[p. 9]
SHAIKH MUSLIH-UD-DIN SADI, célèbre poète persan, est né à Shiraz entre 1175 et 1193. Son père, qui s’appelait Abdullah, est généralement considéré comme ayant occupé un poste mineur à la cour du souverain atabak du Fars, Sa’d bin Zangi (1195-1226 après J.C.), de qui dérive le nom de plume poétique de Sadi.
Il commença ses études dans sa ville natale, d’où il partit au collège musulman de Bagdad, où il se trouva qu’un riche gentilhomme indigène, informé du manque de moyens du jeune étudiant, se lia d’amitié [p. 10] avec lui, qui eut la chance d’obtenir l’aide d’un professeur du collège. Sadi obtint en temps voulu une bourse. Il s’abandonna alors à une vie contemplative et à l’étude de la théologie, tandis que ses aspirations pieuses et dévotionnelles se manifestèrent par un pèlerinage à la Mecque – acte de zèle sacré qu’il répéta pas moins de quatorze fois, principalement à pied. D’une disposition religieuse, Sadi acquit en temps voulu une réputation de sainteté, qui culmina dans le titre de « Shaikh » (un homme de dignité et de position), sous lequel il devint généralement connu. Pendant de nombreuses années, sa vie fut consacrée en grande partie à voyager ; c’est ce que l’on peut déduire de ses propres paroles : « J’ai erré dans diverses régions du monde, et partout je me suis mêlé librement aux habitants. J’ai ramassé quelque chose dans chaque coin, [p. 11] J’ai glané un épi de chaque récolte. » [1]
A une autre occasion, nous apprenons de son propre récit qu’il était si enragé par les rites païens pratiqués dans le célèbre temple de Somnath au Gujarat qu’il jeta incontinent le prêtre la tête la première dans un puits.
Une anecdote qu’il a racontée révèle l’événement important qui suivit dans sa carrière. « Lassé de la société de mes amis de Damas, je me suis enfui dans les déserts arides de Jérusalem et j’ai fréquenté des brutes, jusqu’à ce que je sois fait prisonnier par les Francs, [2] et forcé de creuser l’argile, avec des Juifs, dans les fortifications de Tripoli. L’un des [p. 12] nobles d’Alep, mon ancien ami, passa par là par hasard et se souvint de moi. Il me dit : « Dans quel état est-ce là ! Où vas-tu ? » Je répondis : « Voyant que je ne pouvais placer ma confiance qu’en Dieu seul, je me suis retiré dans les montagnes et les déserts, pour éviter la société des hommes. Mais jugez quelle doit être ma situation, maintenant que je suis enfermé dans une stalle en compagnie de misérables qui ne méritent pas le nom d’hommes. Être enchaîné par les pieds avec des amis vaut mieux que d’être libre de se promener dans un jardin avec des étrangers. » Il eut pitié de mon état d’abandon, me racheta des Francs pour dix dinars et m’emmena avec lui à Alep. Mon ami avait une fille, à qui il me maria, et me fit don de cent dinars [3] [p. 13] en dot. Après quelque temps, ma femme dévoila son caractère colérique, querelleur, obstiné et violent ; de sorte que le bonheur de ma vie disparut. Il a été bien dit : « Une mauvaise femme dans la maison d’un homme vertueux est son enfer – même dans ce monde. » Prenez garde à la façon dont vous vous liez à une mauvaise femme. Sauve-nous, ô Seigneur, de cette épreuve ardente ! »
Sadi était un adepte de la répartie, deux exemples suffiront. Un jour, sa femme lui reprocha cette raillerie : « N’es-tu pas la créature que mon père a rachetée de la captivité des Francs pour dix dinars ? » « Oui, lui répondit-elle, il m’a racheté pour dix dinars et m’a asservi à vous pour cent. »
A une autre occasion, lorsqu’un poète de Tabriz, s’offusquant de l’intrusion de
[p. 14]
— D’où venez-vous ? — Du délicieux sol de Shiraz, répondit-il. — En effet, répliqua-t-il sarcastiquement, les Shirazis de Tabriz sont plus nombreux que les chiens. — C’est tout le contraire de notre ville, dit le poète de Shiraz, où les Tabrizis comptent moins que les chiens. Le concours de satire n’était cependant pas terminé, et après une pause, l’homme de Tabriz renouvela l’attaque en attirant l’attention sur la calvitie de son rival. Retournant un récipient qu’il tenait par hasard à la main, il dit : — Comment se fait-il, dit-il, que les têtes des Shirazis soient chauves comme le fond de ce bol ? — Par la même règle, répondit-il promptement et amèrement, les têtes des Tabrizis sont aussi vides que le creux du bol.
[p. 15]
Sans se laisser intimider par les malheurs qui avaient accompagné son premier mariage, Sadi épousa, lors de ses voyages en Arabie, une seconde épouse avec laquelle on peut peut-être supposer qu’il vécut en termes affectueux, à en juger, du moins, par l’angoisse de l’âme avec laquelle il enregistra la mort de son jeune enfant, le rejeton de cette union.
On peut cependant douter que Sadi ait connu un grand bonheur domestique, puisque dans un de ses poèmes il donne ce conseil : « Choisissez une nouvelle épouse chaque printemps – le jour de l’An, car l’almanach de l’année dernière ne sert à rien. »
Sa générosité dans les réceptions était si grande et si généreuse qu’un jour un poète rival, qu’il avait régalé de la plus princière hospitalité, désespérant de pouvoir rendre la pareille à son ancien hôte, servit à l’homme de lettres, [p. 16] devenu son hôte, le plat le plus simple et le plus simple. L’explication de cette démarche était formulée en termes assez remarquables : « J’aurais eu beaucoup de mal à vous offrir un dîner d’un jour dans le style somptueux qui régnait à votre table hospitalière pendant les trois jours que j’ai eu le bonheur de passer avec vous. Mais grâce à ce mode de divertissement économique, je pourrais me permettre pendant des années le plaisir de votre société, sans en supporter les frais. »
Dans la dernière partie de sa vie, Sadi se retira dans une cellule près de Shiraz, où il passa son temps à des dévotions pieuses et à recevoir la visite des plus nobles du pays.
« C’était la coutume de ses illustres visiteurs », écrit Sir Gore Ouseley, « d’emporter avec eux des viandes et toutes sortes de mets, dont, lorsque [p. 17] Sadi et sa compagnie avaient mangé, le cheikh mettait toujours ce qui restait dans un panier suspendu à sa fenêtre, afin que les pauvres bûcherons de Shiraz, qui passaient chaque jour devant sa cellule, puissent de temps en temps satisfaire leur faim. On raconte, et on le croit fermement en Perse, qu’un jour un homme habillé en bûcheron s’approcha du panier, dans l’intention de piller, mais avant que sa main n’atteigne son contenu, celui-ci s’était desséché et flétri. Concluant qu’il s’agissait d’un miracle accompli par le cheikh, le coupable l’appela à l’aide. Le saint homme, d’un ton réprobateur, dit : « Si tu es un bûcheron, où sont tes mains couvertes d’ampoules, tes blessures d’épines et ton corps usé par le travail ? Ou si tu es un voleur, où sont ta corde d’escalade, tes bras et ton audace endurcie qui auraient dû te retenir de gémir et de pleurer ainsi ? Il eut cependant compassion du malheureux coupable, offrit [p. 18] une prière pour la restauration de son bras et lui accorda même, avec un avertissement approprié, une partie des viandes qu’il avait en vain tenté de voler furtivement.
Lorsque les Atabaks furent remplacés par la dynastie moghole de Perse (1256 ap. J.-C.), il arriva que le commandant militaire de Shiraz obligea les marchands de légumes et les marchands de la ville à acheter aux mains de leurs dirigeants, pour une somme importante, des dattes qui n’avaient qu’une valeur nominale. L’affaire fut portée à l’attention du cheikh Sadi, qui adressa alors une lettre en vers au gouverneur moghol, soulignant que le frère du poète était si pauvre qu’il « n’avait pas de pantalon aux jambes, et pourtant il a été contraint d’acheter des dattes à un prix exorbitant. Il ajouta : « Il n’y a pas de malheur pire que cela ». L’appel fut couronné de succès, et [p. 19] non seulement des dattes furent données gratuitement au frère du cheikh, mais « une somme dérisoire » fut mise à sa disposition en guise de cadeau par le gouverneur après « avoir appris que l’homme était pauvre ».
Lorsque le deuxième des monarques moghols de Perse monta sur le trône (1265 après J.C.), il rencontra un jour par hasard, en compagnie de certains de ses ministres, Sâdî et fut étonné de constater que le poète recevait de la part de ces ministres plus de considération que lui-même, bien qu’il fût un personnage royal. En s’enquérant de la cause d’une circonstance aussi étrange, on demanda à Sa Majesté s’il n’avait pas entendu parler du grand cheikh dont la poésie était célèbre dans le monde entier. Le résultat fut que le cheikh fut convoqué en présence du roi et prié de « donner quelques conseils ». « Tu ne peux rien supporter de [p. 20] ce monde à l’autre », fut la réponse, « sauf une récompense ou une punition, et le choix t’appartient maintenant ». Le monarque ressentit le reproche, alors le cheikh en partant murmura à l’oreille royale les vers suivants :
« Un monarque est l’ombre de Dieu ;
L’ombre doit être un proche compagnon de sa substance.
L’âme vulgaire est incapable de bien, si l’épée n’est pas reine.
Tout le droit qui apparaît dans le monde
C’est la preuve de la rectitude du monarque.
Un royaume ne tire aucun avantage de lui
« Dont chaque pensée est une erreur. »
Durant le même règne, un des ministres soumit à Sadi cinq questions auxquelles il était invité à répondre. (1) Un démon ou un homme est-il meilleur ? (2) Comment dois-je agir si mon ennemi ne veut pas se réconcilier avec moi [p. 21] (3) Celui qui accomplit le pèlerinage à la Mecque est-il meilleur que celui qui a négligé ce devoir ? (4) Un descendant d’Ali [4] est-il meilleur que les autres ? (5) Le poète accepterait-il volontiers un cadeau composé d’un turban et de 500 dinars comme argent de subsistance pour ses oiseaux ? Le messager, porteur de la lettre, pensa qu’il pourrait avantageusement être considéré comme l’un des « oiseaux », et mit en conséquence dans sa propre poche 150 dinars, ne laissant qu’un solde de 350 dinars au plus. La réponse de Sadi, qui prouvait qu’il avait détecté le vol, était la suivante :
« Tu m’as envoyé un présent honorifique et de l’argent.
Que ta richesse augmente et que tes ennemis soient foulés aux pieds !
Pour chaque dinar, qu’une année de vie soit tienne, p. 22
Afin que tu puisses vivre encore trois cent cinquante ans.
A la réception de cette effusion poétique, le ministre donna au trésor une somme d’au moins 10 000 dinars, mais le trésorier était décédé entre-temps, circonstance que le poète porta à la connaissance de son mécène. Lorsque celui-ci apprit ce qui s’était passé, il augmenta la donation à pas moins de 50 000 dinars, en suggérant qu’une partie de l’argent soit consacrée à la construction d’une maison à Shiraz pour le logement des voyageurs. Quatre des questions posées semblent être restées sans réponse.
Cheikh Sadi est mort à un âge très avancé à Shiraz, en 1291 après J.C. Son tombeau, tenu en grande estime à l’origine et décoré d’extraits de ses propres [p. 23] poèmes, est plus ou moins tombé en ruine, bien qu’il en reste suffisamment pour marquer le lieu de repos de l’un des poètes et hommes de lettres les plus doués de Perse.
« Sâdi, » telle est la description qu’en fait un annaliste indigène, « était petit et peu beau. Sa tête était extrêmement longue, ce qui indiquait vraiment un aspect grave et saint. Son costume était éminemment simple, consistant en un turban, une longue robe bleue portée par-dessus son sous-vêtement et un bâton à la main. Le caractère de ce vénérable barde était très noble et se prêtait à un grand personnage. Il était extrêmement courtois et affable envers ses amis et généreux envers ses ennemis. En esprit, il surpassait tous les auteurs de son époque, et son humour était si réussi qu’il pouvait faire rire le visage le plus silencieux et le [p. 24] plus mélancolique en sa compagnie. C’était un garçon parmi le cercle des jeunes gens expérimentés, un sage parmi une société de théologiens. En un mot, c’était un érudit accompli, un excellent maître de pure éloquence persane, un instructeur sans tache de théologie et un peintre consommé de la vie et des mœurs. »
Les œuvres pour lesquelles Shaikh Sadi – « le rossignol aux mille chants » – est le plus connu sont :
(a) Le Bustan, un poème exquis incarnant des préceptes moraux et des règles de vie ;
(b) Le Gulistan, peut-être le livre le plus lu de la littérature persane. Eastwick a bien écrit en publiant une traduction de ce charmant volume : « L’écolier y balbutie ses premières leçons, l’homme de science le cite, et un grand nombre d’expressions sont devenues proverbiales. Quand on considère, en effet, l’époque à laquelle il a été écrit, la première moitié du XIIIe siècle, une époque [p. 25] où une obscurité profonde planait sur l’Europe, du moins une obscurité qui aurait pu être, mais, hélas ! on n’a pas ressenti la justesse de beaucoup de ses sentiments, et les vues glorieuses des attributs divins qu’il contient, sont vraiment remarquables. »
© Le Pand Namah, ou Parchemin de Sagesse, [5] un petit volume de poésie incorporant des préceptes qui ne discréditeraient pas la philosophie de ce vingtième siècle de l’ère chrétienne. Concis et élégant, l’ouvrage est très populaire dans tout l’Orient persanophone. Cela peut bien être le cas, dans la mesure où, en plus de la beauté de la diction, il est écrit dans un mètre qui coule en cadence facile, et fixe les mots [p. 26] du poème dans l’esprit. Par conséquent, les lignes sont mémorisées à un degré qui n’est probablement surpassé par aucune œuvre en langue persane. Les lignes de Byron connues sous le nom de « Dernier adieu de l’amant » peuvent être citées comme un exemple de rythme identique à celui du Parchemin de Sagesse de Sadi. Les deux peuvent être avantageusement citées côte à côte.
« Les roses de l’amour réjouissent le jardin de la vie. »
« Karima ba bakhsha ya bar hal i-ma. »
Il ne reste plus qu’à ajouter qu’aucune traduction du Manuscrit de la Sagesse n’a été publiée dans ce pays au cours des cent dernières années (le texte de Gladwin, en lui-même quelque peu imparfait, a été publié avec une traduction annexe en 1801), [p. 27] bien qu’à Bombay il y a une vingtaine d’années un érudit indien l’ait traduit en anglais. Les deux ouvrages sont épuisés, et à toutes fins pratiques on peut dire qu’une traduction n’est pas disponible pour le public britannique. Peut-être, par conséquent, n’est-il pas nécessaire de faire des excuses pour le présent ouvrage.
Arthur N. Wollaston.
Colline Glen, Walmer,
6 mai 1906.
11:1 Il est bien possible qu’il ait écrit ces mots, car il a traversé l’Asie Mineure, la Barbarie, l’Abyssinie, l’Egypte, la Syrie, la Palestine, l’Arménie, l’Arabie, les différentes provinces de l’Iran et des parties de l’Inde. Même à cette époque de longs voyages, les pérégrinations de Sadi ne seraient pas sans réputation. ↩︎
11:2 Ce sont les Croisés. ↩︎
12:1 Dans la monnaie d’aujourd’hui, 100 dinars valent environ un penny de monnaie anglaise ; mais à l’époque de Sadi, un dinar équivalait à environ 7 ou 8 shillings. ↩︎
21:1 Le gendre du Prophète, et le premier calife selon les doctrines des Perses. ↩︎
25:1 On peut cependant expliquer que les premiers manuscrits ne contiennent pas cet ouvrage, qui fut attribué pour la première fois à Sadi vers 1438 après J.-C. ↩︎