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La philosophie d’Ibn Roshd et son interprétation d’Aristote n’ont eu que très peu d’effet sur le monde musulman. Beaucoup de ses ouvrages, dans leur version originale, sont perdus, et nous n’en possédons que des traductions en hébreu et en latin. Il n’eut ni disciples ni disciples. Dans les coins retirés, on pouvait sans doute rencontrer plus d’un libre penseur ou d’un mystique qui paraissait assez fantastique pour s’atteler sérieusement à des questions philosophiques d’ordre théorique ; mais la philosophie n’avait pas le droit d’influencer la culture générale ou la situation des choses. Devant les armes victorieuses des chrétiens, la civilisation matérielle aussi bien que la culture intellectuelle des musulmans reculèrent de plus en plus. L’Espagne devint comme l’Afrique, où les Berbères régnaient. Les temps étaient graves : l’existence même de l’Islam dans ces régions était en jeu. Les hommes se préparaient à combattre l’ennemi, ou même les uns contre les autres ; et partout des frères pieux formaient des unions pour des pratiques mystiques. Dans les ordres soufis [201] de ces peuples, quelques formules philosophiques au moins étaient encore conservées en sûreté. Lorsque, vers le milieu du XIIIe siècle, l’empereur Frédéric II soumit aux savants musulmans de Ceuta un certain nombre de questions philosophiques, l’Almohade Abdalwahid chargea Ibn Sabin, fondateur d’un ordre mystique, d’y répondre. Il le fit, en exposant sur un ton pédant les opinions des philosophes anciens et récents, et en laissant entrevoir le secret soufi : Dieu est la réalité de toutes choses. La seule chose, cependant, que nous pouvons apprendre de ses réponses, c’est qu’Ibn Sabin avait lu des livres dont il pensait que l’empereur Frédéric n’avait pas la moindre idée.
La civilisation musulmane de l’Occident s’est évanouie dans de petits systèmes étatiques, tantôt s’élevant, tantôt déclinant. Mais avant qu’elle ne disparaisse complètement, un homme parut qui s’efforça de découvrir la loi de sa formation et qui crut pouvoir fonder par là une nouvelle discipline philosophique, la philosophie de la société ou de l’histoire. Cet homme remarquable était Ibn Khaldûn, né à Tunis en 1332, d’une famille de Séville. C’est là aussi qu’il reçut son éducation et qu’il fut ensuite instruit en philosophie, en partie par un maître qui avait été formé en Orient. Après avoir étudié toutes les sciences connues, il s’occupa tantôt au service du gouvernement, tantôt à voyager, se montrant partout un excellent observateur. Il servit divers princes en qualité de secrétaire, et fut ambassadeur auprès de plusieurs cours d’Espagne et d’Afrique : à ce titre, il visita la cour chrétienne de Pierre le Cruel à Séville. Il fut aussi à la cour de Tamerlan à Damas. Il avait ainsi acquis une expérience large et complète du monde, lorsqu’il mourut au Caire en 1406.
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Il n’occupe peut-être pas un rang élevé dans son caractère, mais une certaine mesure de vanité, de dilettantisme et autres choses du même genre peuvent être facilement pardonnées à l’homme qui, plus que tous les autres de son temps, a vécu pour la science.
L’âme est par nature dépourvue de connaissance, mais elle a par nature le pouvoir de réfléchir sur l’expérience qui lui est donnée et de l’élaborer. Au cours de cette réflexion, surgit souvent, comme par inspiration, le juste milieu au moyen duquel l’idée acquise peut être organisée et expliquée selon les règles de la logique formelle. La logique ne produit pas la connaissance : elle trace simplement le chemin que notre réflexion doit [203] suivre, elle indique comment nous y parvenons, et elle a en outre la valeur de pouvoir nous préserver de l’erreur, d’aiguiser l’intelligence et de la maintenir dans l’exactitude de la pensée. C’est donc une science auxiliaire, et elle doit être cultivée même pour elle-même par un ou deux hommes qualifiés, appelés spécialement à cette tâche ; mais elle n’a pas l’importance fondamentale que lui attribuent les philosophes. Le chemin qu’elle indique à notre réflexion doit être suivi par le talent scientifique dans toute science particulière, tout à fait indépendamment de la direction logique.
Ibn Khaldûn est un penseur sobre. Il combat l’alchimie et l’astrologie sur des bases rationnelles. Au rationalisme mystique des philosophes, il oppose souvent les doctrines simples de sa religion, soit par conviction personnelle, soit par considérations politiques. Mais la religion n’exerce pas plus d’influence sur ses opinions scientifiques que l’aristotélisme néoplatonicien. La République de Platon, la philosophie pythagoricienne-platonicienne, mais sans ses prolongements prodigieux, et les travaux historiques de ses prédécesseurs orientaux, en particulier de Masudi, ont eu la plus grande influence sur le développement de ses pensées.
Ibn Khaldûn prétend établir une nouvelle discipline philosophique, dont Aristote n’avait aucune idée. La philosophie est la science de ce qui existe, développée à partir de ses propres principes ou raisons. Mais ce que les philosophes avancent sur le monde spirituel supérieur et l’essence divine ne correspond pas à cela : ce qu’ils disent sur ces sujets est impossible à prouver. Nous connaissons beaucoup mieux notre monde des hommes, et nous pouvons nous en assurer plus [204] sûrement par l’observation et l’expérience mentale intérieure. Ici, les faits peuvent être authentifiés et leurs causes découvertes. Or, dans la mesure où ce dernier processus est possible en histoire, c’est-à-dire dans la mesure où les événements historiques peuvent être retracés jusqu’à leurs causes et les lois historiques peuvent être découvertes, l’histoire mérite réellement d’être appelée science et partie de la philosophie. Ainsi l’idée de l’histoire en tant que science apparaît clairement. Elle n’a rien à voir avec la curiosité, la frivolité, l’utilité générale, l’effet édifiant, etc. Bien qu’elle soit au service des buts supérieurs de la vie, elle ne doit déterminer que des faits, en s’efforçant de découvrir leur lien causal. Ce travail doit être fait dans un esprit critique et sans préjugés. Le principe directeur qui prévaut ici est celui-ci : la cause correspond à l’effet, c’est-à-dire que des événements semblables présupposent les mêmes conditions, ou que dans les mêmes circonstances de civilisation, des événements semblables se produiront. Or, comme il est probable que la nature des hommes et de la société ne subit aucun changement au cours du temps, ou aucun changement considérable, une compréhension vivante du présent est le meilleur moyen d’examiner le passé. Ce qui est pleinement connu et qui se trouve sous nos yeux nous permet de tirer des conclusions rétrospectives sur les événements moins bien connus d’une époque antérieure ; cela nous promet même un aperçu de l’avenir. Dans tous les cas, donc, la tradition doit être mise à l’épreuve [205] par le présent ; et si elle nous apprend des choses qui sont impossibles aujourd’hui, nous devons pour cette raison même douter de sa véracité. Le passé et le présent se ressemblent comme deux gouttes d’eau. Si l’on comprenait cela d’une manière absolue, cela aurait pu être dit même par Ibn Roshd. Mais selon Ibn Khaldûn, ce n’est valable que de manière assez générale comme principe de recherche. Dans le détail, il souffre de nombreuses limitations et, de toute façon, il doit lui-même être établi par des faits.
Quel est donc le sujet de l’Histoire en tant que discipline philosophique ? Ibn Khaldûn répond que c’est la vie sociale, la culture collective, matérielle et intellectuelle de la société. L’Histoire doit montrer comment les hommes travaillent et se procurent leur nourriture, pourquoi ils se disputent et s’associent en communautés plus vastes sous un seul chef, comment ils trouvent enfin dans une vie sédentaire le loisir de cultiver les arts et les sciences supérieures, comment une culture plus raffinée naît ainsi de débuts grossiers et comment elle s’éteint à nouveau avec le temps.
Les formes de société qui se succèdent les unes aux autres sont, selon Ibn Khaldûn : 1) la société nomade ; 2) la société sous une dynastie militaire ; 3) la société du type urbain. La première question est celle de l’alimentation. Les hommes et les nations se différencient par leur situation économique : nomades, éleveurs sédentaires, agriculteurs. La disette mène au pillage et à la guerre, et à la soumission à un monarque qui les dirigera. Ainsi se développe l’autorité dynastique. Celle-ci fonde à nouveau une cité, où la division du travail ou l’assistance mutuelle produit la prospérité. Mais cette prospérité conduit à l’oisiveté dégénérée et au luxe. Le travail a d’abord apporté la prospérité ; mais maintenant, au plus haut degré de civilisation, les hommes font travailler les autres pour eux, et souvent sans équivalent direct, parce que le respect ou même la servilité envers les classes supérieures, et le traitement exorbitant envers les classes inférieures assurent le succès. Mais, malgré tout, [206] les hommes en viennent à dépendre des autres. Les besoins deviennent toujours plus criants et les impôts plus oppressifs. Les riches dépensiers et les contribuables deviennent pauvres, et leur vie contre nature les rend malades et misérables. Les vieilles coutumes guerrières ont été affinées, de sorte que les gens ne sont plus capables de se défendre. Le lien formé par le sentiment d’appartenance à une communauté ou le lien de la religion, par lequel la nécessité et la volonté du chef unissaient autrefois les membres individuels, se relâche, car les citoyens ne sont pas pieux. Tout est donc prêt à se briser de l’intérieur. Alors apparaît une nouvelle et puissante race nomade du désert, ou un peuple moins surcivilisé, mais doté d’un esprit public plus ferme ; et il tombe sur la cité efféminée. Ensuite un nouvel État se forme, qui s’approprie les richesses matérielles et intellectuelles de l’ancienne culture, et la même histoire se répète. Il en est des États et des grandes associations d’hommes comme des familles isolées : leur histoire se termine en trois à six générations. La première génération fonde, la seconde génération fonde, la troisième génération fonde. la seconde maintient, comme le font peut-être aussi la troisième génération ou même les générations suivantes, la dernière démolit.C’est le cycle de toute civilisation.
L’espoir d’Ibn Khaldûn s’est réalisé, mais pas dans l’Islam. Sans précurseurs, il est resté sans successeurs. Mais son œuvre a eu une influence durable en Orient. Nombre d’hommes d’Etat musulmans qui, à partir du XVe siècle, ont désespéré tant de souverains ou de diplomates européens, ont étudié à l’école de notre philosophe.