Chapitre IV : La Connaissance Du Monde Suivant | Page de titre | Chapitre VI : De l'examen de conscience et du souvenir de Dieu |
Le cœur de l’homme a été ainsi constitué par le Tout-Puissant qu’il renferme, comme un silex, un feu caché que la musique et l’harmonie évoquent et qui rendent l’homme fou d’extase. Ces harmonies sont des échos de ce monde supérieur de beauté que nous appelons le monde des esprits ; elles rappellent à l’homme sa relation avec ce monde et produisent en lui une émotion si profonde et si étrange qu’il est lui-même impuissant à l’expliquer. L’effet de la musique et de la danse est d’autant plus profond que les natures sur lesquelles elles agissent sont simples et sujettes à l’émotion ; elles allument en flamme tout amour qui sommeille déjà dans le cœur, qu’il soit terrestre et sensuel, divin et spirituel.
Il y a donc eu beaucoup de discussions entre théologiens sur la légalité de la musique et de la danse considérées comme des exercices religieux. Une secte, les Zahirites,[1] [p. 74] qui soutiennent que Dieu est totalement incommensurable avec l’homme, nient la possibilité que l’homme éprouve réellement de l’amour pour Dieu et affirment qu’il ne peut aimer que ceux de sa propre espèce. S’il éprouve ce qu’il croit être de l’amour pour son Créateur, ils disent que c’est une simple projection, une ombre projetée par sa propre imagination, ou un reflet de l’amour pour la créature ; la musique et la danse, selon eux, n’ont à voir qu’avec l’amour des créatures et sont donc illicites en tant qu’exercices religieux. Si nous leur demandons ce que signifie cet « amour pour Dieu » prescrit par la loi religieuse, ils répondent qu’il signifie obéissance et adoration. C’est une erreur que nous espérons réfuter dans un chapitre ultérieur traitant de l’amour de Dieu. Pour le moment, nous nous contentons de dire que la musique et la danse n’introduisent pas dans le cœur ce qui n’y est pas déjà, mais qu’elles ne font qu’attiser en flamme des émotions endormies. Si donc un homme a dans son cœur l’amour [p. 75] de Dieu que la Loi prescrit, il est parfaitement licite, et même louable, de prendre part à des exercices qui le favorisent. D’un autre côté, si son cœur est rempli de désirs sensuels, la musique et la danse ne feront que les accroître et sont donc illicites pour lui. En revanche, s’il les écoute simplement pour s’amuser, elles ne sont ni licites ni illicites, mais indifférentes. Car le simple fait qu’elles soient agréables ne les rend pas illicites, pas plus que le plaisir d’écouter le chant des oiseaux ou de regarder l’herbe verte et l’eau courante n’est illicite. Le caractère innocent de la musique et de la danse, considérées comme un simple passe-temps, est également corroboré par une tradition authentique que nous tenons de Dame Aïcha[2], qui raconte : « Un jour de fête, des nègres se produisaient dans une mosquée. Le Prophète me dit : « Veux-tu les voir ? » Je répondis : « Oui. » En conséquence, il me souleva de sa propre main bénie, et je regardai si longtemps qu’il dit plus d’une fois : « N’en as-tu pas assez ? » Une autre tradition de Dame Aïcha est la suivante : « Un jour de fête, deux filles sont venues chez moi et ont commencé à jouer et à chanter. Le Prophète entra et s’allongea sur le canapé, détournant le visage. Peu après, Abu Bakr[1] entra et, voyant les filles jouer, s’exclama : « Quoi ! La flûte de Satan dans la maison du [p. 76] Prophète ! » Sur quoi le Prophète se retourna et dit : « Laisse-les tranquilles, Abu Bakr, car c’est un jour de fête. »
Laissons de côté les cas où la musique et la danse allument des désirs mauvais déjà endormis dans le cœur, et nous en arrivons à ceux où elles sont tout à fait licites. Tels sont ceux des pèlerins qui célèbrent par des chants les gloires de la Maison de Dieu à La Mecque et incitent ainsi les autres à faire le pèlerinage, et ceux des ménestrels dont la musique et les chants attisent l’ardeur martiale dans le cœur de leurs auditeurs et les incitent à combattre les infidèles. De même, la musique lugubre qui excite la tristesse pour les péchés et les échecs dans la vie religieuse est licite, comme était la musique de David. Mais les chants funèbres qui augmentent la tristesse pour les morts ne sont pas licites, car il est écrit dans le Coran : « Ne désespère pas de ce que tu as perdu. » Par contre, la musique joyeuse aux mariages et aux fêtes, ainsi qu’à des occasions telles que la circoncision ou le retour d’un voyage, est licite.
Nous en arrivons maintenant à l’usage purement religieux de la musique et de la danse : tel est celui des soufis, qui par ce moyen [p. 77] suscitent en eux un plus grand amour pour Dieu, et, par le moyen de la musique, obtiennent souvent des visions et des extases spirituelles, leur cœur devenant dans cet état aussi pur que l’argent dans la flamme d’un fourneau, et atteignant un degré de pureté que ne pourraient jamais atteindre aucune somme de simples austérités extérieures. Le soufi devient alors si vivement conscient de sa relation avec le monde spirituel qu’il perd toute conscience de ce monde, et tombe souvent sans connaissance.
Il n’est cependant pas permis à l’aspirant au soufisme de prendre part à cette danse mystique sans la permission de son « Pir » ou directeur spirituel. On raconte que le cheikh Abu’l Qasim Girgani, lorsqu’un de ses disciples lui demanda la permission de prendre part à une telle danse, lui dit : « Observe un jeûne strict pendant trois jours ; puis, qu’on te prépare des plats appétissants ; si tu préfères encore la « danse », tu peux y prendre part. » Cependant, le disciple dont le cœur n’est pas complètement purgé des désirs terrestres, bien qu’il ait pu avoir un aperçu de la voie des mystiques, devrait se voir interdire par son directeur de prendre part à de telles danses, car elles lui feraient plus de mal que de bien.
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Ceux qui nient la réalité des extases et autres expériences spirituelles des soufis ne font que trahir leur propre étroitesse d’esprit et leur vision superficielle. Il faut cependant leur faire une certaine indulgence, car il est aussi difficile de croire à la réalité d’états dont on n’a pas l’expérience personnelle qu’il l’est pour un aveugle de comprendre le plaisir de regarder la verdure, l’herbe et l’eau courante, ou pour un enfant de comprendre le plaisir d’exercer sa souveraineté. Un homme sage, même s’il n’a pas lui-même l’expérience de ces états, ne niera pas leur réalité, car quelle plus grande folie que celle de nier la réalité d’une chose simplement parce qu’il ne l’a pas vécue lui-même ! Il est écrit à propos de ces gens dans le Coran : « Ceux qui ne sont pas guidés diront : « C’est une imposture manifeste. »
Quant à la poésie érotique récitée dans les rassemblements soufis et à laquelle les gens font parfois objection, nous devons nous rappeler que, lorsque dans de telles poésies il est fait mention de la séparation ou de l’union avec l’être aimé, le soufi, qui est un adepte de l’amour de Dieu, applique ces [p. 79] expressions à la séparation ou à l’union avec Lui. De même, « les cheveux noirs » sont censés signifier l’obscurité de l’incrédulité, « l’éclat du visage », la lumière de la foi, et l’ivresse l’extase du soufi. Prenons, par exemple, le verset :
Tu peux mesurer des milliers de mesures de vin,
Mais jusqu’à ce que tu le boives, tu n’éprouves aucune joie.
L’auteur veut dire par là que les véritables délices de la religion ne peuvent être atteints par l’instruction formelle, mais par l’attirance et le désir ressentis. Un homme peut converser beaucoup et écrire des volumes sur l’amour, la foi, la piété, etc., et noircir du papier à volonté, mais tant qu’il ne possède pas lui-même ces attributs, tout cela ne lui servira à rien. Ainsi, ceux qui reprochent aux soufis d’être puissamment affectés, jusqu’à l’extase, par ces versets et d’autres similaires, ne sont que superficiels et peu charitables. Même les chameaux sont parfois si puissamment affectés par les chants arabes de leurs conducteurs qu’ils courent rapidement, portant de lourds fardeaux, jusqu’à tomber dans un état d’épuisement.
L’auditeur soufi, cependant, risque de blasphémer s’il applique certains des versets qu’il entend à Dieu. Par exemple, s’il entend [p. 80] un verset tel que « Tu as changé de ton inclination précédente », il ne doit pas l’appliquer à Dieu, qui ne peut pas changer, mais à lui-même et à ses propres variations d’humeur. Dieu est comme le soleil, qui brille toujours, mais parfois pour nous Sa lumière est éclipsée par un objet qui s’interpose entre nous et Lui.
Certains adeptes atteignent un tel degré d’extase qu’ils se perdent en Dieu. Tel fut le cas du cheikh Abu’l Hassan Nuri qui, en entendant un certain verset, tomba dans un état d’extase et, entrant dans un champ rempli de tiges de cannes à sucre fraîchement coupées, courut jusqu’à ce que ses pieds soient blessés et saignent, et, peu de temps après, expira. Dans de tels cas, certains ont supposé qu’il se produit une véritable descente de la Déité dans l’humanité, mais ce serait une erreur aussi grande que celle de quelqu’un qui, ayant vu pour la première fois son reflet dans un miroir, supposerait que, d’une manière ou d’une autre, il s’est incorporé au miroir, ou que les teintes rouges et blanches que le miroir reflète sont des qualités inhérentes à celui-ci.
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Les états d’extase dans lesquels tombent les soufis varient selon les émotions qui prédominent en eux : amour, crainte, désir, repentir, etc. Ces états, comme nous l’avons mentionné plus haut, résultent souvent non seulement de l’écoute de versets du Coran, mais aussi de poésie érotique. Certains ont objecté à la récitation de poésies, aussi bien que du Coran, dans ces occasions ; mais il faut se rappeler que tous les versets du Coran ne sont pas propres à éveiller les émotions, comme par exemple celui qui ordonne à un homme de laisser à sa mère le sixième de ses biens et à sa sœur la moitié, ou celui qui ordonne à une veuve d’attendre quatre mois après la mort de son mari avant de se marier avec un autre homme. Les natures qui peuvent être jetées dans l’extase religieuse par la récitation de tels versets sont particulièrement sensibles et très rares.
Une autre raison pour laquelle on utilise la poésie aussi bien que le Coran dans ces occasions est que les gens sont si familiers avec le Coran, beaucoup le connaissent même par cœur, que l’effet de celui-ci est émoussé par la [p. 82] répétition constante. On ne peut pas toujours citer de nouveaux versets du Coran comme on peut citer de la poésie. Un jour, alors que des Arabes sauvages entendaient le Coran pour la première fois et en étaient profondément émus, Abu-Bakr leur dit : « Nous étions autrefois comme vous, mais nos cœurs sont devenus durs », ce qui signifie que le Coran perd une partie de son effet sur ceux qui le connaissent. Pour la même raison, le calife Omar avait l’habitude d’ordonner aux pèlerins de la Mecque de la quitter rapidement : « Car, disait-il, je crains que si vous vous familiarisez trop avec la Ville Sainte, la crainte qu’elle vous inspire ne disparaisse de vos cœurs. »
Il y a en outre quelque chose de léger et de frivole, du moins aux yeux du commun des mortels, dans l’usage du chant et des instruments de musique, tels que la flûte et le tambour, et il ne convient pas que la majesté du Coran soit associée, même temporairement, à ces choses. On raconte qu’un jour, alors que le Prophète entrait dans la maison de Rabia, la fille de Mauz, quelques chanteuses qui s’y trouvaient se mirent à improviser en son honneur. Il leur ordonna brusquement de cesser, car l’éloge du Prophète était un thème trop sacré pour être traité de cette façon. Il y a aussi un certain danger, si l’on utilise exclusivement des versets du Coran, [p. 83] que les auditeurs y attribuent une interprétation personnelle, ce qui est interdit. D’un autre côté, il n’y a aucun mal à interpréter des vers de poésie de diverses manières, car il n’est pas nécessaire d’appliquer à un poème le même sens que celui qu’avait l’auteur.
Ces danses mystiques comportent aussi des contorsions du corps et des déchirures de vêtements qui les accompagnent parfois. Si ces danses sont le résultat d’un état d’extase authentique, il n’y a rien à redire, mais si elles sont conscientes et délibérées de la part de ceux qui souhaitent apparaître comme des « adeptes », alors elles ne sont que des actes d’hypocrisie. En tout cas, l’adepte le plus parfait est celui qui se contrôle jusqu’à ce qu’il soit absolument obligé de donner libre cours à ses sentiments. On raconte qu’un certain jeune disciple du cheikh Junaid, entendant le chant commencer dans une assemblée de soufis, ne put se retenir, et se mit à crier d’extase. Junaid lui dit : « Si tu recommences, ne reste pas en ma compagnie. » Après cela, le jeune homme se retenait en de telles occasions, mais un jour enfin, ses émotions furent si puissamment agitées [p. 84] qu’après les avoir réprimées longtemps et avec force, il poussa un cri et mourut.
En conclusion, il faut tenir compte du temps et du lieu pour tenir ces assemblées, et éviter que des spectateurs viennent pour des motifs indignes. Ceux qui y participent doivent rester assis en silence, sans se regarder les uns les autres, mais en gardant la tête baissée, comme pour la prière, et en concentrant leur esprit sur Dieu. Chacun doit veiller à ce qui peut être révélé à son propre cœur, et ne pas faire de mouvements par simple impulsion consciente. Mais si l’un d’eux se lève dans un état d’extase authentique, tous les autres doivent se lever avec lui, et si le turban de l’un tombe, les autres doivent également déposer le leur.
Bien que ces choses soient relativement nouvelles dans l’Islam et n’aient pas été reçues des premiers disciples du Prophète, nous devons nous rappeler que toutes les nouveautés ne sont pas interdites, mais seulement celles qui contreviennent directement à la Loi. Par exemple, la « Tarawih », ou prière nocturne, a été instituée par le calife Omar. Le Prophète a dit : « Vivez avec chacun selon [p. 85] ses habitudes et ses dispositions », donc il est juste de se conformer aux usages qui plaisent aux gens, lorsque le non-conformisme les contrarierait. Il est vrai que les Compagnons n’avaient pas l’habitude de se lever à l’entrée du Prophète, car ils détestaient cette pratique ; mais là où elle est établie et que s’en abstenir causerait des ennuis, il vaut mieux s’y conformer. Les Arabes ont leurs propres coutumes, et les Perses ont les leurs, et Dieu sait ce qui est le mieux.
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Par la suite le premier calife. ↩︎