Abu Ali al-Hosain ibn Abdallah ibn Sina (Avicenne) naquit à Efshene, dans les environs de Boukhara, en 980, d’une famille attachée au service public. Il reçut son éducation laïque et religieuse dans son pays, où les traditions persanes et antimusulmanes étaient encore pleines de vie et de vigueur. Puis le jeune homme, précoce de corps [132] et d’esprit, étudia la philosophie et la médecine à Boukhara. Il avait dix-sept ans lorsqu’il eut la chance de guérir le prince Nukh ibn Mansur et d’obtenir le privilège d’avoir accès à sa bibliothèque. Dès lors, il fut son propre maître, dans la recherche scientifique et dans la pratique, et se montra capable de tirer profit de la vie et de la culture de son temps. Il ne cessa de mettre sa fortune en jeu dans les affaires politiques des petits États : il n’aurait probablement jamais pu se soumettre à un grand prince, pas plus qu’à un professeur de sciences. Il erra de cour en cour, tantôt employé dans l’administration de l’Etat, tantôt comme professeur et écrivain, jusqu’à ce qu’il devienne vizir de Shems Addaula à Hamadan. Après la mort de ce prince, il fut envoyé en prison par son fils, pendant quelques mois. Il se rendit ensuite plus loin, à la cour d’Ala Addaula à Ispahan. Enfin, étant revenu à Hamadan, qu’Ala Addaula avait conquis, il y mourut en 1037, à l’âge de 57 ans, et c’est là que sa tombe est encore aujourd’hui indiquée.
L’idée qu’Ibn Sina aurait dépassé Farabi et atteint un aristotélisme plus pur est peut-être la plus grande erreur qui ait trouvé sa place dans l’histoire de la philosophie musulmane. Que se souciait en réalité d’Aristote cet homme du monde ? Il ne se souciait pas de s’engager entièrement dans l’esprit d’un système quelconque. Il prenait ce qui lui plaisait, partout où il le trouvait, mais il avait une préférence pour les paraphrases superficielles de Thémistius. Il devint ainsi le grand philosophe de l’accommodation en Orient, et le véritable précurseur des rédacteurs de recueils pour le monde entier. Il savait grouper avec habileté ses matériaux, qu’ils venaient de toutes parts.
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Il s’efforçait de le présenter sous une forme intelligible, non sans sophisme. Chaque instant de sa vie était pleinement employé. Le jour, il s’occupait des affaires de l’État ou donnait des leçons à ses élèves ; le soir, il se consacrait aux plaisirs sociaux de l’amitié et de l’amour ; et plus d’une nuit, il se trouvait occupé à composer, la plume à la main et le verre à portée de main pour ne pas s’endormir. Le temps et les circonstances déterminaient la direction de cette activité. S’il avait à la cour du prince le loisir nécessaire et une bibliothèque à portée de main, il écrivait son Canon de médecine ou la grande Encyclopédie de la philosophie. En voyage, il composait des abrégés et des ouvrages plus petits. En prison, il écrivait des poèmes et des méditations pieuses, mais toujours sous une forme agréable ; en fait, ses petits écrits mystiques ont un charme poétique. Lorsqu’on lui en demandait, il mettait même en vers la science, la logique et la médecine, pratique qui devint de plus en plus en vogue à partir du Xe siècle. Ajoutez à cela qu’il écrivait le persan et l’arabe à volonté, et vous aurez l’image d’un homme accompli. Sa vie fut surabondamment riche en travail et en plaisirs. En cordialité, il était bien sûr inférieur à son aîné, le poète Firdausi (940-1020), et en talent scientifique à son contemporain Beruni (v. infra § 9), hommes encore importants à nos yeux. Ibn Sina, cependant, était la véritable expression de son temps, et c’est sur ce fait que se fondent sa grande influence et sa position historique. Il ne s’est pas retiré, comme Farabi, de la vie commune pour se plonger dans les commentateurs d’Aristote, mais il [134] a mêlé en lui la science grecque et la sagesse orientale. Il pensait qu’on avait déjà écrit assez de commentaires sur les auteurs anciens : il était temps que les hommes construisent leur propre philosophie, c’est-à-dire qu’ils donnent une forme moderne aux anciennes doctrines.
La philosophie proprement dite se divise en Logique, Physique et Métaphysique. Elle embrasse dans son ensemble la science de toute existence en tant que telle et des principes de toutes les sciences particulières, par lesquelles, autant qu’il est humainement possible, l’âme qui se consacre à la philosophie atteint la plus haute perfection. Or, l’existence est soit spirituelle, lorsqu’elle est le sujet de la Métaphysique, soit corporelle, lorsqu’elle est traitée en Physique, soit intellectuelle, lorsqu’elle constitue le sujet de la Logique. Les sujets de la Physique ne peuvent exister ni être considérés comme existant sans la Matière. La Métaphysique, au contraire, est entièrement dépourvue de Matière, tandis que la Logique est une abstraction de la Matière. La Logique a une certaine ressemblance avec la Mathématique, dans la mesure où les sujets des Mathématiques peuvent aussi être des abstractions de la Matière. Mais le Mathématique reste toujours représentable et constructible, tandis que le Logique, en tant que tel, n’a son existence que dans l’intellect, comme par exemple Identité, Unité et Pluralité, Universalité et Particularité, Essentialité et Contingence, etc… Par conséquent la Logique [135] est la Science des Formes Déterminées de la Pensée.
Dans le traitement plus détaillé de son sujet, Ibn Sina se conforme entièrement à la logique de Farabi. Cette concordance nous serait peut-être plus évidente si les travaux logiques de son prédécesseur existaient sous une forme plus complète. Il insiste souvent sur la défectuosité de la constitution intellectuelle de l’homme, qui a un urgent besoin d’une règle logique. De même que le physionomiste déduit des traits extérieurs le caractère de la nature intérieure, de même le logicien est appelé à déduire des prémisses connues ce qui est inconnu. Comme il est facile aux erreurs de l’apparence et du désir de s’insinuer dans un processus de ce genre ! Une lutte avec le Sens est nécessaire pour que la vie de la représentation puisse être élevée à la pure vérité de la Raison, par laquelle toute connaissance d’un genre nécessaire est acquise. L’homme inspiré par Dieu, mais lui seul, peut se passer de la Logique, exactement comme le Bédouin est indépendant d’une Grammaire Arabe.
La question des universaux est aussi traitée d’une manière analogue à celle adoptée par Farâbi. Avant toute pluralité, toute chose a une existence dans l’esprit de Dieu et des anges (les esprits-sphères) ; puis comme forme matérielle elle entre dans la pluralité, pour être finalement élevée dans l’intellect de l’homme à l’universalité de l’idée. Or, de même qu’Aristote a distingué entre la première substance (individuelle) et la seconde substance (concevable comme universelle), de même Ibn Sina fait une distinction entre la première et la seconde notion ou intention (Ma’nâ, intentio). La première se rapporte aux choses elles-mêmes, la seconde à la disposition de notre propre pensée.
4. Dans la Métaphysique et la Physique, Ibn Sina se différencie [136] de Farabi principalement par le fait que, en ne dérivant pas la Matière de Dieu, il place le Spirituel à une élévation supérieure à tout ce qui est Matériel, et en conséquence augmente l’importance de l’Ame comme intermédiaire entre le Spirituel et le Corporel.
De la conception du Possible et du Nécessaire découle évidemment l’existence d’un Être Nécessaire. Selon Ibn Sina, il ne faut pas chercher à démontrer l’existence d’un Créateur à partir de ses œuvres, mais plutôt déduire, du caractère possible de tout ce qui est et de tout ce qui est pensable dans le monde, l’existence d’un Être Premier et Nécessaire, dont l’essence et l’existence ne font qu’un.
Non seulement toute chose sublunaire est de nature « possible », mais même les cieux sont, en eux-mêmes, simplement « possibles ». Leur existence devient « nécessaire » par une autre existence qui transcende toute « possibilité » et donc toute pluralité et mutabilité. L’« absolument nécessaire » est une Unité inflexible, d’où rien de multiplex ne peut provenir. Ce premier Un est le Dieu d’Ibn Sina, dont on peut certes attribuer de nombreux attributs, comme la pensée, etc., mais seulement dans le sens de négation ou de relation, et de telle manière qu’ils n’affectent pas l’Unité de son essence.
Du premier Un, il ne peut donc en sortir qu’un seul, à savoir le premier Esprit du Monde. C’est dans ce dernier que la Pluralité a son origine. En effet, en pensant à sa propre Cause, elle engendre un troisième Esprit, le gouverneur de la Sphère la plus extérieure ; quand elle pense à elle-même, elle produit une Ame par l’intermédiaire de laquelle l’Esprit de la Sphère exerce son influence ; et, en troisième lieu, en tant qu’elle est en [137] elle-même une existence « possible », il en sort un Corps, à savoir la Sphère la plus extérieure. Et le processus continue ainsi : chaque Esprit ainsi engendré, à l’exception bien entendu du dernier de la série, libère de lui-même une trinité : Esprit, Ame et Corps ; car, comme l’Esprit ne peut pas mouvoir directement le Corps, il a besoin de l’Ame pour mettre en œuvre son efficacité. Enfin vient l’Esprit Actif (‘aql fa‘‘âl), fermant la série, et n’engendrant plus d’Esprit pur (séparé), mais produisant et dirigeant la matière de ce qui est terrestre, ainsi que les formes corporelles et les âmes humaines.
Tout ce processus, qui ne se présente pas comme se déroulant dans le temps, se déroule dans un substrat, celui de la Matière, qui est la possibilité éternelle et pure de tout ce qui existe, et en même temps la limitation de l’opération de l’Esprit, le principe de toute individualité.
Or, cette doctrine devait certainement présenter aux musulmans croyants une apparence redoutable. Les dialecticiens mutazilites avaient sans doute affirmé que Dieu ne peut rien faire de mal, ni rien d’irrationnel ; mais maintenant la philosophie soutenait que Dieu, au lieu de pouvoir faire tout ce qui est possible, n’est en état d’effectuer que ce qui est possible dans sa nature, et que seul le premier Esprit du Monde procède directement de lui.
Quant au reste, Ibn Sina s’efforce de se conformer à la croyance populaire. Tout existe, dit-il, par l’effet de Dieu, le bien comme le mal, mais c’est le premier seul qui rencontre son approbation. Le mal est ou une chose inexistante, ou, en tant qu’il vient de Dieu, une chose accidentelle. Supposons que, pour éviter les maux qui s’attachent nécessairement au monde, il l’eût empêché [138] de se produire, ce serait le plus grand mal de tous. Le monde ne saurait être meilleur ni plus beau qu’il n’est en réalité. La Providence divine, administrée comme elle l’est par les âmes des cieux, se trouve dans le bel ordre du monde. Dieu et les purs Esprits ne connaissent que l’universel et sont donc incapables de s’occuper du particulier ; mais les âmes des sphères célestes, à qui incombe la charge de représenter ce qui est individuel, et par lesquelles l’Esprit agit sur le Corps, permettent d’admettre un soin providentiel pour la chose et la personne individuelles, et de rendre compte de la révélation, etc. De plus, l’apparition et la disparition soudaines des substances (Création et Annihilation), en contraste avec le mouvement constant, c’est-à-dire le passage graduel du Possible à l’Actuel, ne semblent rien indiquer d’impossible à Ibn Sina. En général, il y a un manque de clarté prédominant dans ses vues sur les relations des formes d’Existence, Esprit et Corps, Forme et Matière, Substance et Accident. En tout cas, une place est réservée au Miracle. Dans les formes passionnées d’excitation de l’Ame, qui engendrent souvent en nous une grande chaleur ou un grand froid, nous avons, selon Ibn Sina, des phénomènes analogues aux effets miraculeux produits par l’Ame du Monde, bien qu’elle suive généralement le cours de la Nature. Notre philosophe lui-même, cependant, fait un usage très modéré de toutes ces possibilités. Il combattit l’astrologie et l’alchimie sur des bases tout à fait rationnelles ; et pourtant, peu après sa mort, des poèmes astrologiques lui furent attribués ; et dans la littérature romanesque turque, il apparaît comme un magicien, bien sûr pour représenter un ancien mystique.
La théorie physique d’Ibn Sina repose entièrement sur l’hypothèse [139] qu’un corps ne peut rien causer. Ce qui cause est dans tous les cas une Puissance, une Forme ou une Âme, l’Esprit agissant par l’intermédiaire de cet instrument. Dans le domaine physique, il existe donc d’innombrables Puissances, dont les principaux degrés, du plus bas au plus élevé, sont les Forces de la Nature, les Énergies des Plantes et des Animaux, les Âmes Humaines et les Âmes du Monde.
Sa théorie de la nature humaine est dualiste. Le corps et l’âme n’ont aucun lien essentiel entre eux. Tous les corps sont produits, sous l’influence des astres, par le mélange des éléments ; c’est ainsi que le corps humain est également produit, mais par une combinaison dans laquelle se trouve observée la plus fine proportion. Une génération spontanée du corps, tout comme l’extinction et la restauration de la race humaine, sont donc possibles. L’âme, cependant, ne peut être expliquée par un tel mélange des éléments. Elle n’est pas la forme inséparable du corps, mais elle lui est accidentelle. Du Donneur de formes, c’est-à-dire de l’Esprit actif au-dessus de nous, chaque corps reçoit sa propre âme, qui est adaptée à lui et à lui seul. Dès le début, chaque âme est une substance individuelle, et elle développe une individualité croissante tout au long de sa vie dans le corps. Il faut admettre [140] que cela ne s’accorde pas avec la thèse selon laquelle la matière est le principe de l’individualité. Mais l’âme est le « jeune prodige » de notre philosophe. Il n’est pas crédule et il nous met souvent en garde contre une acceptation trop facile des mystères de la vie de l’âme ; mais il a lui-même l’art de raconter beaucoup de choses sur les nombreux pouvoirs merveilleux et les influences possibles de l’âme, tandis qu’elle erre le long des sentiers si compliqués de la vie et traverse les abîmes de l’être et du non-être.
Les facultés spéculatives sont les plus choisies de toutes les facultés de l’âme. La connaissance du monde est transmise à l’âme rationnelle par les sens externes et internes. En particulier, Ibn Sina donne un exposé complet de sa théorie des sens internes, ou facultés sensorielles et spirituelles de représentation, qui ont leur siège dans le cerveau.
Les philosophes de la médecine ont généralement admis trois sens internes ou stades du processus de représentation : 1. Rassembler les diverses perceptions sensorielles en une image collective dans la partie antérieure du cerveau ; 2. Transformer ou remodeler cette représentation du sens général, à l’aide de représentations déjà existantes, constituant ainsi l’aperception proprement dite, dans la région médiane ; 3. Entreposer la représentation « perçue » dans la mémoire, qui était censée résider dans la partie postérieure du cerveau. Ibn Sina, cependant, pousse l’analyse un peu plus loin. Il distingue dans la partie antérieure du cerveau la mémoire du sensible, ou le trésor des images collectives, du sens général ou coordinateur. Il distingue encore l’aperception, fonction de la région moyenne du cerveau, qui se produit en partie [141] inconsciemment, sous l’influence de la vie sensible et appétente, comme c’est le cas aussi chez les animaux inférieurs, et qui se produit en partie consciemment, avec le concours de la raison. Dans le premier cas, la représentation conserve son rapport à la chose individuelle, ainsi la brebis connaît l’hostilité du loup, mais dans le second cas, elle s’étend à l’universel. Ensuite, dans la partie postérieure du cerveau, la mémoire représentative, ou le dépôt des représentations formées par l’impression sensible et la réflexion rationnelle combinées, suit comme cinquième puissance. Ainsi, cinq sens internes [17] correspondent aux cinq sens externes, quoique avec un rapport tout à fait différent de celui des cinq sens internes des frères fidèles. La question qui se pose de savoir s’il faut encore séparer le souvenir, comme faculté spéciale, de la mémoire, reste sans réponse.
L’âme rationnelle, qui domine sur ce qui lui est soumis et qui, grâce à l’illumination de l’Esprit du monde, parvient à la connaissance de ce qui est supérieur, est alors l’homme véritable, mais créé comme essence pure, comme substance individuelle, indestructible, immortelle. Sur ce point, la doctrine d’Ibn Sina la distingue clairement de celle de Farâbi ; et depuis son époque, l’hypothèse de l’immortalité individuelle des âmes humaines qui ont été créées est considérée en Orient comme aristotélicienne, et la doctrine opposée comme platonicienne. Ainsi, une meilleure compréhension règne entre sa philosophie et la religion acceptée. Le corps humain et tout le monde sensible fournissent à l’âme une école pour sa formation. Mais après la mort du corps, qui met fin à ce corps pour toujours, l’âme continue d’exister en liaison plus ou moins étroite avec l’Esprit du monde. Dans [p. 143] cette union avec l’Esprit qui est au-dessus de nous, qui ne doit pas être conçue comme une unification complète, réside la béatitude des âmes bonnes et « connaisseuses ». Le sort des autres est une misère éternelle ; car de même que les défauts corporels conduisent à la maladie, de même la punition est la conséquence nécessaire d’une mauvaise condition de l’âme. De même aussi, les récompenses du Ciel sont réparties selon le degré de santé ou de rationalité que l’âme a atteint dans sa vie sur terre. L’âme pure est réconfortée au milieu des souffrances du temps par la perspective de l’éternité.
Le plus haut est bien sûr atteint seulement par quelques-uns, car au sommet de la Vérité il n’y a pas de place pour la multitude ; mais chacun avance après l’autre, pour atteindre la source de la connaissance de Dieu, jaillissant sur sa hauteur solitaire.
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Hai ibn Yaqzan est donc le guide des âmes individuelles et pensantes : il est l’Esprit Éternel qui est au-dessus de l’humanité et opère en elle.
Notre philosophe trouve une signification analogue dans la légende grecque tardive, souvent remaniée, des frères Salaman et Absal. Salaman est l’Homme du Monde, dont la femme (c’est-à-dire le Monde des Sens) tombe amoureuse d’Absal et s’ingénie par un stratagème à le séduire dans ses bras. Mais avant le moment décisif, un éclair tombe du ciel et révèle à Absal la folie de l’action qu’il a failli commettre, et l’élève du monde des jouissances sensuelles à celui de la pure contemplation spirituelle.
Dans un autre passage, l’âme du philosophe est comparée à un oiseau qui, avec beaucoup de peine, échappe aux pièges de la terre, traversant l’espace dans son vol, jusqu’à ce que l’Ange de la Mort le délivre de la dernière de ses chaînes.
Voilà la mystique d’Ibn Sina : son âme a des besoins pour lesquels sa pharmacie ne fournit aucune ressource et que la vie d’une cour ne saurait satisfaire.
Mais ce secret ne doit pas être révélé à la multitude, et le philosophe ne le confie qu’à ses élèves préférés.
9. Au cours de ses voyages, Ibn Sina rencontra beaucoup de savants de son temps ; mais il semble que ces entretiens n’aient pas donné lieu à des relations durables. De même qu’il se sent redevable à Farâbi seul, de tous ceux qui l’ont précédé, de même les seuls personnages de son temps qu’il juge à propos de remercier sont les princes qui l’ont protégé. Il critiquait défavorablement Ibn Maskawaih (v. IV, 3), qu’il rencontrait encore plus fréquemment. Avec Beruni, son supérieur en recherches, il entretint une correspondance, mais elle fut bientôt interrompue.
Beruni (973-1048) mérite une brève mention ici, pour illustrer le caractère de l’époque, bien que Kindi et Masudi puissent être considérés comme ses maîtres plus que Farabi et le jeune Ibn Sina. Il s’intéressa particulièrement à l’étude des mathématiques, de l’astronomie, de la géographie et de l’ethnologie ; il était un observateur attentif et un bon critique. Il devait cependant à la philosophie la solution de ses difficultés ; il lui accorda continuellement son attention, comme à l’un des phénomènes de la civilisation.
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Beruni met en évidence l’harmonie qui existe entre la philosophie pythagoricienne-platonicienne, la sagesse indienne et de nombreuses opinions soufies. Non moins frappante est sa reconnaissance de la supériorité de la science grecque, comparée aux tentatives et aux performances des Arabes et des Indiens. « L’Inde », dit-il, « sans parler de l’Arabie, n’a pas produit de Socrate : là-bas, aucune méthode logique n’a expulsé la fantaisie de la science ». Mais il est prêt à rendre justice aux Indiens individuellement, et il cite avec approbation l’enseignement suivant, comme l’enseignement suivant des adeptes d’Aryabhata : « Il nous suffit de savoir ce qui est éclairé par les rayons du soleil. Tout ce qui se trouve au-delà, même s’il est d’une étendue incommensurable, nous ne pouvons pas en faire usage ; car ce que le rayon de soleil n’atteint pas, les sens ne le perçoivent pas, et ce que les sens ne perçoivent pas, nous ne pouvons le savoir ».
De là nous pouvons déduire quelle était la philosophie de Beruni : Seules les perceptions sensorielles, liées par une intelligence logique, donnent une connaissance sûre ; et pour les usages de la vie nous avons besoin d’une philosophie pratique, qui nous permette de distinguer l’ami de l’ennemi. Il ne s’imaginait sans doute pas lui-même avoir dit tout ce qu’il y avait à dire sur le sujet.
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Selon Behmenyar, Dieu est l’Unité pure et sans cause de l’Existence Nécessaire, et non le Créateur vivant et créateur de toutes choses. Il est vrai qu’Il est la cause du monde, mais l’effet est donné nécessairement et synchroniquement avec la cause ; autrement, la cause ne serait pas parfaite, car elle est susceptible de changement. Essentiellement, mais pas dans le temps, l’existence de Dieu précède celle du monde. Trois prédicats se rapportent donc à l’existence la plus élevée, à savoir qu’elle est (1) essentiellement première, (2) autosuffisante et (3) nécessaire. En d’autres termes, la nature essentielle de Dieu est la Nécessité de son Existence. Tout ce qui peut être doit son existence à cet Être Absolument Nécessaire.
Cela est tout à fait en harmonie avec les doctrines d’Ibn Sina, et il en est de même avec la conception du monde du disciple et sa doctrine des âmes. Tout ce qui a atteint une fois sa pleine réalité – les divers esprits des sphères selon leur espèce, la matière primitive et les différentes âmes des hommes – tout cela dure pour toujours. Rien de ce qui est complètement réel ne peut disparaître, dans la mesure où le complètement réel n’a rien à voir avec la simple possibilité.
La caractéristique de tout ce qui est spirituel est la connaissance de sa propre nature essentielle. La volonté n’est rien d’autre, selon Behmenyar, que la connaissance de ce qui est le résultat nécessaire de cette nature. De plus, la vie et la joie des âmes rationnelles consistent dans la connaissance de soi.
En Orient, il fut et demeure le prince de la philosophie. Dans cette région, l’aristotélisme néoplatonicien continue à être connu sous la forme que lui a donnée Ibn Sina. Les manuscrits de ses œuvres abondent, preuve de sa popularité, tandis que les commentaires et les abrégés de ses écrits sont innombrables. Il fut étudié par des médecins et des hommes d’État, et même par des théologiens : seuls quelques-uns remontèrent plus loin et consultèrent ses sources.
Dès le début, il eut bien sûr de nombreux ennemis, plus bruyants dans leurs manifestations que ses amis : les poètes le maudissaient, les théologiens se joignaient à lui ou tentaient de le réfuter, et à Bagdad, en 1150, le calife Mustandjid fit brûler les écrits d’Ibn Sina, qui faisaient partie de la bibliothèque philosophique d’un juge.