Ce sont surtout les Juifs qui ont joué le rôle d’entremetteurs dans cette transaction. Les Juifs ont participé à toutes les transformations de la culture intellectuelle musulmane : beaucoup d’entre eux ont écrit en arabe, d’autres ont traduit des écrits arabes en hébreu ; bon nombre d’ouvrages philosophiques d’auteurs musulmans doivent leur préservation à cette dernière circonstance.
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Le développement de cette étude juive de la philosophie culmina avec Maïmonide (1135-1204), qui, sous l’influence de Farabi et d’Ibn Sina, chercha à réconcilier Aristote avec l’Ancien Testament. Il exposa les doctrines de la philosophie à partir du texte de la Révélation, et restreignit la philosophie aristotélicienne à ce qui appartient à cette terre, tandis que la connaissance de ce qui est au-dessus devait être obtenue à partir de la Parole de Dieu.
Dans les divers États musulmans, à l’époque où ils étaient les plus florissants, les Juifs s’intéressèrent aux travaux scientifiques et furent non seulement tolérés, mais même considérés avec faveur. Leur position fut cependant modifiée lorsque ces États furent tous renversés et que s’ensuivit le déclin de leur civilisation. Expulsés par des foules fanatiques, ils se réfugièrent dans les pays chrétiens, et particulièrement dans le Midi de la France, pour y remplir leur mission de diffusion de la culture.
L’activité des traducteurs en Espagne fut cependant beaucoup plus importante et plus influente. A Tolède, reconquise par les chrétiens, existait une riche bibliothèque-mosquée arabe, dont la renommée, comme centre de culture, avait pénétré loin dans les pays chrétiens du Nord. [210] Des Arabes de lignées mixtes et des Juifs, dont certains se sont convertis au christianisme, y travaillaient ensemble, ainsi que des chrétiens espagnols. Des collaborateurs de tous les pays étaient présents. Ainsi coopérèrent comme traducteurs, par exemple, Jean l’Hispanus et Gundisalinus (première moitié du XIIe siècle), Gérard de Crémone (1114-1187), Michel l’Ecossais et Hermann le Germanique (entre 1240 et 1246). Nous ne possédons pas encore de renseignements suffisamment détaillés sur les travaux de ces hommes. Leurs traductions peuvent être qualifiées de fidèles, dans la mesure où chaque mot de l’original arabe ou de la version hébraïque (ou espagnole ?) a un mot latin qui lui correspond ; mais ils ne se distinguent généralement pas par une appréciation intelligente du sujet. Comprendre ces traductions à fond est une chose difficile, pour quelqu’un qui ne connaît pas l’arabe. Beaucoup de mots arabes qui ont été repris tels quels, et beaucoup de noms propres, défigurés au point d’être méconnaissables, voltigent avec l’air de fantômes. Tout cela a bien pu produire une triste confusion dans le cerveau des étudiants latinistes en philosophie ; et les pensées, qui se révélaient à nouveau, avaient elles-mêmes une tendance au moins aussi déroutante.
L’activité des traducteurs a suivi en général l’intérêt manifesté par les milieux chrétiens, et cet intérêt a suivi un développement analogue à celui que nous avons eu l’occasion d’observer dans l’Islam oriental et occidental (cf. VI, 1 § 2). 4 Les premières traductions ont été celles d’ouvrages d’astrologie mathématique, de médecine, de philosophie naturelle et de psychologie, comprenant des matières logiques et métaphysiques. Avec le temps, on s’est davantage limité à Aristote et à ses [211] commentaires, mais, au début, on a manifesté une préférence pour tout ce qui répondait au désir du merveilleux.
Kindi devint surtout connu comme médecin et astrologue. Ibn Sina produisit une influence notable par sa « Médecine » et sa psychologie empirique, ainsi que par sa Philosophie naturelle et sa Métaphysique. Comparés à lui, Farabi et Ibn Baddja exercèrent une influence moins considérable. Enfin, vinrent les Commentaires d’Ibn Roshd (Averroès) ; et la réputation qu’ils gagnèrent, ainsi que celle que s’était assurée le Canon de la Médecine d’Ibn Sina, fut la plus longuement maintenue.
Au XIIe siècle, lorsque l’influence des Arabes commença à s’exercer dans ce domaine, la théologie chrétienne présenta un caractère néoplatonicien, augustinien. Ce caractère se maintint chez les Franciscains même au XIIIe siècle. Or, la tendance pythagoricienne-platonicienne, dans la pensée musulmane, s’accordait bien avec elle. Ibn Gebirol (Avencebrol, v. VI, 1 § 2) était, pour Duns Scot, une autorité de premier ordre. D’autre part, les grands dominicains, Albert et Thomas, qui décidèrent de l’avenir de la doctrine de l’Église, adoptèrent un aristotélisme modifié, avec lequel s’accordèrent assez bien une bonne partie de Farabi, mais surtout Ibn Sina et Maïmonide.
Une influence plus profonde émane d’Ibn Roshd, mais seulement vers le milieu du XIIIe siècle, et en fait à Paris, le centre de l’éducation scientifique chrétienne de l’époque. En 1256, Albert le Grand écrit contre Averroès ; et quinze ans plus tard, Thomas d’Aquin contredit les averroïstes. Leur chef est Siger de Brabant (connu depuis [213] 1266), membre de la Faculté des Arts de Paris. Il ne recule pas devant les résultats rigoureux et logiques du système averroïste. Et de même qu’Ibn Roshd censure Ibn Sina, de même Siger critique le grand Albert et le saint Thomas, bien qu’en termes du plus grand respect. Il est vrai qu’il affirme sa soumission à la Révélation ; mais néanmoins, sa raison confirme ce qu’Aristote, tel qu’il est exposé, dans des cas douteux, par Ibn Roshd, a enseigné dans ses œuvres. Cet intellectualisme subtil ne plaît cependant pas aux théologiens. A l’instigation des franciscains, qui voulaient peut-être aussi attaquer l’aristotélisme des dominicains, il fut persécuté par l’Inquisition jusqu’à sa mort dans la prison d’Orvieto (vers 1281-1284). Dante, qui ignorait peut-être ses hérésies, a placé Siger au paradis comme le représentant de la sagesse profane. Les deux champions de la philosophie musulmane, il les rencontra au contraire dans le vestibule de l’Enfer, en compagnie des grands et des sages de la Grèce et de Rome. Ibn Sina et Ibn Roshd terminent là la série des grands hommes du paganisme, vers lesquels les siècles successifs, comme Dante, ont si souvent levé les yeux avec admiration.