeur, al-Mu‘tasim, et par son successeur, al-Wathiq, mais sans énergie ; c’était plus une arme politique pratique qu’autre chose. En 234, la deuxième année d’al-Mutawakhil, il fut aboli et le Coran fut décrété non traité. En même temps, les Alides et tout le nationalisme persan furent bannis. Pratiquement, le statu quo ante fut rétabli et le mu’tazilisme redevint une hérésie en lutte. Le parti arabe et la foi pure de Mahomet s’étaient réaffirmés.
Dans ce long conflit, le personnage le plus important fut certainement celui d’Ahmad ibn Hanbal. Il était la confiance et la force des orthodoxes ; il résista à l’emprisonnement et à la flagellation et fit échouer les plans des mu‘tazilites. Nous avons vu quelle était sa position juridique en ce qui concerne le développement du droit. Il en était de même en théologie. La théologie scolastique (kalam) était son abomination. Ceux qui discutaient sur les doctrines, il les rejetait. Que leur position dogmatique fût la sienne ne faisait aucune différence. Pour lui, la vérité théologique ne pouvait être atteinte par le raisonnement (aql) ; la tradition [158] (naql) des pères (as-salaf) était le seul fondement sur lequel les paroles douteuses du Coran pouvaient être expliquées. Aussi, dans ses longs interrogatoires devant les responsables d’al-Ma’mun et d’al-Mu‘tasim, il se contentait de répéter soit les paroles du Coran qui étaient pour lui des preuves, soit les traditions qu’il acceptait. Il rejetait catégoriquement toute approche visant à tirer des conséquences.Quand ils discutaient devant lui, il gardait le silence.
Quel fut donc le résultat de cet incident ? Car ce n’était rien de plus. Les Mu‘tazilites revinrent à leur ancienne position, mais dans des conditions différentes. La sympathie du peuple était plus éloignée que jamais d’eux. Ahmad ibn Hanbal, saint et ascète, était l’idole des masses et, à leurs yeux, il avait maintenu seul l’honneur de la Parole de Dieu. Pour ses persécuteurs, il n’y avait que la haine. Et après sa mort, le conflit fut repris avec une amertume encore plus féroce par l’école de droit fondée par ses élèves. Ils continuèrent à maintenir ses principes du Coran et de la tradition bien longtemps après que les Mu‘tazilites eux-mêmes eurent pratiquement disparu de la scène, et tout ce qu’il leur restait à combattre était le système modifié de la théologie scolastique qui est maintenant la théologie orthodoxe de l’Islam. Nous aurons à nous occuper de ces Hanbalites réactionnaires plus tard.
Les Mu‘tazilites, de leur côté, ayant vu le naufrage de leurs espoirs et la tempête grandissante de la défaveur populaire, semblent s’être tournés de nouveau vers leurs études scolastiques. Ils devinrent de plus en plus des théologiens affectant un cercle plus restreint, et de moins en moins des éducateurs du monde en général. Leur système devint plus métaphysique et leurs [159] conclusions de plus en plus inintelligibles pour l’homme ordinaire. Le sort qui est tombé sur tous les efforts continus de l’esprit musulman leur arrivait. Des spéculations mesquines et des hypothèses stériles, des combats de mots pour des noms, les sapaient de vie et de réalité. Ce que l’amitié malheureuse d’al-Ma’mun avait commencé fut poursuivi et étendu par le cercle fermé de la pensée musulmane. Ils se divisèrent en écoles, l’une à al-Basra et l’autre à Bagdad. A Bagdad, le point particulièrement développé était la vieille question : qu’est-ce qu’une chose (shay) ? Ils définissaient une chose, pratiquement, comme un concept qui pouvait être connu et dont on pouvait dire quelque chose. L’existence (wujud) n’avait pas d’importance. Ce n’était qu’une qualité qui pouvait être présente ou non. Avec elle, la chose était une entité (mawjud) ; sans elle, une non-entité (ma‘dum), mais toujours une chose avec tout l’équipement de substance (jawhar) et d’accident (arad), de genre et d’espèce. La portée de ceci était particulièrement sur la doctrine de la création. Pratiquement, par l’ajout par Dieu d’une seule qualité, les choses entraient dans la sphère de l’existence et étaient pour nous. Il s’agit donc ici de toute évidence d’une approche d’une doctrine de la matière préexistante. A al-Basra, la relation de Dieu à Ses qualités fut particulièrement discutée, et là, cela devint presque une dispute familiale [160] entre al-Jubba‘i (mort en 303) et son fils Abu Hashim. L’islam orthodoxe soutenait que Dieu a des qualités, existantes, éternelles, ajoutées à Son essence ; ainsi, Il connaît, par exemple, par une telle qualité de connaissance. Les étudiants de la philosophie grecque et les chiites ont nié cette affirmation et ont dit que Dieu connaissait par son essence. Nous avons déjà vu les opinions des mu’tazilites sur ce point. Abu Hudhayl soutenait que ces qualités étaient l’essence de Dieu et non pas en elle. Ainsi, Il connaissait par une qualité de connaissance, mais cette qualité était Son essence. Al-Jubba’i se contenta de sauvegarder cette affirmation. Dieu connaissait selon Son essence, mais ce n’était ni une qualité ni un état (hal) qui exigeait qu’Il soit un connaisseur. L’orthodoxe avait dit la première chose ; son fils, Abu Hashim, a dit la seconde. Il soutenait que nous connaissons une essence et la connaissons dans des conditions différentes. Les conditions variaient mais l’essence restait. Ces conditions ne sont pas pensables en elles-mêmes, car nous ne les connaissons qu’en relation avec l’essence. Ce sont des états ; ils sont différents de l’essence, mais n’existent pas en dehors d’elle. Al-Jubba’i s’opposa à cette doctrine selon laquelle ces états étaient en réalité subjectifs dans l’esprit de celui qui les perçoit, soit des généralisations, soit des relations existant mentalement mais pas extérieurement. Cette controverse s’est poursuivie pendant des siècles. Elle s’est finalement résolue en une question métaphysique fondamentale : qu’est-ce qu’une chose ? Une école puissante est arrivée à une conclusion qui aurait ravi l’âme de M. Herbert Spencer. Les choses sont quatre, disaient-ils, les entités, les non-entités, les états et les relations. Comme nous l’avons vu plus haut, al-Jubba’i a nié la réalité des états et des relations. L’islam orthodoxe a été divisé.
Mais pendant ce temps, d’autres mouvements étaient en cours, dont certains devaient avoir une plus grande importance que cet intellectualisme fossilisant. En 255, al-Jahiz mourut. Bien que généralement considéré comme un mu‘tazilite, il était en réalité un homme de lettres, libre de [161] vie et de pensée. Il était un créateur de livres, versé dans les écrits des philosophes et plutôt enclin aux doctrines des Tabi‘iyun, les naturalistes déistes. Sa confession de foi était d’une simplicité extrême. Il enseignait que quiconque croyait que Dieu n’avait ni corps ni forme, qu’il ne pouvait être vu avec les yeux, qu’il était juste et ne voulait pas de mauvaises actions, était un véritable musulman. De plus, si quelqu’un n’était pas capable de réflexion philosophique, mais croyait qu’Allah était son Seigneur et que Mahomet était l’apôtre d’Allah, il était irréprochable et rien de plus ne devait lui être demandé. Il s’agit là d’une réaction aux subtilités de la controverse et d’une tentative d’élargir suffisamment la théologie pour donner même aux indécis une chance de rester dans l’Église musulmane. Nous trouverons quelque chose de la même sorte, plus tard, dans le cas d’Ibn Rushd. Enfin, nous devons probablement voir dans sa remarque selon laquelle le Coran était un corps, transformé tantôt en homme, tantôt en bête, un commentaire satirique sur la grande controverse de son temps.
Al-Jahiz peut être pour nous un lien avec les philosophes proprement dits, les étudiants de la sagesse des Grecs. Il représente le point de vue de l’homme instruit de l’époque et n’était spécialiste que d’un scepticisme général. Dans la première génération des philosophes de l’Islam, au sens strict, se distingue al-Kindi, communément appelé le philosophe des Arabes. Ce nom lui appartient de droit, car il est presque le seul exemple d’un étudiant d’Aristote issu du sang du désert. Mais il n’était guère un philosophe au sens propre du terme. Son rôle était de traduire, et pendant les règnes d’al-Ma’mun [162] et d’al-Mu’tasim, une multitude de traductions et d’ouvrages originaux de omni scibili sortirent de ses mains ; les noms de 265 d’entre eux nous sont parvenus. Dans la réaction orthodoxe sous al-Mutawakhil il eut du mal à se débrouiller ; Sa bibliothèque fut confisquée, puis restaurée. Il mourut vers 260, et avec lui s’éteignit le bref siècle d’or de l’acquisition avide, et la période scolastique entra en philosophie comme en théologie.
Le second nom important de la philosophie montre que la gloire quittait Bagdad et le calife. Il s’agit d’al-Farabi, né à Farab au Turkestan, qui vécut et travailla dans le cercle brillant qui se rassemblait autour de Sayf ad-Dawla, le Hamdanide, à sa cour d’Alep. En musique, en sciences, en philologie et en philosophie, il était un maître. Aristote était sa passion, et ses contemporains et successeurs arabes s’unirent pour l’appeler le deuxième maître, en raison de son succès à démêler les nœuds du système grec. C’était en vérité un système compliqué qui lui était venu et un système compliqué qu’il avait quitté. Les philosophes musulmans commencèrent, dans leur innocence, par les positions suivantes : le Coran est la vérité et la philosophie est la vérité ; mais la vérité ne peut être qu’une ; par conséquent, le Coran et la philosophie doivent s’accorder. Ils acceptèrent la philosophie avec une foi sincère, telle qu’elle leur était venue des Grecs à travers l’Égypte et la Syrie. Ils ne l’ont pas pris pour un amas de spéculations plus ou moins contradictoires, mais pour une forme de [163] vérité. En fait, ils n’ont jamais perdu une certaine attitude théologique. C’est donc dans ces conditions qu’ils ont rencontré Platon, mais c’était surtout Platon tel que Porphyre l’a interprété, c’est-à-dire comme un néoplatonisme. Aristote aussi s’est présenté à eux sous la forme des écoles péripatéticiennes ultérieures. Mais chez Aristote surtout s’est noué un véritable nœud d’enchevêtrement et de confusion. Sous le règne d’al-Mu‘tasim, un chrétien d’Émesse au Liban – l’histoire dans les détails est obscure – a traduit en arabe des parties des « Ennéades » de Plotin et a intitulé son ouvrage « La théologie d’Aristote ». Jamais il n’y a eu de mésaventure littéraire plus malheureuse et plus profonde dans ses conséquences. Les musulmans ont pris tout cela aussi solennellement qu’ils ont pris le texte du Coran. Ces deux grands maîtres, Platon et Aristote, disaient-ils, avaient exposé la vérité, qui est une. Il devait donc y avoir un moyen de les mettre d’accord. Ainsi, des générations de travailleurs ont travaillé vaillamment avec le fatras de traductions et de pseudographies pour en extraire et y intégrer la seule vérité. Les plus pieux ont ajouté le troisième élément du Coran, et cela doit rester une merveille et un magnifique témoignage de leur habileté et de leur patience qu’ils soient arrivés jusqu’ici et que tout le mouvement ne se soit pas terminé dans une simple folie. Le fait qu’al-Farabi ait été un écrivain si incisif, un penseur et un étudiant si vaste, qu’Ibn Sina ait été un scientifique et un logicien si vif et clair, qu’Ibn Rushd ait connu – vraiment connu – et commenté son Aristote comme il l’a fait, montre que le cerveau humain, après tout, est un cerveau sain et a le pouvoir de rejeter et de rejeter inconsciemment l’absurdité et le mensonge.
Mais il n’est pas étonnant que, confrontés à de tels [164] matériaux et à de telles contradictions, ils aient développé une tendance au mysticisme. Ils se sentaient obligés de soutenir bien des choses qui ne pouvaient être défendues et rationalisées que dans cet air nuageux et cette lumière oblique. En particulier, personne, hormis un mystique, ne pouvait rapprocher les émanations de Plotin, les idées de Platon, les sphères d’Aristote et le ciel à sept étages de Mahomet. Nous allons devoir traiter immédiatement de cette question du mysticisme. Il suffit de dire d’al-Farabi qu’il fut l’un des plus patients parmi ceux qui travaillèrent à ce problème impossible. Il semble qu’il ne lui soit jamais venu à l’esprit, ni à aucun des autres, que le premier et le plus important impératif était de vérifier ses références et ses sources. L’oriental, comme le scolastique médiéval, examine minutieusement la forme de son syllogisme, mais ne se préoccupe guère de savoir si ses prémisses énoncent des faits ou non. Avec un scepticisme scrupuleux dans la déduction, il combine une acceptation enfantine de la tradition ou des inductions les plus étroites.
Mais il y a chez al-Farabi d’autres signes plus inquiétants du déclin de la scolastique. Il y a d’abord chez lui cette tendance à écrire des compends encyclopédiques, ce qui signifie toujours superficialité et banalité. Al-Farabi lui-même ne pouvait être accusé d’aucun de ces deux cas, mais le fait qu’il ait ainsi revendiqué toute la connaissance pour sa part exposait le risque d’un cercle prématuré et d’un gain minime. Un autre est le mysticisme. Il est un néoplatonicien, plus exactement un plotinien, bien que lui-même n’aurait pas reconnu ce titre. Il soutenait, comme [165] nous l’avons vu, qu’il ne faisait que répéter les doctrines de Platon et d’Aristote. Mais il était aussi un musulman fervent. Il semble avoir pris au sérieux tous les détails bizarres de la cosmographie et de l’eschatologie musulmanes, mais il a toujours été un grand admirateur de la philosophie de l’Islam. La plume, la tablette, le trône, les anges dans tous leurs rangs et fonctions se mêlent de façon pittoresque au système de Plotin, à son ἕν, à son ψυχή, à son νοῦς, à ses intellects réceptifs et actifs. Mais pour rendre cette position tenable, il a dû faire le grand saut du mystique. Pour nous, ces choses sont impossibles ; avec Dieu, c’est-à-dire sur un autre plan d’existence, ce sont les réalités les plus simples. Si le voile était levé de nos yeux, nous les verrions. Cela a toujours été le refuge du musulman pieux qui a touché à la science. Nous le chercherons plus en détail lorsque nous en viendrons à al-Ghazzali, qui l’a mis sous une forme classique.
Il était encore, en termes modernes, monarchiste et cléricaliste. Sa conception de l’État modèle est un étrange mélange de la république de Platon et des rêves chiites d’un imam infaillible. Ses racines se trouvent, bien sûr, dans l’idée théocratique de l’État musulman ; mais sa ville, qui doit accueillir toute l’humanité, un Saint Empire romain et une Sainte Église catholique à la fois, une communauté de saints gouvernée par des sages, montre une influence plus tardive que celle de la ville mère de l’islam, al-Médine, sous Abou Bakr et Omar. L’influence est celle des Fatimides avec leur capitale, al-Mahdiya, près de Tunis. Les Hamdanides étaient chiites et Sayf ad-Dawla, sous qui al-Farabi jouissait de la paix et de la protection, était un vassal des califes fatimides.
Cela nous ramène au grand mystère de l’histoire musulmane. Quelle était la vérité du mouvement fatimide ? La famille du Prophète fut-elle le promoteur de la science dès les [166] premiers temps ? Quel degré de contact avait-elle avec les mu‘tazilites ? Avec les fondateurs de la grammaire, de l’alchimie, du droit ? Qu’ils aient eux-mêmes été les véritables initiateurs de tout – et tout leur a été attribué – nous pouvons le mettre sur le compte de la légende. Mais une chose est sûre. De même qu’al-Ma’mun combinait la création d’une grande université à Bagdad avec une faveur accordée aux Alides, de même les Fatimides du Caire érigèrent une grande salle des sciences et mirent toute leur influence et leur autorité au service de la diffusion et de l’extension du savoir. Cette institution semble avoir été une combinaison de bibliothèque publique gratuite et d’université, et était probablement la passerelle reliant le cercle intime des dirigeants fatimides initiés au monde extérieur, non initié. Nous avons déjà vu à quel point les effets extérieurs de la propagande chiite, et surtout fatimide, furent malheureux sur le monde musulman. Mais de temps à autre, nous nous rendons compte qu’un courant profond de recherche et de travail scientifique et philosophique accompagne cette propagande et cette quête de la connaissance et de la vérité. Cela appartient à la vie souterraine, que nous ne pouvons connaître que par ses éclats occasionnels. Certains d’entre eux sont mentionnés ci-dessus, d’autres suivront. Tout cela est obscur au plus haut point, et [167] les déclarations et explications dogmatiques ne sont pas de mise. Il se peut qu’il s’agisse simplement d’un rapprochement naturel de la part de toutes les forces et de tous les mouvements qui étaient sous le coup d’une interdiction et devaient vivre dans le secret et le silence. Il se peut que les étudiants des nouvelles sciences soient passés, simplement par leurs études et leur désespoir politique – comme cela s’est souvent produit dans notre époque – à différents degrés de nihilisme, ou, à l’autre extrême, à une recherche passionnée et à une dépendance à l’égard d’un guide absolu, d’un imam infaillible. Il se peut que nous ayons mal interprété toute l’histoire du mouvement fatimide, qu’il s’agissait en réalité d’un plan élaboré en profondeur et lentement mûri pour placer la domination du monde sous le contrôle d’un groupe de philosophes dont la tâche était de gouverner la race humaine et de l’éduquer progressivement à l’auto-gouvernance ; qu’ils ne voyaient, ces dévots inconnus de la science et de la vérité, aucun autre moyen de briser les barrières de l’Islam et de libérer les esprits des hommes. Hypothèse farfelue ! Mais face au véritable mystère, aucune hypothèse ne peut paraître farfelue.
L’association des Frères sincères (Ikhwan as-safa) est étroitement liée à al-Farabi et aux Fatimides. Elle existait à al-Basra au milieu du quatrième siècle de l’Hégire, pendant la période de répit dont jouissait la vie intellectuelle libre après la prise de Bagdad par les Bouwayhides en 334. On se souvient que cette dynastie perse était chiite de foi et qu’elle coupa pour un temps complètement les griffes des califes abbassides orthodoxes et sunnites. La seule chose que les hérétiques et les philosophes eurent à craindre par la suite fut l’inimitié de la population, mais elle semble avoir été suffisamment grande. La foule hanbalite de Bagdad était devenue un objet de terreur. C’était donc une campagne éducative dans laquelle cette nouvelle philosophie devait s’engager. Leur programme consistait à se propager par le biais de clubs, [168] à partir de Bassora et de Bagdad, à atteindre tous les gens instruits et à introduire progressivement parmi eux un changement complet dans leurs idées religieuses et scientifiques. Leur enseignement était la même combinaison de spéculation et de mysticisme néoplatoniciens avec la science naturelle aristotélicienne, enveloppée dans la théologie mu‘tazilite, que nous avons déjà connue. Seulement, on y ajoutait un respect pythagoricien pour les nombres, et tout, par ailleurs, était traité d’une manière éminemment superficielle et vulgarisée. Notre connaissance de la Fraternité et de ses objectifs est basée sur sa publication, « Les Épîtres des Frères Sincères » (Rasa’il ikhwan as-safa) et sur de rares notices historiques. Les Épîtres sont au nombre de cinquante ou cinquante et une et couvrent le domaine de la connaissance humaine telle qu’on la concevait alors. Elles forment, en fait, une Encyclopédie arabe. Les fondateurs de la Fraternité et les auteurs présumés des épîtres étaient au plus dix. Nous n’avons aucune certitude que la Fraternité ait jamais fait ne serait-ce que ses premiers pas et se soit étendue à Bagdad. Au-delà, il est presque certain que le développement ne s’est pas poursuivi. La division des membres en quatre – étudiants, enseignants, guides et dessinateurs proches de Dieu par une vision surnaturelle – et le plan de réunions régulières de chaque cercle pour l’étude et l’édification [169] mutuelle sont restés sous leur forme écrite. La société était à moitié secrète et manquait, semble-t-il, de vitalité et d’énergie. Il n’y avait parmi ses fondateurs aucun homme de poids et de caractère. Elle a donc disparu et n’a laissé que ces épîtres qui nous sont parvenues dans de nombreux manuscrits, ce qui montre avec quelle avidité elles ont été lues et copiées et quelle influence elles ont dû exercer. Cette influence a dû être très mitigée. Elle était, il est vrai, pour la vie intellectuelle, mais elle portait avec elle à un degré encore plus élevé les défauts que nous avons déjà notés chez al-Farabi. Il faut y ajouter l’écrémage le plus simple de tous les problèmes philosophiques réels et un traitement de la nature et des sciences naturelles qui avait perdu tout lien avec les faits.
On a suggéré, et cette suggestion semble lumineuse et féconde, que cette Fraternité n’était qu’une partie de la grande propagande fatimide qui, comme nous le savons, sillonnait partout le terrain sous les Abbassides sunnites. Les descriptions qui nous sont parvenues des méthodes suivies par les dirigeants de la Fraternité concordent exactement avec celles des missionnaires des Ismaéliens. Ils soulevaient des difficultés et suggéraient de sérieuses questions ; ils faisaient allusion à des réponses possibles mais ne les donnaient pas ; ils renvoyaient à une source où toutes les questions trouveraient une réponse. Là encore, leurs slogans et leurs phrases fixes sont les mêmes que ceux utilisés plus tard par les Assassins, et nous avons des traces de ces épîtres faisant partie de la bibliothèque sacrée des Assassins. Il faut se rappeler que les Assassins n’étaient pas simplement des bandes de brigands qui semaient la terreur par leurs méthodes. Les branches occidentales et orientales étaient toutes deux vouées à la science, et il se peut que dans leurs forteresses de montagne se soit trouvée la dévotion la plus absolue à la véritable [p. 170] connaissance qui existait alors. Lorsque les Mongols s’emparèrent d’Alamout, ils la trouvèrent riche en manuscrits, en instruments et en appareils de toute sorte. Il est donc possible que l’éclectisme élevé des Ikhwan as-safa ait été la véritable doctrine des Fatimides, des Assassins, des Qarmates et des Druses ; certainement, partout où nous pouvons les vérifier, on trouve la concordance la plus singulière. C’est un panthéisme mécanique et esthétique, une glorification du pythagorisme, avec sa musique et ses nombres ; idéaliste au dernier degré ; un culte et une poursuite d’une conception d’une harmonie et d’une beauté dans tout l’univers, que trouver c’est trouver et connaître le Créateur Lui-même. Il est donc bien éloigné du matérialisme et de l’athéisme, mais pourrait facilement être présenté à tort comme les deux. C’est là, il est vrai, une explication très différente de celle donnée dans notre première partie ; on ne peut que la mettre à côté de celle-ci et la laisser là. L’une exprime l’effet pratique des Ismaéliens dans l’Islam ; Quel que soit le jugement que nous portons sur eux, nous devons toujours nous rappeler que quelque part dans leur enseignement, à son meilleur, il y avait une étrange attirance pour les hommes pensants et troublés. Nasir ibn Khusraw, un Faust persan, trouva la paix au Caire entre 437 et 444 en reconnaissant l’imam divin d’al-Mustansir, et après une vie de persécution mourut dans cette foi comme ermite dans les montagnes du Badakhshan en 481. Le grand poète espagnol, Ibn Rani, décédé en 362, accepta de la même manière al-Mu’izz comme son chef spirituel et son guide.
Une autre secte éclectique, mais fondée sur un principe très différent, fut celle des Karramites, fondée par Abu Abd Allah ibn Karram, mort en 256. Ses enseignements eurent l’honneur d’être acceptés et protégés par un homme qui n’était autre que le célèbre Mahmoud de Ghazna (388-421), Mahmoud le Briseur d’idoles, [p. 171] premier envahisseur de l’Inde et patron d’al-Beruni, de Firdawsi, d’Ibn Sina et de bien d’autres. Mais celle-ci, sur laquelle nous reviendrons, appartient à une époque ultérieure et, probablement, à une forme modifiée de l’enseignement d’Ibn Karram. Pour lui-même, c’était un ascète du Sijistan et, d’après l’histoire, un homme sans instruction. Il se perdit dans des subtilités théologiques qu’il ne semble pas avoir comprises. Cependant, de toutes ces subtilités, il composa un livre qu’il intitula « Le châtiment de la tombe », qui se répandit largement dans le Khorasan. C’était en partie un rejet franc de l’anthropomorphisme le plus grossier. Ainsi, pour lui, Dieu était réellement assis sur le trône, se trouvait dans un lieu, avait une direction et pouvait donc se déplacer d’un point à un autre. Il avait un corps de chair, de sang et de membres ; Il pouvait être embrassé par ceux qui étaient purifiés au point requis. C’était une acceptation littérale des expressions matérielles du Coran, ainsi qu’une considération de la façon dont elles pouvaient l’être, et une explication par comparaison avec les hommes – tout cela opposé au principe de bila kayfa. Ainsi, apparemment, nous devons comprendre le fait curieux qu’il était aussi un Murji’ite et considérait que la foi n’était qu’une reconnaissance par la langue. Tous les hommes, [172] à l’exception des apostats déclarés, sont croyants, dit-il, à cause de cette alliance primitive, contractée par Dieu avec la descendance d’Adam, lorsqu’Il demanda : « Ne suis-je pas votre Seigneur ? » (Alastu bi-rabbikum) et ceux-ci, sortis des reins d’Adam pour ce but, répondirent : « Oui, en vérité, nous resterons dans cette alliance jusqu’à ce que nous la rejetions formellement. » Ceci, bien sûr, impliquait de prendre les qualités de Dieu au sens le plus littéral. Ainsi, si nous devons voir dans les commentateurs scolastiques mu’tazilites des tentatives de réduire Mahomet, le poète, à la logique et au bon sens, nous devons voir en Ibn Karram un de ces littéralistes à l’esprit raide, pour qui une métaphore est un mensonge ridicule si elle ne peut être prise dans son sens externe. Il faisait partie du grand courant de réaction conservatrice, dans lequel nous trouvons aussi un homme tel qu’Ahmad ibn Hanbal. Mais le sel salvateur du bon sens et de la révérence d’Ahmad le maintint à la condition sûre « sans considérer comment et sans comparaison ». Tous les disciples ultérieurs d’Ahmad n’étaient pas aussi sages. Dans sa doctrine de l’État, Ibn Karram penchait vers les Kharijites.
Avant de revenir à al-Jubba’i et au sort des Mu’tazilites, il reste à tracer plus précisément le fil du mysticisme, ce kashf, révélation, dont nous avons déjà parlé plusieurs fois, dont le fait fondamental est qu’il comporte deux versants, l’un ascétique et l’autre spéculatif, différents de degré, d’esprit et de résultat, et pourtant si étroitement mêlés que le même mystique a été désigné, de bonne et de mauvaise foi, comme adepte des deux.
C’est vers la forme de mysticisme issue de l’ascétisme que nous devons d’abord nous tourner. Nous avons déjà parlé des moines et des ermites errants, des sa’ihs (errants) et des rahibs, qui attiraient l’attention et le respect de Mahomet. Nous avons vu aussi comment les imitateurs musulmans commencèrent à leur tour à parcourir le pays, vêtus de ces robes de laine grossière qui leur valurent le nom de soufis, et vivant des aumônes des pieux. On ne sait pas avec certitude quand ces moines mendiants apparurent en nombre et comme profession fixe, mais nous trouvons [173] des histoires qui circulent sur des rencontres entre ces moines mendiants et al-Hasan al-Basri lui-même. Il y avait aussi des femmes parmi eux, et il est possible que leur influence ait contribué au développement de la poésie amoureuse dévotionnelle. Au moins, de nombreux versets de ce genre sont attribués à une certaine Rabi’a, une ascète et une dévote extatique d’un autre monde extrême, décédée en 135. Beaucoup d’autres femmes ont participé à la vie contemplative. Parmi elles, on peut citer, pour montrer sa portée et sa diffusion, A’isha, fille de Ja’far as-Sâdiq, décédée en 145 ; Fatima de Naysabur, décédée en 223, et Dame Nafisa, une contemporaine et rivale d’études avec ash-Shafi’i et la merveille de son époque en piété et en vie ascétique. Sa tombe est l’un des endroits les plus vénérés du Caire, et des prodiges s’y produisent encore et les prières sont toujours exaucées. Elle était une descendante d’al-Hasan, l’ex-calife martyr, et un exemple de la façon dont la famille du Prophète fut une école précoce pour les femmes saintes. Même dans le paganisme, nous avons des traces de femmes pénitentes et d’ermites, et la tragédie d’Ali, de ses fils et de ses descendants a donné lieu au sacrifice de soi, au service aimant et à l’enthousiasme religieux dont les femmes sont dotées.
Tous ces hommes étaient et sont encore dans l’Islam sur le même pied que les hommes. La distinction qui existe dans la chrétienté romaine selon laquelle une femme ne peut être prêtre n’existe plus, car dans l’Islam il n’y a ni prêtre ni laïc. Ils vivaient soit en solitaires, soit dans une vie conventuelle, exactement comme les hommes. On les appelait par les mêmes termes au féminin [p. 174] : ils étaient des soufis à côté des soufis ; des zahîdas (ascètes) à côté des zahîdas ; des walîyas (amis de Dieu) à côté des wâlis ; des abîdas (dévots) à côté des abîds. Ils accomplissaient des prodiges (karamat, très proche du χαρίσματα de 1 Cor. xii, 9) par la grâce divine, et pourtant, comme nous l’avons vu, sur leurs propres tombes, de tels miracles sont accordés par leur intermédiaire aux fidèles, et leur intercession (shafa’a) est invoquée. Leurs exercices religieux étaient les mêmes ; ils faisaient des dhikrs et les femmes darwishes dansaient au son des chants et de la musique pour provoquer des crises d’extase. Pour exposer le cas de manière générale, tout ce qui est dit ci-après du mysticisme et de ses effets parmi les hommes doit être considéré comme s’appliquant également aux femmes.
Pour revenir à l’un des premiers dévots masculins dont nous ayons une trace distincte, Ibrahim ibn Adham, un errant de sang royal, quitta Balkh en Afghanistan pour se rendre à al-Basra et à la Mecque. Il mourut en 161. Il méprisait le savoir des juristes et les formes extérieures ; l’obéissance à Dieu, la contemplation de la mort, la mort au monde formaient son enseignement. Un autre, Da’ud ibn Nusayr, décédé en 165, avait l’habitude de dire : « Fuis les hommes comme tu fuis un lion. Jeûne du monde et que la rupture de ton jeûne ait lieu à ta mort. » Un autre, al-Fudayl ibn Iyad du Khorasan, décédé en 187, était un brigand converti par une voix céleste ; il rejetait le monde et ses paroles montrent qu’il tomba dans la passivité du quiétisme.
Nous avons déjà fait référence dans le chapitre sur la jurisprudence au développement de l’ascétisme qui est venu avec l’accession des Abbassides. Les espoirs déçus des anciens croyants ont trouvé une issue dans la [175] vie contemplative. Ils se retirèrent du monde et ne voulurent rien avoir à faire avec ses dirigeants ; leur richesse et tout ce qui s’y rapportait étaient considérés comme impurs. Ahmad ibn Hanbal, dans sa vie ultérieure, a dû utiliser toute son obstination et son ingéniosité pour se tenir à l’écart de la cour et de sa contamination. Un autre était cet al-Fudayl. Des histoires - chronologiquement impossibles - racontent comment il a réprimandé Harun al-Rashid pour son luxe et sa tyrannie et lui a dénoncé en face son mode de vie. Avec une telle attitude envers ceux qui l’entouraient, il n’aurait pu avoir que peu de joie dans sa dévotion. C’est pourquoi on a dit : « Quand al-Fudayl est mort, la tristesse a disparu du monde. »
Mais le retour en arrière ne tarda pas à se produire. Sous l’impulsion de ces exercices et de ces pensées, le tempérament oriental extatique commença à se complaire dans des expressions empruntées à l’amour humain et au vin terrestre. C’est ce que nous trouvons chez Ma’ruf d’al-Karkh, un quartier de Bagdad, mort en 200, et dont la tombe, sauvée par la vénération populaire, est l’un des rares sites antiques de la Bagdad moderne ; et chez son plus grand disciple, Sari as-Saqati, mort en 257. C’est à ce dernier que l’on attribue, mais de façon douteuse, la première utilisation du mot tawhid pour signifier l’union de l’âme avec Dieu. L’image du cœur comme miroir qui renvoie l’image de Dieu et qu’il est obscurci par les choses du corps apparaît chez Abu Sulayman de Damas, mort en 215. Un ascète plus célèbre, mort en 227, Bishr al-Hafi (pieds nus), parle directement de Dieu comme du Bien-Aimé (habib). Al-Harith al-Muhasibi était un contemporain [176] d’Ahmad ibn Hanbal et mourut en 243. La seule chose qu’Ahmad puisse lui reprocher, c’est qu’il se servait du kalam pour réfuter les mu‘tazilites ; on dit même qu’il avait abandonné ce soupçon à son égard. Sari et Bishr étaient aussi des amis proches d’Ahmad. Dhu-n-Nun, le soufi égyptien, qui mourut en 245, jouit d’une réputation plus douteuse. On dit qu’il fut le premier à formuler la doctrine des états extatiques (hals, maqamas) ; mais s’il n’alla pas plus loin, son orthodoxie, au sens large, devrait être au-dessus de tout soupçon. L’islam en est venu à accepter ces doctrines comme justes et appropriées. Le plus grand nom du soufisme primitif est peut-être celui d’al-Junayd (mort en 297) ; sur lui n’est jamais tombée l’ombre d’une hérésie. Il était un maître en théologie et en droit, vénéré comme l’un des plus grands docteurs de l’Antiquité. Il aurait discuté des questions de tawhid devant ses élèves à huis clos. Mais il s’agissait probablement de tawhid au sens théologique et non au sens mystique, contre les mu‘tazilites et non sur l’union de l’âme avec Dieu. Pourtant, lui aussi connaissait la vie extatique et s’évanouissait à la lecture de versets qui le touchaient profondément. Ash-Shibli (mort en 334) était l’un de ses disciples, mais il semble s’être consacré plus complètement à la vie ascétique et contemplative. Dans ses vers, nous trouvons le vocabulaire des relations amoureuses avec Dieu pleinement développé. Le dernier de ce groupe [177] à être mentionné ici est Abu Talib al-Makki, décédé en 386. Il a la distinction d’avoir fourni un manuel de soufisme en usage jusqu’à ce jour. Il écrivit et parla ouvertement sur le tawhid, maintenant au sens soufi, et fut accusé d’hérésie, mais sa mémoire fut rétablie dans l’orthodoxie par l’accord général de l’Islam. Lorsqu’en 488, al-Ghazzali se mit à chercher la lumière dans le soufisme, parmi les traités qu’il étudia, il y avait les livres de quatre de ceux mentionnés ci-dessus, Abu Talib, al-Muhasibi, al-Junayd et ash-Shibli.
Dans le cas de ces derniers et de tous les autres déjà mentionnés, il n’y eut rien d’autre qu’une évolution très simple et naturelle, telle qu’on pourrait aisément la comparer en Europe. Les premiers musulmans étaient accablés, comme nous l’avons vu, par la crainte des terreurs d’un Dieu vengeur. Le monde était mauvais et éphémère ; le seul bien durable se trouvait dans l’autre monde ; leur religion devint donc une ascèse de l’au-delà. Ils s’enfuirent dans le désert pour échapper à la colère à venir. L’errance, solitaire ou en groupe, était le signe particulier du vrai soufi. Les jeunes gens se laissaient guider par les hommes plus âgés ; de petits cercles de disciples se rassemblaient autour d’un cheikh vénéré ; des confréries commencèrent à se former. Nous trouvons la même chose dans le cas d’al-Junayd, ainsi que dans celui de Sari as-Saqati. Ensuite venait un monastère, plutôt une maison de repos ; car ce n’est qu’en hiver et pour se reposer qu’ils restaient fixés à un endroit pour un certain temps. On trouve trace d’un tel monastère à Damas vers 150 et au Khorasan vers 200. Alors, comme en Europe, des moines mendiants s’organisèrent, plutôt conservateurs dans leur foi que dans tout autre domaine, touchés d’un passivisme religieux qui se transforma facilement en quiétisme, et dont les extases ne dépassèrent guère celles, par exemple, de Thomas à Kempis, quoique frappés d’une ferveur orientale plus chaude.
Les points sur lesquels les docteurs de l’islam critiquaient ces premiers soufis sont très différents de ce que l’on pourrait attendre. Ils concernent la vie pratique bien plus que la spéculation [p. 178] théologique. Comme il était naturel pour les dévots professionnels, une attitude de prière constante commença à prendre de l’importance à côté et en contraste avec l’usage formel des cinq prières quotidiennes, les salawat. Cette évolution fut selon toute probabilité facilitée par l’existence en Syrie de la secte chrétienne des Euchites, qui exaltaient le devoir de la prière au-dessus de toutes les autres obligations religieuses. Eux aussi abandonnèrent leurs biens et leurs obligations et errèrent comme des frères pauvres à travers le pays. Ils étaient une branche des hésychastes, les moines grecs quiétistes qui finirent par conduire à la controverse sur la lumière incréée manifestée lors de la transfiguration sur le mont Tabor et ajoutèrent une doctrine à l’Église d’Orient. Considérant ces points, il ne fait guère de doute qu’il y ait ici un lien et une relation historiques, non seulement avec le soufisme antérieur mais aussi avec le soufisme ultérieur. Il y a une ressemblance frappante entre les soufis cherchant par une introspection patiente à voir la lumière réelle de la présence de Dieu dans leurs cœurs, et les moines grecs d’Athos, assis solitairement dans leurs cellules et cherchant la lumière divine du mont Thabor dans la contemplation de leur nombril.
Mais notre propos immédiat est la question de la prière constante et libre. Dans le Coran (xxxiii, 41), les croyants sont exhortés à « se souvenir (dhikr) souvent de Dieu » ; les soufis obéissaient à ce commandement en dépréciant corrélativement les cinq prières canoniques. Leurs réunions à cet effet, tout comme nos propres réunions de prière, et encore plus comme les « réunions de classe » des premiers méthodistes, par opposition au culte public déclaré, étaient [179] appelées dhikrs. Ces services furent violemment attaqués par les théologiens orthodoxes, mais survécurent et sont les cérémonies darwiches que les touristes vont encore voir à Constantinople et au Caire. Mais les dhikrs plus privés et personnels des soufis individuels, chacun dans sa maison répétant ses litanies coraniques pendant la nuit, jusqu’à ce que pour le passant cela ressemble au bourdonnement des abeilles ou au goutte-à-goutte incessant des gouttières du toit, ceux-là semblent, au cours du troisième siècle, être tombés devant le ridicule et les accusations d’hérésie.
Un autre point négatif pour les premiers soufis était leur abus du principe de tawakkul, de dépendance envers Dieu. Ils abandonnèrent leurs métiers et professions, ils renoncèrent même à demander l’aumône. Leur idéal était d’être absolument à la disposition de Dieu, entièrement livrés à Sa subsistance directe (rizq). Aucune inquiétude pour leur pain quotidien ne leur était permise ; ils devaient traverser le monde séparés de lui et de ses besoins et en regardant vers Dieu. Seul celui qui peut faire cela est un véritable reconnaissant de l’unité de Dieu, un vrai muwahhid. A ceux-là, Dieu ouvrirait assurément la porte de l’aide ; ils étaient à Sa porte, et les biographies des saints sont pleines d’histoires sur la façon dont Son aide est venue.
On peut imaginer que les plus sobres, même parmi les soufis, s’opposèrent vivement à cette idée. Elle se répartissait en deux catégories. L’une était celle de la laisse, du fait de gagner son pain quotidien par le travail. On opposa les exemples du cultivateur qui jette ses semences en terre et dépend ensuite de Dieu, du marchand qui voyage avec ses marchandises dans la même confiance, au moine errant mais inutile. Comme toujours, des traditions [p. 180] furent forgées des deux côtés. Un homme dit un jour au Prophète – apparemment dans un esprit de prophétie – : « Dois-je laisser mon chameau courir librement et faire confiance à Dieu ? » Le Prophète, ou quelqu’un pour lui, avec une bonne imitation de son bon sens humoristique, répondit : « Attache ton chameau et fais confiance à Dieu. » L’autre catégorie était l’usage de remèdes contre la maladie. Toute cette controverse fait un parallèle frappant entre la « science mentale » et la « science chrétienne » de notre époque. La médecine, disait-on, détruisait le tawakkul. Au quatrième siècle, cette folie était très répandue en Perse et de nombreux livres furent écrits pour et contre elle. L’auteur d’un des premiers livres fut consulté dans un cas de migraine tenace. « Mettez mon livre sous votre oreiller, dit-il, et ayez confiance en Dieu. » Sur ces deux points, l’usage du Prophète et des Compagnons était en contradiction avec la position soufie. Ils avaient notoirement gagné leur vie, honnêtement ou malhonnêtement, et avaient possédé toute la crédulité d’une semi-civilisation envers les remèdes les plus barbares et les plus divers. Ainsi, l’accord de l’Islam finit par se rétablir, bien que la question dans ses complexités et ses subtilités resta pendant des siècles un sujet de délices pour les théologiens. En fin de compte, seuls les fanatiques les plus fous se rallièrent au tawakkul absolu.
Mais pendant tout ce temps, la seconde forme du soufisme s’était lentement imposée. Elle était essentiellement théologique et spéculative plutôt qu’ascétique et dévotionnelle. Lorsqu’elle prit le dessus, le terme zahid (ascétique) ne fut plus un terme convertible avec le terme soufi. Nous passons de Thomas à Kempis et saint François à Eckhart et Suso. Les racines de ce mouvement ne sont pas difficiles à trouver à la lumière de [181] ce qui précède. Elles se trouvent en partie dans le néoplatonisme qui est le fondement de la philosophie de l’islam. Il est probable qu’il n’est pas parvenu aux soufis par les mêmes canaux par lesquels il a atteint al-Farabi. Il l’a plutôt fait par l’intermédiaire des mystiques chrétiens et, peut-être, surtout par l’intermédiaire du pseudo-Denys l’Aréopagite et de son prétendu maître, Stephen bar Soudaili, avec son « Livre de Hiérothéos » syriaque. Il n’est pas nécessaire de considérer ici si l’hérésie monophysite doit être comptée parmi les résultats du néoplatonisme moribond. Il est vrai que certaines de ses formes marginales signifiaient la déification pure et simple d’un homme et laissaient ainsi entrevoir la possibilité d’une déification égale de tout autre homme et de tous les hommes. Mais il n’est pas certain que ces vues aient eu une influence sur l’Islam. Il suffit de citer dès 533 le pseudo-Denys, dont l’influence fut forte chez les ultra-monophysites, et plus encore par la suite dans tout le mouvement mystique de la chrétienté. Selon lui, tout est apparenté à l’Absolu dans sa maturité, et toute cette vie d’en bas n’est qu’un reflet des gloires de la sphère supérieure, où Dieu est. Par les sacrements et une hiérarchie d’anges, l’homme est ramené à Lui. Ce n’est que dans l’extase que l’homme peut parvenir à la connaissance de Dieu. La Trinité, le péché et l’expiation [182] disparaissent de la vue. L’incarnation n’est qu’un exemple de la façon dont le divin et l’humain peuvent se joindre. Tout est une émanation ou une émission de grâce de Dieu, et les aspirations de l’homme retournent à sa source. Les sphères en rotation, la nature gémissante et en travail s’efforcent de retourner à leur origine. Lorsque cette conception s’était emparée de l’Église orientale, lorsqu’elle était passée dans l’Islam et avait dominé sa vie émotionnelle et religieuse, lorsqu’avec la traduction du Pseudo-Denys par Scot Erigène en 850, elle avait commencé la longue lutte de l’idéalisme en Europe, l’école morte de Plotin avait gagné le terrain, et son influence régnait de l’Oxus à l’Atlantique.
Mais les racines du soufisme ont aussi pris une autre direction. Nous avons déjà vu une tendance précoce à considérer Ali et, plus tard, les membres de sa famille comme des incarnations de la divinité. En Orient, où Dieu se rapproche de l’homme, la conception de Dieu dans l’homme n’est pas difficile. Le prophète sémitique par l’intermédiaire duquel Dieu parle se glisse facilement dans un être divin dans lequel Dieu existe et peut être adoré. Mais si c’est le cas avec l’un, pourquoi pas avec l’autre ? Ne serait-il pas possible par des exercices de purification d’atteindre cette unité ? Si l’un est Fils de Dieu, tous ne peuvent-ils pas le devenir s’ils en prennent les moyens ? Le panthéisme à moitié compris qui se cache toujours derrière les ferveurs orientales réclame son dû. De sa danse tourbillonnante et sauvage, le darwich, piqué jusqu’à l’extase cataleptique par le battement des tambours et le chant cadencé, retombe dans l’inconscience de l’unité divine. Il a quitté temporairement cette scène de multiplicité pour entrer dans la mer de l’unité de Dieu et, à sa mort, s’il persévère, il atteindra ce port où il désire être et y demeurera pour toujours. Nous n’avons pas affaire ici à des philosophes calmes élaborant leurs systèmes dans des spéculations laborieuses, mais à des hommes, souvent sans instruction, cherchant le salut de leur âme avec ferveur et larmes.
L’un des premiers représentants de l’école panthéiste [p. 183] fut Abu Yazid al-Bistami (mort en 261). Il était d’origine persane et son père avait été un disciple de Zarathoustra. En tant qu’ascète, il jouissait d’une grande réputation. Il était également un auteur éminent sur le soufisme (al-Ghazzali utilisa ses livres) et il joignit à son apprentissage pieux et à sa mortification personnelle des dons miraculeux évidents. Mais sa dérive panthéiste était tout aussi évidente et son nom est resté lié au dicton : « Sous mon manteau, il n’y a rien d’autre que Dieu ». Il est intéressant de noter que certaines de ses autres paroles montrent que, même à son époque, il y avait des saints soufis qui se vantaient d’avoir atteint une telle perfection et de tels pouvoirs miraculeux que la loi morale et cérémonielle ordinaire ne s’appliquait plus à eux. L’antinomisme qui hantait le soufisme et le darwichisme ultérieurs était déjà apparu.
Mais le plus grand nom de tous parmi ces premiers panthéistes fut celui d’al-Hallaj (le cardeur de coton), un élève d’al-Junayd, qui fut mis à mort avec une grande cruauté en 309. Il est presque impossible de parvenir à une conclusion certaine quant à ses véritables opinions et objectifs. En dépit de ce qui semble être des déclarations du panthéisme le plus grossier, telles que « Je suis la Vérité », il n’a pas manqué de nombreux musulmans ultérieurs pour vénérer sa mémoire comme celle d’un saint et d’un martyr. Pour les soufis et les darwishes de son temps et jusqu’à aujourd’hui, il a été et est un saint patron. Dans sa vie et sa mort, il représente pour eux l’esprit de révolte contre la scolastique dogmatique et le formalisme. De plus, même un grand docteur de l’Église [184] musulmane comme al-Ghazzali l’a défendu et, tout en déplorant certaines phrases imprudentes, a soutenu son orthodoxie. Lors de son procès devant les théologiens de Bagdad, l’un d’eux refusa de signer la fatwa qui le déclarait mécréant ; il ne se renseigne pas, dit-il, sur le cas. Il est vrai que les documents dont nous disposons à l’époque suggèrent que sa condamnation fut imposée par le gouvernement dans le cadre de la politique de l’État. C’était un Persan d’origine mage et manifestement un mystique avancé du type spéculatif. Il poussa la théorie jusqu’à sa conclusion légitime et proclama publiquement le résultat. Il s’essaya à la théologie scolastique ; il avait des tendances mu‘tazilites évidentes ; il écrivit sur l’alchimie et sur des choses ésotériques. Mais à cet enthousiasme mystique semblent s’être joints en lui d’autres traits plus dangereux. Les histoires qui nous sont parvenues le montrent comme un personnage friand d’excitation et de changement, s’entourant d’adhérents dévoués et s’efforçant d’accroître son nombre de disciples par des miracles d’un genre banal. Sa popularité et la vénération qu’il inspirait aux habitants de Bagdad atteignirent des sommets périlleux. Il se peut qu’il ait eu ses propres projets en tant que nationaliste persan, qu’il ait pris part à l’une des conspirations chiites, qu’il n’ait été qu’un dévot plutôt faible, emporté par une vague soudaine d’excitation [185] publique, la plus grande épreuve et le plus grand danger qu’un saint ait à affronter. Mais les temps n’étaient pas tels à Bagdad que le gouvernement pût prendre des risques. Al-Muqtadir était calife et, entre ses mains faibles, le calife glissait vers la ruine. Les Fatimides dominaient l’Afrique du Nord ; les Qarmates tenaient la Syrie et l’Arabie et menaçaient Bagdad elle-même. Dans huit ans, ils devaient prendre la Mecque. La Perse grouillait de faux prophètes et de nationalistes de toutes tendances. Treize ans plus tard, Ibn ash-Shalmaghani fut mis à mort à Bagdad pour des motifs similaires ; Dans son cas, la conspiration chiite contre l’Etat était encore plus clairement impliquée. Nous ne pouvons que conclure des paroles d’Ibn Khallikan (mort en 681) : « L’histoire d’al-Hallaj est longue à raconter ; son sort est bien connu ; et Dieu connaît tous les secrets. » Avec lui, nous devons laisser, pour le moment, la considération du développement soufi et revenir aux Mu’tazilites et aux gens fatigués de leurs subtilités arides.