A partir du milieu du Xe siècle environ, le mouvement scientifique né à Bagdad s’était en partie tourné vers l’Occident : nous avons déjà trouvé Farabi en Syrie, et Masudi en Egypte : dans ce dernier pays, Le Caire devenait un second Bagdad.
Ses principales forces se manifestent dans les mathématiques et dans leur application pratique ; mais il s’intéresse aussi beaucoup aux écrits de Galien et d’Aristote, et ne se limite pas aux traités de physique. De son propre aveu, il s’est consacré, dès sa jeunesse, à l’examen [150] des diverses opinions et doctrines des hommes, dans un esprit de doute sur tout, jusqu’à ce qu’il en arrive à reconnaître dans chacune d’elles des tentatives plus ou moins réussies de se rapprocher de la vérité. De plus, la vérité n’est qu’une indication de ce qui est présenté comme matière aux facultés de perception sensorielle et qui reçoit sa forme de l’entendement, c’est-à-dire de la perception élaborée logiquement. Rechercher cette vérité était son but dans l’étude de la philosophie. Selon lui, la philosophie doit être la base de toutes les sciences. Il la trouve dans les écrits d’Aristote, dans la mesure où ce sage a le mieux compris comment relier la perception sensorielle à un tout cohérent avec la connaissance rationnelle. Il étudia et illustra avec ardeur les œuvres d’Aristote, pour l’utilité et le profit de l’humanité, ainsi que pour exercer son intelligence et se constituer un trésor et une consolation pour sa vieillesse.De ces travaux, cependant, rien ne semble nous avoir été conservé.
L’ouvrage le plus important d’Ibn al-Haitham est l’Optique, qui nous est parvenue en traduction et rédaction latine. Il s’y révèle un penseur mathématique aigu, toujours attentif à l’analyse des hypothèses et des exemples concrets. Un Occidental du XIIIe siècle (Vitello) a pu donner un exposé plus méthodique de l’ensemble du sujet, mais Ibn al-Haitham peut être considéré comme son supérieur par sa finesse d’observation sur des points précis.
3. La pensée d’Ibn al-Haitham s’exprime dans un style tout à fait mathématique. La substance d’un corps consiste, selon lui, en la somme de ses attributs essentiels, de même qu’un tout est égal à la somme de ses parties, et un concept à la somme de ses marques.
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Dans l’Optique, nous trouvons particulièrement intéressantes les remarques psychologiques sur la vision et sur la perception sensorielle en général. Ici, il s’efforce de séparer les moments individuels de la perception et de mettre en évidence la condition du temps comme caractérisant l’ensemble du processus.
La perception est donc un processus composé, qui naît (1) de la sensation, (2) de la comparaison de plusieurs sensations ou de la sensation présente avec l’image-mémoire qui s’est formée progressivement dans l’âme à la suite de sensations antérieures, et (3) de la reconnaissance, de telle manière que nous reconnaissons la perception présente comme équivalente à l’image-mémoire. La comparaison et la reconnaissance ne sont pas des activités des sens, qui ne font que recevoir passivement des impressions, mais elles incombent à l’entendement en tant que faculté de jugement. D’ordinaire, tout le processus se déroule inconsciemment ou semi-consciemment, et ce n’est que par la réflexion qu’il est amené à notre conscience, et que l’apparente simplicité est séparée en ses parties composantes.
Le processus de perception est très rapide. Plus on s’exerce à ce sujet et plus on répète souvent une perception, plus l’image mémorielle est gravée dans l’âme et plus la reconnaissance ou la perception s’effectue rapidement. La raison en est que la nouvelle sensation est complétée par l’image déjà présente dans l’âme. On pourrait donc penser que la perception est un acte instantané, du moins après une longue pratique. Ce serait pourtant une erreur, car non seulement chaque sensation s’accompagne d’un changement correspondant localisé dans l’organe des sens, ce qui demande un certain temps, mais encore il doit s’écouler entre l’excitation de l’organe et la conscience de la perception un intervalle de [152] temps correspondant à la transmission de l’excitation sur une certaine distance le long des nerfs. Qu’il faille du temps, par exemple, pour percevoir une couleur, c’est ce que prouve le cercle des couleurs qui ne nous montre qu’une couleur mixte, car à cause du mouvement rapide nous n’avons pas le temps de percevoir les couleurs individuelles.
La comparaison et la reconnaissance sont, selon Ibn al-Haitham, les moments mentaux significatifs de la perception. D’autre part, la sensation correspond à la matière et le sens qui éprouve la sensation manifeste une attitude passive. A proprement parler, toute sensation est en elle-même une sorte d’inconfort, qui ne se fait généralement pas sentir, mais qui émerge dans la conscience sous des stimuli très forts, par exemple, sous une lumière trop vive. Un caractère agréable n’appartient qu’à la perception achevée, c’est-à-dire à la reconnaissance qui élève la matière donnée dans la sensation jusqu’à la forme mentale.
La comparaison et la reconnaissance, mises en œuvre dans la perception, constituent un jugement et une conclusion inconscients. L’enfant tire déjà une conclusion lorsqu’il choisit entre deux pommes la plus belle. Aussi souvent que nous comprenons une connexion, nous concluons. Mais comme juger et conclure sont vite établis, les hommes se trompent facilement en cette matière et considèrent souvent comme une notion originale ce qui n’est qu’un jugement dérivé d’un processus de raisonnement. Dans le cas de tout ce qui nous est annoncé comme un axiome, nous devons nous tenir sur nos gardes et le rechercher, pour voir s’il ne peut pas être dérivé de quelque chose de plus simple.
L’Orient a stigmatisé Ibn al-Haitham et ses ouvrages comme des hérétiques, et l’a presque complètement oublié aujourd’hui. Un disciple de Maïmonide, philosophe juif, raconte qu’il se trouvait à Bagdad pour affaires, lorsque la bibliothèque d’un certain philosophe (mort en 1214) y fut brûlée. Le prédicateur, qui dirigeait l’exécution de la sentence, jeta de ses propres mains dans les flammes un ouvrage astronomique d’Ibn al-Haitham, après y avoir montré une représentation de la sphère terrestre, comme un malheureux symbole de l’athéisme impie.