Le Hadîqatu’l-Haqîqat, ou le « Jardin clos de la Vérité », communément appelé le Hadîqa, est un poème d’environ 11 500 lignes ; chaque ligne est composée de deux hémistiches, chacun de dix ou onze syllabes ; le volume, par conséquent, équivaut à environ 23 000 lignes de vers anglais de dix syllabes. Il est composé dans le mètre ### qui peut être représenté ainsi :
Les deux hémistiches de chaque vers riment, et l’effet peut donc être comparé à peu près à celui des distiques rimés anglais avec l’accent tombant sur la première syllabe (au lieu de la deuxième) de la ligne, et, occasionnellement, une syllabe courte supplémentaire introduite dans le dernier pied.
Le chapitre qui compose la Hadîqa traite, selon quelques lignes de vers à la fin de la table des matières de l’édition de Lucknow, des sujets suivants : le premier, de la louange de Dieu, et spécialement de son unité ; le deuxième, à la louange de Mahomet ; le troisième, de l’entendement ; le quatrième, de la connaissance ; le cinquième, de l’amour, de l’amant et du bien-aimé [p. xxvi] ; le sixième, de l’insouciance ; le septième, des amis et des ennemis, le huitième, de la révolution des cieux ; le neuvième, à la louange de l’empereur Shâhjahân ; le dixième, des caractères ou des qualités de l’ouvrage tout entier. Ce n’est cependant pas la disposition réelle de l’ouvrage telle qu’elle est présentée dans le volume lui-même ; les cinq premiers chapitres sont tels que déjà donnés, mais le sixième concerne l’âme universelle ; le septième est sur l’insouciance ; le huitième sur les étoiles ; le neuvième sur les amis et les ennemis ; le dixième sur plusieurs sujets, y compris l’éloge de l’empereur. Le professeur Browne (Lit. Hist. Persia, vol. ii., p. 318) donne encore une autre commande, apparemment celle d’une édition lithographiée à Bombay en 1275 A.H. (1859 A.D.).
La renommée de Sanâ’î a toujours reposé sur sa Hadîqa, c’est la plus connue et de loin la plus estimée de ses œuvres en Orient, c’est en vertu de cette œuvre qu’il fait partie du grand trio des maîtres de la Sûfî, Sanâ’î, 'A_tt_âr, Jalâlu’d-Dîn Rûmî. Il sera intéressant de comparer quelques-unes des appréciations qui ont été faites de lui et de l’ouvrage présent en particulier.
Avec le temps, il fut le premier des trois, et c’est peut-être de son successeur Jalâlu’d-Dîn Rûmî que lui fut adressée la reconnaissance la plus cordiale de ses mérites. Il dit :
J’ai arrêté de faire bouillir alors qu’il était encore à moitié cuit ;
Écoutez le récit complet du Sage de Ghazna.
Et encore une fois—
« A_tt_âr était l’Esprit, Sanâ’î les deux yeux :
Nous marchons dans le sillage de Sanâ’î et de 'A_tt_âr.”
Abdu’l-Latîf, dans sa préface intitulée le Mirâtu’l-Hadâ’iq, se livre à une comparaison assez longue entre Sanâ’î et Rûmî, dans laquelle il a du mal à ne pas donner la préférence à l’un ou à l’autre. Il est intéressant d’observer comment il s’efforce de maintenir la balance égale. Il commence par signaler la plus grande longueur du Mathnawî par rapport au Hadîqa, et compare le Hadîqa à un abrégé, le Mathnawî à un récit pleinement détaillé. L’ouvrage de Sanâ’î est le plus condensé ; il exprime en deux ou trois vers ce que le Mathnawî exprime en vingt ou trente. Abdu’l-Latîf, donc, semble-t-il à contrecœur, et simplement en raison de sa plus grande prolixité, donne la palme de l’éloquence à Jalâlu’d-Dîn.
[p. xxvii]
Il y a une parfaite concordance entre Sanâ’î et Rûmî, la substance de leurs œuvres est en effet en partie identique. Dira-t-on donc que Rûmî a volé Sanâ’î ? Il demande pardon à Dieu d’avoir exprimé cette pensée. En ce qui concerne les mendiants du monde spirituel, qui possèdent un fonds de commerce de bagatelles, les faillis de la voie de la vertu et des accomplissements, on peut le soupçonner ; mais accuser les trésoriers des réserves de sagesse et de science, les natures habiles du royaume de la vérité et de l’allégorie, de plagiat et d’emprunt est le comble de la folie et de l’insensé.
En ce qui concerne le style, certains supposent que les vers de la Hadîqa sont plus élevés et plus dignes que le langage élégamment ordonné du Mathnawî. La Hadîqa contient en effet des vers dont un seul est un sac de cent dîwâns ; et, en raison de sa grande hauteur, la main d’aucun être intelligent ne peut atteindre les sommets de son rempart ; et le dicton :
« J’ai dit une parole qui est toute une œuvre ;
J’ai prononcé une phrase qui est un dîwân (complet),”
Il en est de même pour la Hadîqa. Mais si l’on considère le sens et le style du Maulavî, il n’y a pas de place pour la discrimination et la distinction ; et puisque « Tu ne feras aucune distinction entre aucun de Ses prophètes », distinguer entre les positions de ces deux maîtres, qui peuvent sans aucun doute être appelés prophètes de la religion, a pour fruit l’infidélité et l’erreur. Qui possède le pouvoir de séparer et de distinguer entre le lait et le sucre mélangés dans un même récipient ? Abdu’l-Latîf résume ainsi : « En résumé, on peut dire que dans la sobriété le Hakîm est prééminent, et dans l’ivresse notre seigneur le Maulavî est supérieur ; et que la sobriété est en vérité l’essence de l’ivresse, et cette ivresse l’essence de la sobriété. »
Le professeur Browne place cependant la Hadîqa à un niveau bien inférieur à celui des auteurs orientaux cités ci-dessus. Il dit [1]: « Le poème est écrit dans un mètre hésitant et peu attrayant, et est à mon avis l’un des livres les plus ennuyeux en persan, atteignant rarement le niveau de la Philosophie proverbiale de Martin Tupper, rempli de truismes stupides et d’anecdotes inutiles, et aussi inférieur au Mathnawî de Jalâlu’d-Dîn Rûmî que le Satan de Robert Montgomery l’est au Paradis perdu de Milton. »
[p. xxviii]
Il est vrai que pour nous, du moins, l’intérêt de la Hadîqa est surtout historique, car c’est l’un des premiers manuels persans de philosophie soufie et elle a grandement influencé les auteurs ultérieurs, en particulier, comme nous l’avons vu, le Maulavî Jalâlu’d-Dîn Rûmî. Cependant, je ne peux m’empêcher de penser que l’opinion du professeur Browne, qui est sans doute partagée par d’autres érudits, ainsi que la négligence dont la Hadîqa a été victime en Occident, ne sont pas dues aux défauts du texte original, mais plutôt à l’état repoussant et confus dans lequel il est tombé ; et j’ose espérer que la présente tentative de restauration de la forme et du sens d’une partie de l’ouvrage, si imparfaite soit-elle, pourrait néanmoins rendre un certain service à la réputation de son auteur parmi les orientalistes européens.
Le premier chapitre ou livre de la Hadîqa, qui est présenté ici, comprend un peu plus d’un sixième de l’ouvrage entier. Les sujets dont il traite peuvent être résumés brièvement comme suit :
Après une introduction à la louange de Dieu, l’auteur parle de l’impuissance de la raison à parvenir à la connaissance de Dieu, de l’unité de Dieu, de Dieu comme cause première et créateur, et adresse plus d’une attaque contre les conceptions anthropomorphiques de Dieu (pp. 1-10). Après avoir parlé des premiers pas de l’ascension vers Dieu, pour lesquels la sagesse mondaine n’est pas une mauvaise chose, avec travail et sérénité (pp. 10-11), il consacre la partie suivante du livre à Dieu comme pourvoyeur, à sa sollicitude pour l’homme tout au long de la vie, à l’inutilité des biens terrestres et à Dieu comme guide sur le chemin, mais il faut d’abord abandonner soi-même (pp. 11-46). Une belle section sur l’incompréhensibilité de Dieu pour l’homme aurait peut-être été plus appropriée à un stade antérieur plutôt qu’ici (pp. 16-18). Après avoir vaincu le moi, la faveur spéciale de Dieu est accordée au voyageur sur le chemin : mais nous voyons de travers, et Lui seul sait ce qui est le mieux pour nous : Il a bien ordonné toutes choses, et ce qui semble mal ne l’est qu’en apparence (pp. 18-25).
La plus grande partie du livre est consacrée à la vie et aux expériences du Soufi, et en particulier aux injonctions sans cesse répétées concernant l’abandon du monde et de soi-même : être mort à ce monde, c’est vivre dans l’autre. Les pages 25 à 30 traitent ainsi de la pauvreté dans ce monde, de la perte de soi, de l’humilité, de l’insignifiance de l’homme [p. xxix] et de la toute-puissance de Dieu ; les pages 30 à 34 de la nécessité de se souvenir continuellement de Dieu, de ne jamais vivre séparé de Lui, et de nouveau de mourir au monde ; la mort au monde conduit à une position élevée auprès de Dieu. Viennent ensuite (pp. 34 à 41) une série de passages sur le devoir d’être reconnaissant pour les miséricordes de Dieu ; sa miséricorde a cependant sa contrepartie dans sa colère, et des exemples de sa colère sont donnés ; puis revenant au sujet de ses miséricordes, l’auteur parle de l’omniscience de Dieu et de sa connaissance des besoins de ses serviteurs ; Il faut donc avoir confiance en Dieu pour tous les besoins de la vie, ils seront donnés aussi longtemps que la vie est destinée à durer. Deux pages ultérieures (48-50), qui sont également consacrées au sujet de la confiance en Dieu, devraient probablement venir ici. Les pages 41-48 traitent du désir du Sûf pour Dieu, et de son zèle à poursuivre le chemin; diverses directions pour la route sont données, en particulier comme récompense l’abandon du monde et de soi, et la fixation des désirs sur Dieu seul; l’union avec Dieu est le but. L’abandon de soi est encore le thème des pages 50-51.
Une partie du livre (pp. 51-56) est curieusement consacrée ici à l’interprétation des rêves, après quoi l’auteur traite de l’incompatibilité des deux mondes, de l’abandon de la terre et de soi-même, et de l’atteinte du plus haut degré d’annihilation (pp. 56-58). Vient ensuite un passage sur le traitement des écoliers, une comparaison avec l’apprenti sur la voie du _S_ûfî, et une exhortation à s’efforcer de la poursuivre (pp. 58-60). La partie suivante du livre (pp. 60-67) traite de la charité et des dons comme d’une forme de renoncement, d’abandon des richesses pour l’amour de Dieu ; la prospérité est nuisible à l’âme, et le monde doit être abandonné ; les biens et les amis sont inutiles, et chacun doit se fier à lui-même ; chacun trouvera ce qu’il mérite dans l’avenir, et recevra la récompense de ce pour quoi il a travaillé ici-bas.
Les pages 67 à 80 traitent de la prière, dont la préparation consiste en la pureté du cœur, l’humilité et la dépendance envers Dieu. La prière doit venir du cœur ; le croyant doit être entièrement absorbé dans ses dévotions. La prière doit être humble ; le croyant doit venir dans la pauvreté et la perplexité, et c’est seulement ainsi qu’il peut recevoir la bonté de Dieu. Suivent un certain nombre d’adresses à Dieu, des prières pour obtenir de l’aide et d’humbles supplications à Dieu de la part de [p. xxx] l’auteur. Quelques pages (80 à 92) traitent de la bonté de Dieu en attirant les hommes vers lui, bien que ses voies puissent paraître dures au premier abord. Les progrès du croyant sont décrits dans une certaine mesure par l’hyperbole (pp. 82-83) ; et cette partie se termine par quelques sections (pp. 83-86) sur la majesté et l’omnipotence de Dieu, un peu à la manière de celles de la première partie du livre.
Dans les pages 86-97, l’auteur parle du Coran, de son excellence et de sa douceur. La lettre n’est cependant pas l’essentiel : son véritable sens ne peut être découvert par la raison seule. Le Coran est souvent déshonoré, surtout par les théologiens et par les lecteurs professionnels, qui le lisent avec négligence et sans le comprendre. Une courte section (pp. 97-98) sur l’humilité et l’effacement de soi suit, et le livre se termine par une description de l’impiété du monde avant l’avènement de Mahomet (pp. 98-100), qui sert d’introduction au sujet du deuxième chapitre.
Bien qu’il faille admettre que l’auteur est parfois obscur, parfois ennuyeux et souvent prosaïque, ce chapitre contient quelques belles sections et un plus grand nombre de courts passages d’une grande beauté ; je me permettrai peut-être de citer en particulier les sections « Dans sa magnification », pp. 16-18 et « Sur la pauvreté et la perplexité », p. 74 ; tandis que l’on peut citer comme passages caractéristiques et globalement favorables « Sur son omniscience et sa connaissance de l’esprit des hommes », pp. 37-39 ; « Sur l’incompatibilité des deux demeures », pp. 56-58 ; « Sur l’amitié et l’attachement intimes », pp. 62-63 ; et certaines des adresses à Dieu contenues aux pp. 74-77.
[p. xxx]
xxvii:1 Une histoire littéraire de la Perse, vol. II., p. 319. ↩︎