Ce monde est une étape ou un marché que traversent les pèlerins en route vers l’autre. C’est là qu’ils doivent se procurer des provisions pour la route ; ou, pour le dire plus clairement, l’homme acquiert ici, par l’usage de ses sens corporels, une certaine connaissance des œuvres de Dieu et, par elles, de Dieu lui-même, dont la vue constituera sa future béatitude. C’est pour acquérir cette connaissance que l’esprit de l’homme est descendu dans ce monde d’eau et d’argile. Tant que ses sens restent avec lui, on dit qu’il est « dans ce monde » ; quand ils partent et que seuls ses attributs essentiels demeurent, on dit qu’il est allé dans « l’autre monde ».
Tant que l’homme est dans ce monde, deux choses lui sont nécessaires : premièrement, la protection et l’entretien de son âme ; deuxièmement, les soins et l’entretien de son [p. 49] corps. La nourriture appropriée de l’âme, comme nous l’avons montré ci-dessus, est la connaissance et l’amour de Dieu, et s’absorber dans l’amour de tout autre chose que Dieu est la ruine de l’âme. Le corps, pour ainsi dire, n’est que la monture de l’âme, et il périt pendant que l’âme perdure. L’âme doit prendre soin du corps, tout comme un pèlerin en route vers la Mecque prend soin de son chameau ; mais si le pèlerin passe tout son temps à nourrir et à parer son chameau, la caravane le laissera derrière et il périra dans le désert.
Les besoins corporels de l’homme sont simples, ils se divisent en trois catégories : la nourriture, le vêtement et le logement, mais les désirs corporels qui lui ont été implantés pour les satisfaire sont susceptibles de se rebeller contre la raison, qui est plus tardive qu’eux. Aussi, comme nous l’avons vu plus haut, doivent-ils être réprimés et limités par les lois divines promulguées par les prophètes.
En considérant le monde qui nous occupe pour un temps, nous le trouvons divisé en trois branches : animale, végétale et minérale. Les produits de ces trois branches sont continuellement nécessaires à l’homme [p. 50] et ont donné naissance à trois principales professions : celles du tisserand, du constructeur et du travailleur des métaux. Celles-ci, à leur tour, ont de nombreuses branches subordonnées, telles que les tailleurs, les maçons, les forgerons, etc. Aucune ne peut être tout à fait indépendante des autres ; cela donne lieu à diverses relations et liens d’affaires qui sont trop souvent l’occasion de haine, d’envie, de jalousie et d’autres maladies de l’âme. De là naissent les querelles et les conflits, et le besoin d’un gouvernement politique et civil et de la connaissance des lois.
Ainsi, les occupations et les affaires du monde sont devenues de plus en plus compliquées et gênantes, principalement en raison du fait que les hommes ont oublié que leurs véritables besoins ne sont que trois : l’habillement, la nourriture et le logement, et que ceux-ci n’existent que dans le but de faire du corps un véhicule approprié pour l’âme dans son voyage vers l’autre monde. Ils sont tombés dans la même erreur que le pèlerin à la Mecque, mentionné plus haut, qui, oubliant l’objet de son pèlerinage et lui-même, devrait passer tout son temps à nourrir et à parer son chameau. A moins qu’un homme maintienne la plus stricte surveillance, il est certain d’être fasciné et empêtré par le monde, [p. 51] qui, comme l’a dit le Prophète, est « un sorcier plus puissant que Harut et Marut ».[1]
Le caractère trompeur du monde se manifeste de la manière suivante. En premier lieu, il prétend qu’il restera toujours avec vous, alors qu’en fait, il s’éloigne de vous à chaque instant et vous dit adieu, comme une ombre qui semble immobile, mais qui en réalité est toujours en mouvement. De plus, le monde se présente sous l’apparence d’une sorcière radieuse mais immorale, prétend être amoureuse de vous, vous caresse, puis s’en va vers vos ennemis, vous laissant mourir de chagrin et de désespoir. Jésus (sur qui la paix soit !) vit le monde révélé sous la forme d’une vieille sorcière laide. Il lui demanda combien de maris elle avait eus ; elle répondit qu’ils étaient innombrables. Il lui demanda s’ils étaient morts ou divorcés ; elle dit qu’elle les avait tous tués. « Je m’étonne », dit-il, « des fous qui voient ce que vous avez fait aux autres et qui vous désirent encore. »
Cette sorcière se pare de vêtements magnifiques et ornés de bijoux et se voile le visage. Puis elle sort pour séduire les hommes, [p. 52] trop nombreux sont ceux qui la suivent pour leur propre destruction. Le Prophète a dit qu’au Jour du Jugement, le monde apparaîtra sous la forme d’une sorcière hideuse aux yeux verts et aux dents proéminentes. Les hommes, la voyant, diront : « Pitié pour nous ! Qui est-ce ? » Les anges répondront : « C’est le monde pour lequel vous vous êtes disputés, battus et avez rendu la vie amère les uns aux autres. » Puis elle sera jetée en enfer, d’où elle criera : « Ô Seigneur ! Où sont ceux-là, mes anciens amants ? » Dieu ordonnera alors qu’ils soient jetés à sa suite.
Quiconque considère sérieusement l’éternité passée pendant laquelle le monde n’existait pas, et l’éternité future pendant laquelle il n’existera pas, verra qu’elle ressemble essentiellement à un voyage dont les étapes sont représentées par des années, les lieues par des mois, les milles par des jours et les pas par des moments. Quelles paroles peuvent donc décrire la folie de l’homme qui s’efforce d’en faire son séjour permanent et qui forme des projets dix ans à l’avance sur des choses dont il n’aura peut-être jamais besoin, sachant que très probablement il sera sous terre dans dix jours !
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Ceux qui se sont livrés sans limite aux plaisirs du monde, au moment de la mort, seront comme un homme qui s’est gavé de mets délicieux et les vomit ensuite. Le délice a disparu, mais la honte demeure. Plus ils auront abondamment possédé les biens dont ils ont joui sous forme de jardins, d’esclaves mâles et femelles, d’or, d’argent, etc., plus ils ressentiront vivement l’amertume de s’en séparer. Cette amertume survivra à la mort, car l’âme qui a contracté la convoitise comme une habitude fixe souffrira nécessairement dans l’autre monde des affres du désir inassouvi.
Une autre propriété dangereuse des choses du monde est qu’elles apparaissent à première vue comme de simples bagatelles, mais chacune de ces soi-disant « bagatelles » se ramifie en d’innombrables ramifications jusqu’à engloutir la totalité du temps et de l’énergie d’un homme. Jésus (sur lui la paix !) a dit : « Celui qui aime le monde est comme un homme qui boit de l’eau de mer ; plus il boit, plus il a soif, jusqu’à ce qu’il [p. 54] finisse par périr de soif inassouvie. » Le Prophète a dit : « Vous ne pouvez pas plus vous mêler au monde sans en être contaminé à 100 % par lui que vous ne pouvez aller dans l’eau sans vous mouiller. »
Le monde est comme une table dressée pour les convives qui vont et viennent. On y trouve des plats d’or et d’argent, des mets et des parfums en abondance. L’hôte sage mange ce qu’il lui faut, hume les parfums, remercie son hôte et s’en va. L’hôte insensé, au contraire, essaie d’emporter quelques plats d’or et d’argent, mais les voit arrachés de ses mains et jetés dehors, déçus et déshonorés.
Nous pouvons terminer ces illustrations de la tromperie du monde par la courte parabole suivante. Supposons qu’un navire arrive sur une île bien boisée. Le capitaine du navire dit aux passagers qu’il s’arrêtera là quelques heures et qu’ils pourront descendre à terre pour un court moment, mais les avertit de ne pas trop tarder. En conséquence, les passagers débarquent et se promènent dans des directions différentes. Les plus sages, cependant, reviennent après un court moment et, trouvant le navire vide, choisissent les places les plus confortables. Un deuxième groupe de passagers reste un peu plus longtemps sur l’île, admirant le [p. 55] feuillage des arbres et écoutant le chant des oiseaux. En montant à bord, ils trouvent les meilleures places du navire déjà occupées et doivent se contenter des moins confortables. Un troisième groupe s’éloigne encore plus et, trouvant des pierres aux couleurs vives, les ramène au navire. Leur retard à monter à bord les oblige à se cacher dans les parties inférieures du navire, où ils trouvent leur chargement de pierres, qui a perdu tout leur éclat, très encombrant. Ces derniers vont si loin dans leur errance qu’ils se retrouvent hors de portée de la voix du capitaine qui les appelle à monter à bord, et à la fin il doit partir sans eux. Ils errent dans un état désespéré et finissent par mourir de faim ou devenir la proie des bêtes sauvages.
Le premier groupe représente les fidèles qui se tiennent complètement à l’écart du monde et le dernier groupe les infidèles qui ne se soucient que de ce monde et n’ont cure de l’autre.Les deux classes intermédiaires sont celles qui conservent leur foi, mais s’embarrassent plus ou moins des vanités des choses présentes.
Bien que nous ayons tant parlé contre le monde, il faut se rappeler qu’il y a des choses [p. 56] dans le monde qui n’en font pas partie, comme la science et les bonnes actions. Un homme emporte avec lui ce qu’il possède dans l’autre monde et, bien que ses bonnes actions soient passées, leurs effets demeurent dans son caractère. C’est particulièrement le cas des actes de dévotion, qui résultent en un souvenir et un amour perpétuels de Dieu. Ceux-ci font partie de « ces bonnes choses » qui, comme le dit le Coran, « ne passent pas ».
Il y a d’autres bonnes choses dans le monde, comme le mariage, la nourriture, les vêtements, etc., dont un homme sage se sert dans la mesure où elles l’aident à atteindre le monde suivant. D’autres choses, qui accaparent l’esprit, le font s’attacher à ce monde et le rendent insouciant du suivant, sont purement mauvaises et le Prophète y a fait allusion lorsqu’il a dit : « Le monde est une malédiction, et tout ce qu’il contient est une malédiction, sauf le souvenir de Dieu et ce qui l’aide. »
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Deux anges déchus. ↩︎