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Si parmi les vingt-deux ouvrages avec lesquels Sadi a enrichi la littérature de son pays, le Gulistan occupe la première place en popularité, le Bustan (littéralement « Jardin ») peut à juste titre revendiquer une égale préséance en point d’intérêt et de mérite.
Aucune traduction complète de cet important ouvrage classique n’a jusqu’ici été proposée au public, mais il ne fait aucun doute que le caractère de son contenu justifie pleinement la tentative faite aujourd’hui pour familiariser les lecteurs anglais avec les anecdotes amusantes et la sagesse dévotionnelle que le Sage de Shiraz a incarnées dans son Palais de la Richesse. C’est le nom qu’il applique au Bustan dans un chapitre introductif, et c’est un nom qui n’est pas seulement le fruit de l’imagination d’un poète, car les dix portes, ou chapitres, dont l’édifice est pourvu mènent à un jardin qui est en effet riche en fruits de connaissances acquises par une vaste expérience de la vie dans de nombreux pays et une réflexion sérieuse.
Le Bustan est écrit en vers, ce qui ajoute considérablement aux difficultés de traduction, [p. 12] car la règle invariable de Sâdi, comme celle de tous les autres poètes persans que nous avons lus, est de sacrifier le sens aux exigences de la rime et du mètre. Dans de nombreux cas, le sens est si confus à cause de cela que même les commentateurs indigènes, qui possèdent un fonds d’ingéniosité pour expliquer ce qu’ils ne comprennent pas correctement, ont été contraints de passer outre de nombreux distiques par pure incapacité à démêler leurs complexités et les idées absconses du poète.
Il n’existe probablement aucune autre langue au monde où la liberté poétique soit aussi librement permise et tolérée qu’en persan. La construction des phrases ne suit aucune règle, l’ordre des mots est celui que le poète choisit d’adopter, et l’idée de temps (passé, présent et futur) est ignorée dans l’emploi des temps, la partie du verbe étant la seule employée qui rime le mieux.
Malgré des idiosyncrasies de ce genre, le Bustan est écrit dans un style délicieusement pur et admirablement adapté au sujet. L’esprit de dévotion qui caractérisa Sadi tout au long de sa vie mouvementée se révèle à chaque page du livre. [p. 13] Dans le Gulistan, il a donné libre cours à l’humour pittoresque qui a fait pendant des siècles les délices des peuples orientaux et qu’un nombre toujours croissant de lecteurs anglais apprennent à apprécier et à admirer. Dans le Bustan, l’humour est plus restreint ; il est remplacé par un raisonnement plus sobre sur les devoirs de l’humanité envers la Divinité et envers ses semblables. La dévotion à Dieu et l’inflexibilité du Destin sont les textes sous-jacents de chaque poème, et l’idéalité de l’un et la dure réalité de l’autre sont dépeintes dans un langage dont la beauté, il faut le craindre, n’est pas toujours suffisamment rendue par la traduction anglaise.
Les poèmes abondent en métaphores, une figure de style que les écrivains orientaux emploient à un degré toujours exagéré et parfois fastidieux ; mais pour les besoins de cette traduction, qui vise un juste milieu entre l’exactitude littérale et la liberté requise pour traduire la phraséologie orientale en anglais poli, de nombreuses allusions les plus farfelues ont été écartées, au profit du texte.
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Bien qu’un mémoire de la vie de Sadi soit inclus dans un autre volume de cette série, il n’est peut-être pas déplacé de donner ici un bref aperçu de la carrière du poète, d’autant plus que le Bustan contient plusieurs références à son enfance et à ses voyages.
Cheikh Muslih-ud-din Sadi est né à Shiraz, en Perse, en 1175 après J.C., soit 571 ans après la fuite de Mahomet de la Mecque à Médine. Il était le fils d’un certain Abdu’llah (serviteur de Dieu), qui occupait un poste au gouvernement sous le diwan de l’époque. Sadi était encore enfant lorsque son père mourut, comme le montre le poème pathétique du deuxième chapitre, qui se termine par ces mots :
Je connais bien la tristesse de l’orphelin,
Car mon père est parti dans mon enfance.
Mais, pauvre de biens matériels, Sadi dut endurer de nombreuses difficultés à cause de ce deuil, et fut finalement obligé de vivre avec sa mère sous la protection d’un chef sarrasin. Il est impossible de dire combien de temps il resta là, car ses biographes ne le disent pas. On sait cependant qu’imbibé depuis sa plus tendre enfance d’une soif insatiable de connaissances, il finit par se [p. 15] rendre à Bagdad, alors au zénith de sa renommée intellectuelle, et fut autorisé à entrer dans une école privée de cette ville grâce à la générosité d’un riche gentilhomme indigène. Profitant pleinement de l’occasion qui lui était offerte, le jeune aspirant progressa rapidement sur le chemin de l’apprentissage et, à l’âge de vingt et un ans, il fit ses premiers essais d’écriture. Quelques poèmes fragmentaires qu’il envoya avec une longue dédicace à Shams-ud-din, professeur de littérature au Collège Nizamiah de Bagdad, plurent tellement à cet homme capable et perspicace qu’il accorda aussitôt à Sadi une généreuse allocation de sa propre poche, avec la promesse de toute l’aide supplémentaire en son pouvoir. Peu de temps après, Sadi fut admis au collège et obtint finalement un Idrar, ou bourse. Dans le septième chapitre du Bustan, il raconte une histoire instructive qui rappelle ses études à Nizamiah, et, bien qu’il soit souvent enclin à la vanité, il raconte l’histoire contre lui-même.
Sa vie d’étudiant ne prit fin qu’à l’âge de trente ans. Il était lui-même pleinement conscient [p. 16] de la valeur de cette longue période d’études. Ne sais-tu pas, demande-t-il au septième chapitre, comment Sadi est parvenu à ce rang ? Il n’a ni traversé les plaines ni traversé les mers. Dans sa jeunesse, il a vécu sous le joug des sages : Dieu lui a accordé la distinction dans l’au-delà. Et il ne faut pas longtemps avant que celui qui est soumis dans l’obéissance exerce le commandement. » On ne pourrait citer un meilleur exemple de la véracité de ce passage que celui fourni par son propre cas.
En quittant Bagdad, il partit en pèlerinage à La Mecque en compagnie de son précepteur, Abdul Qadir Gilani. Ce fut le premier de nombreux voyages qui s’étendirent sur une période de trente ans, au cours desquels il visita l’Europe, l’Inde et pratiquement toutes les parties de ce que l’on appelle le Proche et le Moyen-Orient. Un voyage à travers la Syrie et la Turquie est mentionné spécifiquement dans ce livre comme inspirant la composition du Bustan. Ne voulant pas, comme il nous le dit, retourner les mains vides à ses amis de Shiraz, il construisit le Palais de la Richesse et le leur offrit en cadeau. Il ne cache pas [p. 17] la haute opinion qu’il avait lui-même de ce produit de sa plume douée. Les phrases gracieusement formulées avec lesquelles il prédit la popularité éternelle du Gulistan trouvent un parallèle dans la dédicace du Bustan à Atabak Abu Bakr-bin-Sad, l’illustre monarque de Perse sous la protection duquel Sadi passa la seconde moitié de sa vie.
« Bien que ne voulant pas chanter les louanges des rois, écrit-il, j’ai dédié ce livre à l’un d’eux afin que les pieux disent peut-être que Sâdî, qui surpassait tous les autres en éloquence, vécut au temps d’Abou Bakr Sâd. » Puis, s’adressant au roi, il ajoute : « Heureuse est ta fortune que la date de Sâdî coïncide avec la tienne, car aussi longtemps que la lune et le soleil seront dans le ciel, ton souvenir restera éternel dans ce livre. » Cette vanité est pardonnable, car elle a été amplement justifiée par le temps.
Après trente ans de voyage, Sadi, devenu vieux, s’établit en Perse, où, comme on l’a dit, il gagna la faveur du prince régnant, de qui il tira non seulement la dignité et les avantages les plus tangibles du poste de poète lauréat, mais aussi son takhallus, ou nom titulaire, de Sadi. Il mourut à l’âge [p. 18] mûr de 116 ans, et fut enterré dans sa ville natale.
Si le Bustan était le seul monument qui restait de son génie, son nom serait assurément encore inscrit au tableau des Immortels. Un trait de ses grandes facultés intellectuelles mérite d’être souligné, d’autant plus qu’il est facile de l’oublier : c’est la puissance croissante qu’elles prirent à mesure qu’il avançait en âge, ce dont on comprend la vérité lorsqu’on sait qu’il composa le Bustan à l’âge de 82 ans, le Gulistan douze mois plus tard. On ne trouve guère d’exemples, sinon aucun, d’une activité mentale aussi soutenue ailleurs dans toute l’histoire des lettres.
Sous les différents titres des différents chapitres, un large éventail de sujets éthiques est abordé, l’ensemble formant un recueil de philosophie morale dont les grands principes doivent rester à jamais aussi irréfutables que les préceptes de l’enseignement scripturaire.
Le message spirituel de Sadi n’est pas celui d’un visionnaire. Sa religion était éminemment pratique, il n’avait aucune [p. 19] sympathie pour les reclus et les ascètes. Accomplir ses devoirs envers ses semblables, c’est accomplir son devoir envers la Déité. C’est l’idée fondamentale de ses enseignements. « La religion, observe-t-il, consiste seulement dans le service du peuple : elle ne réside pas dans le rosaire, le tapis de prière ou l’habit de mendiant. »
Ce couplet, qui apparaît dans le chapitre d’ouverture, est mis dans la bouche d’un certain homme pieux à qui l’un des rois de Perse aurait rendu visite dans un état d’esprit repentant pour demander conseil. L’histoire, comme beaucoup d’autres dans le livre, peut ou non avoir un fondement réel, « les histoires des anciens rois », que le poète cite fréquemment comme source d’autorité, étant un peu trop vagues pour être convaincantes. En même temps, les allusions historiques forment une toile de fond intéressante et instructive aux légendes et aux préceptes moraux si abondamment entrelacés entre eux.
Bien que la Perse soit seulement en train de réajuster ses idées sur le gouvernement et les prérogatives des dirigeants, des principes plus avancés que ceux qui semblent compatibles avec le despotisme sont en vigueur [p. 20] depuis des siècles parmi son peuple, en théorie du moins, sinon en pratique. Mahomet a dit qu’un peu de pratique avec beaucoup de connaissances valait mieux que beaucoup de pratique avec peu de connaissances. Sur ce terrain, la Perse a une défense, car la connaissance était certainement là. Qu’est-ce qui pourrait mieux décrire la véritable relation entre le roi et le peuple que l’épigramme de Sadi du XIIIe siècle ?
Les sujets sont comme la racine et le roi est comme l’arbre,
Et l’arbre, ô fils, tire sa force de la racine.
En 1910, l’arbre autocratique de Téhéran fut brutalement coupé de sa racine ; peut-être les successeurs d’Abou Bakr n’étaient-ils pas de ceux à qui « les paroles de Sadi sont agréables ».
Le deuxième chapitre illustre la grâce salvatrice de la bienveillance au moyen d’anecdotes amusantes, dont deux ont pour héros Hatim Tai, le célèbre chef arabe, dont la générosité était telle qu’il préféra mourir plutôt que de décevoir le messager envoyé par un roi jaloux pour le tuer. L’histoire du Darwesh et du Renard est remarquable dans la mesure où elle jette une lumière bien nécessaire sur l’interprétation orientale de tout ce qu’implique [p. 21] le mot « qismat ». On suppose généralement que le sentiment d’inévitabilité élimine de l’esprit oriental la nécessité de l’effort individuel. Cette vision est clairement erronée. Aucune doctrine pernicieuse de ce genre n’est, en tout cas, souscrite par les classes éduquées ; aux paresseux et aux vauriens qui invoquent le destin comme excuse, Sadi pointe la morale.
Après avoir démontré dans les deux chapitres suivants l’impuissance de l’homme à conjurer les décrets du destin et les vertus du contentement, le poète passe à la culture de l’esprit. La comparaison établie ici entre l’esprit humain et une cité « pleine de désirs bons et mauvais », dont l’Ego est le Sultan et la Raison le Vazir, est originale et pleine de sens. Malgré sa propre éloquence et sa facilité de parole tant vantées, Sâdi condamne en termes cinglants l’homme aux multiples mots, en faisant remarquer avec poignance qu’« un grain de musc vaut mieux qu’un tas de boue ». De même, à son avis, un voleur vaut mieux qu’un médisant et, à propos du sexe faible, une femme de bonne nature vaut mieux qu’une femme belle. Le conseil de prendre [p. 22] une nouvelle épouse chaque année ne peut être pris au sérieux, même s’il est vrai que l’almanach de l’année dernière a perdu son utilité. Plus digne du poète est le discours sur l’éducation des enfants. Il n’a jamais rien dit de plus vrai que les sentiments exprimés dans ce poème, et aujourd’hui en Angleterre, il y en a peu qui les contesteraient.
Les trois derniers chapitres sont empreints d’un charme excessif. Si l’on y découvre dans une large mesure la bigoterie et l’esprit d’intolérance dont les musulmans, tout comme les adeptes d’autres religions, sont coupables, la critique à cet égard doit céder la place à l’étonnement et à l’admiration pour l’hommage sincère et fervent que le poète rend à la divinité que, par essence, toutes les nations adorent.
Le récit, dans le huitième chapitre, de l’aventure de Sadi avec les idolâtres à Guzerat sera trouvé amusant et éclairant.
Il ne reste plus au traducteur qu’à se joindre à Sadi dans son plaidoyer pour une critique indulgente :
Je n’ai jamais entendu dire ça
Les sages ont trouvé à redire à ce qu’ils lisaient, p. 23
Même si une robe est faite de tissu chinois,
A l’intérieur il faut poser une doublure en coton.
Si tu veux seulement le tissu, ne cherche pas à condamner,
Passez le coton avec perspicacité.
Au Jour du Jugement, les méchants seront
Pardonné, par ceux qui ont la pureté.
Si tu trouves du mal dans mes paroles,
Faites de même, pardonnez, car il y a plus derrière.
Si un mot entre mille convient à ton goût,
Ne dénoncez pas le reste à la hâte.
Le poète poursuit en remarquant que ses compositions sont estimées en Perse comme l’est le musc le plus choisi de Tartarie : le traducteur est moins chanceux et plus modeste.
A. H. E.
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