Je connais HÂJÎ ABDÛ depuis plus d’années que je ne voudrais le dire. Originaire, croit-on, de Darâbghird, dans la province de Yezd, il préférait toujours s’appeler El-Hichmakâni, un « lackab » ou surnom facétieux qui signifie « de nulle part ». Il avait voyagé loin et partout, les yeux ouverts, comme le montrent ses « couplets ». À une facilité naturelle, à un don pour l’apprentissage des langues, il ajoutait un stock de lectures diverses et décousues : des bribes de chinois et d’égyptien ancien ; d’hébreu et de syriaque ; de sanskrit et de prakrit ; de slave, surtout de lituanien ; de latin et de grec, y compris le romaïque ; de berbère, le dialecte nubien, de zend et d’akkadien, en plus du persan, sa langue maternelle, et de l’arabe, le classique des écoles. Il n’ignorait pas non plus les « -ologies » et les triomphes de la découverte scientifique moderne. [p. 72] Bref, sa mémoire était bien fournie ; et il avait tous les talents sauf celui d’utiliser ses talents.
Mais personne ne pensait qu’il « courtisait la Muse », pour parler à la manière du siècle dernier. Même ses intimes ignoraient qu’il avait un squelette dans son armoire, sa Kasîdah ou ses distiques. Il me confia son secret la dernière fois que nous nous sommes rencontrés dans l’Inde occidentale (je suis volontairement vague en spécifiant le lieu). Il tenait alors en main les longs et chenus honneurs de son menton, les pointes vers moi, comme pour dire avec le Roi de l’Ile :
Il y a une touche d’hiver dans ma barbe,
Un signe que les Dieux me garderont de l’imprudence.
Et pourtant l’œil perçant, clair comme un onyx, semblait protester contre l’excuse de l’âge. Le manuscrit était écrit dans la plus vile écriture « Shikastah » ou courante, et, tandis que je l’emportais, l’auteur refusa de prendre la peine de recopier son cacographe.
Nous, ses vieux amis, appelions depuis longtemps Hâjî Abdû le sobriquet de Nabbiana (« notre prophète ») et le [p. 73] lecteur verra que le pèlerin a, ou croit avoir, un message à délivrer. Il aspire évidemment à prêcher une foi qui lui est propre, une version orientale de l’humanitarisme mêlée à l’esprit sceptique ou, comme nous le disons maintenant, scientifique. La religion, dont le fétichisme, l’hindouisme et le paganisme, le judaïsme, le christianisme et l’islamisme ne sont que des fractions, peut, me semble-t-il, être acceptée par le philosophe. Elle vénère avec une dévotion sans faille la Sainte Cause de la Vérité, la Vérité pour elle-même, non pour les bienfaits qu’elle peut apporter ; et cette croyance est également acceptable pour l’ignorance honnête et pour les plus hautes réalisations dans l’étude de la nature.
Avec Confucius, le Hâjî cultive ce que Strauss a appelé le « sens commun sévère de l’humanité » ; tandis que le règne de l’ordre est un paragraphe de sa « Loi supérieure ». Il retrace depuis ses débuts les plus grossiers l’universalité presque absolue d’une certaine perception de l’homme, appelée « Foi » ; ce sensus numinis qui, par héritage ou par communication, est maintenant universel, sauf chez ceux qui s’efforcent de s’y opposer. Et il [p. 74] tient évidemment ce consentement général de l’humanité pour si divin qu’il s’est d’abord découvert, s’il ne s’est pas créé, une divinité. Il ne s’écrie pas avec le Christ de Novalis : « Enfants, vous n’avez pas de père » ; et peut-être s’écrierait-il avec Renan : Un monde sans Dieu est horrible !.
Mais il reconnaît l’incompatibilité de l’Infini avec le Défini, d’un Être qui aime, qui pense, qui hait, d’un Actus purus qu’on appelle jaloux, colérique et vindicatif, avec un Éternel qui fait justice. En présence des contradictions sans fin qui naissent de l’idée d’une Déité personnelle avec la Synthèse, le Begriff de la Providence, notre agnostique se réfugie dans le sentiment d’un inconnu et d’un inconnaissable. Il objecte à la variété infinie des formes que prend la perception d’une Causa Causans (appellation impropre), et à cette adoption intellectuelle de propositions générales, susceptibles d’énoncés distincts mais incapables de preuves, que nous appelons Croyance.
Il regarde d’un œil impartial la variété infinie de systèmes, soutenus avec la même confiance et la même autonomie par des hommes d’égale capacité et d’égale [p. 75] honnêteté. Il est las de parcourir le monde et de trouver chaque petite race attachée à ses propres opinions, revendiquant le monopole de la Vérité, tenant toutes les autres pour erronées et soulevant des disputes dont la violence, l’aigreur et la virulence sont en raison inverse de l’importance du sujet en litige. Une observation particulièrement active et aiguë lui a appris que beaucoup de ces familles discordantes, surtout celles du même sang, sont égales dans les processus intellectuels de perception et de réflexion ; que dans les affaires du monde du travail visible, elles ne sont en aucun cas supérieures les unes aux autres ; alors que dans les questions absconses de la simple foi, n’admettant pas de preuves directes et sensuelles, une sur cent prétendra avoir raison et accusera immodestement les quatre-vingt-dix-neuf autres d’avoir tort.
Ainsi il cherche à découvrir un système qui prouvera qu’ils ont tous raison et tous tort, qui réconciliera leurs différences, unira les croyances passées, expliquera le présent et anticipera l’avenir avec un développement continu et ininterrompu, cela aussi par un processus, non pas négatif et distinctif, mais, au contraire, intensément [p. 76] positif et constructif. Je ne suis pas appelé à siéger au tribunal, mais je puis dire que ce serait singulier si la tentative réussissait. Un tel système serait tout-en-un, parce qu’il n’est pas limité par l’espace, le temps ou la race ; son principe serait aussi étendu que la matière elle-même et, par conséquent, éternel. En attendant, il se satisfait lui-même, c’est le point principal.
Les étudiants en métaphysique ont défini ces dernières années l’abus de leur science comme « la morphologie de l’opinion commune ». Les chercheurs contemporains, disent-ils, ont été trop occupés par l’introspection ; leurs travaux sont devenus purement physiologico-biographiques, et ils ont grandement négligé l’étude des moyennes. Car, dit La Rochefoucauld, « Il est plus aisé de connaître l’homme en général que de connaître un homme en particulier » ; et sur un sujet aussi vaste, toutes les opinions doivent être unilatérales.
Mais ce n’est pas la manière des Orientaux. Ils doivent encore traiter les grandes questions ex analogiâ universi, au lieu d’ex analogiâ hominis. Ils doivent apprendre les bases de la sociologie, [p. 77] la conviction philosophique que l’humanité doit être étudiée, non comme un ensemble d’individus, mais comme un tout organique. C’est pourquoi le Zeitgeist, ou évolution historique de la conscience collective de l’époque, méprise l’opinion désuète que la société, l’État, est tenu aux mêmes devoirs moraux que le simple citoyen. C’est pourquoi il soutient aussi que « l’esprit de l’homme, étant de substance égale et uniforme, suppose et feint habituellement dans la nature une plus grande égalité et une plus grande uniformité que dans la vérité ».
Le christianisme et l’islamisme sont en procès depuis dix-huit et douze siècles. Ils ont été ardents dans le prosélytisme, mais ils n’embrassent qu’un dixième et un vingtième de l’espèce humaine. Hâjî Abdû explique le progrès lent et insatisfaisant de ce que leurs adeptes appellent les « vérités pures » par les imperfections innées de celles-ci. Tous deux proposent une récompense pour la simple croyance et une pénalité pour la simple incrédulité, récompenses et punitions étant, soit dit en passant, très disproportionnées. Ils réduisent ainsi tout à l’échelle d’un égoïsme quelque peu grossier, et leurs effets démoralisants deviennent plus évidents à chaque époque progressiste.
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Hâjî Abdû ne cherche que la Vérité, la vérité dans la mesure où l’homme, dans la phase actuelle de son développement, est capable de la comprendre. Il dédaigne d’associer l’utilité, comme Bacon (Nov. Org. I. Aph. 124), le grand prêtre du Credo anglais, le gros bon sens, avec le lumen siccum ac purum notionum verarum. Il semble voir le tort infligé à la somme de la pensée par la superstition a posteriori, le culte des « faits » et la déification de la synthèse. Enfin, il y eut la manière téméraire avec laquelle Locke « libéra la philosophie de l’incube des idées innées ». Comme Luther et les chefs de la grande Révolution française, il rompit avec le passé et jeta par-dessus bord toute la cargaison de la tradition humaine. Le résultat fut un immense mouvement de l’esprit que nous aimons à appeler Progrès, alors qu’il a souvent été rétrograde, ainsi qu’un puissant développement de l’égoïsme résultant du sentiment choyé de la personnalité.
Le Hâjî regrette l’importance excessive attachée à un état futur possible : il y voit un stimulant psychique, un rêve éveillé dont la répulsion et la réaction troublent la vie éveillée. L’état peut paraître humble [p. 79] et prosaïque à ceux qu’exaltent les vapeurs de l’imagination, par une boisson spirituelle qui, comme la boisson physique, est la poursuite d’un bonheur idéal. Mais il est trop sage pour affirmer ou nier l’existence d’un autre monde. Pour la vie d’outre-tombe, il n’y a pas de consensus des hommes, pas d’opinion catholique qui se tienne semper, et ubique, et ab omnibus. Les facultés intellectuelles (perception et réflexion) sont muettes sur le sujet : elles ne témoignent pas des faits, elles ne présentent aucune preuve. Même le sens instinctif de notre espèce est ici muet. Nous pouvons croire ce qu’on nous enseigne : nous ne pouvons rien savoir. Il cultiverait donc cette disposition d’esprit réceptive qui, marchant sous l’ombre des grands événements, mène au plus haut des buts, le développement de l’humanité. Chez lui, la suspension du jugement est un système.
L’homme a fait beaucoup au cours des soixante-huit siècles qui représentent son histoire. On suppose que le premier empire égyptien, après le préhistorique, a commencé en 5000 avant J.-C. et s’est terminé en 3249 avant J.-C. C’était l’Ancien, par opposition au Moyen, au Nouveau et au Bas : il comprenait [p. 80] les dynasties de I à X, et c’était l’âge des Pyramides, à la fois simple, solide et grandiose. Quand le louangeur du passé prétend que la civilisation moderne n’a rien dépassé Homère et Hérodote, il a tendance à oublier que chaque écolier est un miracle d’apprentissage comparé à l’homme des cavernes et à la race paléolithique. Et, comme le passé a été, ainsi sera l’avenir.
La vision de la vie du pèlerin est celle du Soofi, avec la touche habituelle de pessimisme bouddhiste. La profonde tristesse de l’existence, si souvent chantée par le poète oriental rêveur, est maintenant passée dans l’esprit pratique européen. Même le léger murmure :
Moi, moi, chaque jour courant plus has ma tête
Je passe—et refroidi sous ce soleil joyeux,
Je m’en irai bientôt, au milieu de la fête,
Sans que rien ne manque au monde immense et radieux.
Mais notre Hâjî n’est pas nihiliste au sens de « rien-rien » du poème de Hood, ou, comme le dit l’Américain, « il n’y a rien de nouveau, rien de vrai, et cela ne signifie rien ». Son gémissement est sain sur la brièveté et les misères de la vie, car il trouve que toutes les choses créées…
Mesurer le monde, avec « Moi » immense.
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Il nous rappelle saint Augustin (Med. c. 21). « Vita hæc, vita misera, vita caduca, vita incerta, vita laboriosa, vita immunda, vita domina malorum, regina superborum, plena miseriis et erroribus. . . Quam humores tumidant, escæ inflant, jejunia macerant, joci dissolvunt, tristitiæ consumunt ; sollicitudo coarctat, securitas hebetat, divitiæ inflant et jactant. Paupertas dejicit, juventus extollit, senectus incurvat, importunitas frangit, mæror deprimit. Et son malis omnibus mors furibunda succedit. Mais pour furibunda, le pèlerin lirait peut-être benedicta.
Avec le cardinal Newman, l’une des gloires de notre époque, Hâjî Abdû ne trouve « la lumière du monde que dans le livre du Prophète, plein de lamentations, de deuils et de malheurs ». Je ne peux m’empêcher de citer tout ce beau passage, ne serait-ce que pour le plaisir de sa déduction boiteuse et superficielle. « Considérer le monde dans sa longueur et sa largeur, son histoire variée et les nombreuses races d’hommes, leurs débuts, leurs fortunes, leur aliénation mutuelle, leurs conflits, puis leurs manières, leurs habitudes, [p. 82] leurs gouvernements, leurs formes de culte ; leurs entreprises, leurs parcours sans but, leurs réalisations et leurs acquisitions aléatoires, la conclusion impuissante de faits anciens, les signes si faibles et si brisés d’un dessein surintendant, l’évolution aveugle (!) de ce qui se révèle être de grandes puissances ou de grandes vérités, le progrès des choses comme si elles partaient d’éléments irraisonnés, non pas vers des causes finales ; la grandeur et la petitesse de l’homme, ses buts de grande portée et sa courte durée. le rideau suspendu sur son avenir, les déceptions de la vie, la défaite du bien, le succès du mal, la douleur physique, l’angoisse mentale, la prévalence et l’intensité du péché, les idolâtries envahissantes, les corruptions, l’irréligion morne et sans espoir, cette condition de toute la race si terriblement mais exactement décrite dans les paroles de l’Apôtre, « n’ayant aucun espoir et sans Dieu dans le monde » - tout cela est une vision [p. 83] étourdissante et épouvantable, et inflige à l’esprit le sentiment d’un mystère profond qui est absolument sans solution humaine. » Par conséquent, cet admirable écrivain postule une « terrible calamité originelle » ; et ainsi la doctrine odieuse, théologiquement appelée « péché originel », devient pour lui presque aussi certaine que « l’existence du monde, et comme l’existence de Dieu ». De même, le « Programme des doctrines » de l’Église chrétienne la plus libérale insiste sur la dépravation humaine et sur « la nécessité absolue de l’intervention du Saint-Esprit dans la régénération et la sanctification de l’homme ».
Mais qu’avons-nous ici ? La « calamité originelle » a été soit causée par Dieu, soit survenue sans sa permission, dégradant dans les deux cas Dieu au rang d’homme. C’est le vieux dilemme dont les cornes sont les attributs irréconciliables de bonté et d’omniscience chez le prétendu Créateur du péché et de la souffrance. Si l’une des qualités est prévisible, l’autre ne peut l’être pour le même sujet. L’explication poétique de l’essayiste est bien meilleure et bien plus sage, aujourd’hui apparemment méprisée parce qu’elle était la doctrine à la mode du temps du sage barde :
Toute la nature n’est qu’art . . .
Toute discorde harmonie non comprise ;
Tout mal partiel est un bien universel.—(Essai 289-292.)
Le Pèlerin soutient avec saint Augustin que le Mal absolu est impossible parce qu’il s’élève toujours vers le bien. Il considère la théorie d’une divinité bienfaisante ou malfaisante comme une fantaisie purement sentimentale, contredite par la raison humaine et l’aspect du monde. Le Mal est souvent la forme active du bien : comme le dit F. W. Newman, [p. 84] de même le Mal est la révélation du Bien.
Avec lui toutes les existences sont égales : tant qu’elles possèdent l’Agasa hindou, le fluide vital ou la force vitale, peu importe qu’elles soient,
Champignon ou chêne ou ver ou homme.
La guerre, dit-il, provoque d’innombrables misères individuelles, mais elle fait avancer le progrès général en élevant les races les plus fortes sur les ruines des races les plus faibles. Les tremblements de terre et les cyclones ravagent de petites régions, mais les premiers construisent la terre pour l’habitation de l’homme, et les seconds rendent l’atmosphère propre à lui permettre de respirer.
—La Cause universelle
Agit non pas par des lois partielles mais par des lois générales.
A la vision immorale du « péché originel » de l’ecclésiastique s’ajoute la théorie non scientifique selon laquelle le mal est entré dans le monde avec Adam et sa descendance. Demandons-nous quel était l’état de notre globe à l’époque pré-adamite, lorsque les tyrans de la Terre, les énormes sauriens et autres monstres, vivaient dans une lutte perpétuelle, dans une destructivité dont nous n’avons aujourd’hui que les plus faibles exemples ? Quel est l’état actuel du monde des eaux, où le seul objet de la vie [p. 85] est la mort, où la loi du meurtre est la loi du développement ?
Certains accuseront le Hâjî d’irrévérence et le considéreront comme un « lieutenant de Satan assis sur la chaise de la peste ». Mais il n’est pas intentionnellement irrévérencieux. Comme des hommes d’une lignée bien supérieure, qui nient divinement le divin, il dit des choses que d’autres pensent et cachent. Avec l’auteur de « La religion surnaturelle », il soutient que nous « gagnons infiniment plus que nous ne perdons en abandonnant la croyance en la réalité de la révélation », et il attend avec impatience le jour où « l’ancienne tyrannie aura été brisée et où l’anarchie de transition aura disparu ». Mais c’est un Oriental. Lorsqu’il répète le grec « Souviens-toi de ne pas croire », il veut dire Efforce-toi d’apprendre à savoir, car les idées justes conduisent aux actions justes. Parmi les couplets non traduits pour cette églogue, on trouve :
De tous les moyens les plus sûrs de la vie, le plus sûr est encore de douter,
Les hommes gagnent le monde futur avec la foi, ils gagnent le monde présent sans.
C’est celui de l’Espagnol :
De las cosas mas seguras, mas seguro es duvidar;
un sentiment typiquement moderne de l’Âge [p. 86] d’Airain de la Science suivant l’Âge d’Or du Sentiment. Mais le Pèlerin continue :
Les sages disent : Je te dis que non, je reçois avec une foi égale toutes les confessions ;
Rien de plus, rien de moins, car le doute c’est la mort : ceux qui croient le plus vivent le plus.
C’est encore une subtilité orientale : un homme qui croit en tout de la même manière et en général peut être considéré comme ne croyant à rien. Ce n’est pas une simple opinion européenne qui fait que le doute honnête vaut une douzaine de credos. Et c’est en opposition directe avec l’écrivain célèbre qui soutient que l’homme de foi simple vaut quatre-vingt-dix-neuf de ceux qui ne s’attachent qu’aux intérêts égoïstes de leur propre individualité. Cette sombre affirmation signifie (si elle signifie quelque chose) que les prétendues facultés morales de l’homme, l’imagination et l’idéalité, doivent dominer les pouvoirs perceptifs et réflexifs, une simple absurdité ! Elle a produit un Turricremata, alias Torquemada, qui, versant des flots de larmes honnêtes, a fait brûler vives ses victimes ; et un Anchieta, le thaumaturge du Brésil, qui a décapité un hérétique converti de peur que ce dernier, par déchéance de la grâce, ne perde son âme immortelle.
Mais cette veine de spéculation que les [p. 87] bigots qualifient de « Doute, Négation et Destruction », ce scepticisme religieux sincère, cette curieuse question : « La tradition universelle a-t-elle une base factuelle ? », cette soif des secrets et des mystères de l’avenir, de l’invisible, de l’inconnu, sont communs à toutes les races et à toutes les époques. Même parmi les Romains, dont l’homme modèle au temps d’Auguste était Horace, le philosophe, l’épicurien, nous trouvons Properce demandant :
Une ficta in miseras descendantit fabula gentes
Et Timor haud ultra quam rogus esse potest ?
Pour revenir à cela : les doctrines du pèlerin sur le sujet de la conscience et du repentir surprendront ceux qui ne suivent pas le fil de sa pensée :
Ne te repens jamais car ta volonté et celle du destin ne sont pas d’accord :
Réfléchis, si tu veux, avant d’agir, mais ne regrette jamais l’acte une fois accompli.
C’est encore là son fatalisme modifié. Il n’accepterait pas la manière bruyante de trancher le nœud gordien proposée par le noble philosophe britannique : « Nous savons que nous sommes libres et qu’il y a une fin à cela ! » Il préfère [p. 88] la formule de Lamarck : « La volonté n’est, en vérité, jamais libre. » Il croit que l’homme est un terme coordonné de la grande progression de la Nature, un résultat de l’interaction de l’organisme et de l’environnement, agissant à travers des sections cosmiques du temps. Il considère la machine humaine, le tuyau de chair, comme dépendant de la théorie physique de la vie. Chaque fait et phénomène corporel qui, comme l’arbre, pousse de l’intérieur ou de l’extérieur, est un simple produit de l’organisation ; les corps vivants sont soumis à la loi naturelle qui gouverne l’inanimé et l’inorganique. Alors que le religieux nous assure que l’homme n’est pas un simple jouet du destin, mais un agent libre responsable de lui-même, avec un travail à faire et des devoirs à accomplir, le Hâjî, comme beaucoup d’écoles modernes, considère que l’Esprit est un mot décrivant une opération spéciale de la matière ; les facultés étant généralement des manifestations de mouvements du système nerveux central, et chaque idée, même de la Divinité, étant une certaine petite pulsation d’une certaine petite masse de bouillie animale, le cerveau. Ainsi, il ne s’opposerait pas à une relation avec un singe anthropoïde catarrhinien sans queue, descendant d’une monade ou d’une ascidie primitive.
Il dit donc pratiquement : « Je suis venu au monde sans avoir demandé [p. 89] ni obtenu la permission ; plus encore, sans que ma permission ne m’ait été demandée ou donnée. Je me trouve ici lié par des conditions, enchaîné par des lois et des circonstances, à la création desquelles ma voix n’a pas participé. Pendant que j’étais dans le ventre maternel, j’étais un automate ; et la mort me trouvera une simple machine. Par conséquent, ce n’est pas moi, mais la Loi, ou si vous voulez, le Législateur, qui est responsable de toutes mes actions. » Permettez-moi de faire remarquer ici que pour l’esprit occidental, la « Loi » postule un Législateur, ce n’est pas le cas pour l’esprit oriental, et surtout pour le Soofi, qui considère ces idées comme humaines, étendues de manière injustifiable à l’interprétation du non-humain, que les hommes appellent le Divin.
Il disait encore : « Je suis un individu (qui nil habet dividui), un cercle touchant et coupant mes voisins en certains points, mais ne correspondant nulle part, ne se confondant nulle part. Physiquement je ne suis pas identique en tous points aux autres hommes. Moralement je diffère d’eux : en rien les approches de la connaissance, mes cinq organes des sens (avec leur » interprétation « shelleyenne), ne ressemblent exactement à ceux d’aucun autre être. Ergo, l’effet du monde, de la vie, des objets [p. 90] naturels, ne sera pas dans mon cas le même que chez les êtres qui me ressemblent le plus. Ainsi je revendique le droit de créer ou de modifier pour mon usage personnel et privé le système qui m’importe le plus ; et si la permission raisonnable m’est refusée, je la prends sans permission. »
« Mais mon individualité, si suffisante soit-elle pour moi-même, n’est qu’un point infinitésimal, un atome soumis en toutes choses à la Loi des Tempêtes appelée Vie. Je sens, je sais que le Destin est. Mais je ne peux pas savoir ce qui m’est ou n’est pas destiné. C’est pourquoi, dans la poursuite de la perfection en tant qu’individu, réside mon plus haut et en fait mon seul devoir, le « Je » étant dûment mélangé au « Nous ». Je refuse d’être un « homme désintéressé », ce qui dénote pour moi un sens moral inversé. Je suis tenu de réfléchir soigneusement aux conséquences de chaque mot et de chaque acte. Cependant, lorsque l’Avenir est devenu le Passé, ce serait une pure vanité pour moi de m’affliger ou de me repentir de ce qui a été décrété par la Loi universelle. »
L’objection habituelle est celle de la pratique humaine. Elle dit : « C’est bien en théorie, mais comment le mettre en pratique ? Par exemple, pourquoi tuerais-tu ou donnerais-tu à tuer l’homme contraint par le destin à tuer ton père ? » Hâjî Abdû [p. 91] répond : « Je fais comme les autres, non parce que c’est lui qui a commis le meurtre, mais parce qu’il ne faut pas laisser au meurtrier une autre chance de tuer. C’est un tigre qui a goûté au sang et qui doit être abattu. Je suis convaincu qu’il était un instrument entre les mains du destin. Mais cela ne m’empêchera pas de prendre des mesures, prédestinées ou non, pour éviter qu’il ne soit à nouveau utilisé de la même manière. »
La conscience est comme la repentance. La conscience peut être une « crainte qui est l’ombre de la justice » ; de même que la pitié est l’ombre de l’amour. Bien qu’il s’agisse simplement d’un accident géographique et chronologique, qui change à chaque époque du monde, il peut dissuader les hommes de rechercher et d’obtenir le prix d’une méchanceté réussie. Mais cette incitation à la bienfaisance doit être appliquée aux actions qui seront faites, et non aux actes qui ont été accomplis.
Le Hâjî distingue soigneusement entre l’action du destin sous un Dieu personnel et sous le règne de la Loi. Dans le premier cas, la contradiction entre la prescience d’un Créateur et le libre arbitre d’une Créature est directe, palpable, absolue. Nous pourrions aussi bien parler de noir-blanc et de blanc-noir. [p. 92] Cent générations de théologiens n’ont jamais pu résoudre l’énigme ; un million échoueront. La difficulté est insurmontable pour le théiste dont le Tout-Puissant est forcément Omniscient et, comme Omniscient, Prescient. Mais elle disparaît lorsque nous transformons la Personne en Loi, ou en un ordre établi d’événements, sujet, de plus, à certaines exceptions fixes et immuables, mais actuellement inconnues de l’homme. La différence est essentielle comme celle entre le code pénal avec ses interdits étroits et le commandement large qui est un guide plutôt qu’un maître de corvée.
De même, la croyance en une loi fixe, opposée à la volonté arbitraire, modifie les opinions du Hâjî concernant la poursuite du bonheur. L’humanité, das rastlose Ursachenthier, est née pour être dans l’ensemble également heureuse et malheureuse. Les organismes les plus élevés, la fine porcelaine de notre famille, sont ceux qui jouissent le plus et souffrent le plus : ils ont la capacité de s’élever jusqu’à l’empyrée du plaisir et de plonger profondément dans le fleuve rapide du malheur et de la douleur. Ainsi Dante (Inf. VI. 106) :
—votre science
Che vuol, quanto la cosa à più perfetta
Plus senta 'l bene, e cosi la doglienza.
Le [p. 93] bouddhisme déclare donc que l’existence implique en elle-même effort, douleur et chagrin ; et plus la créature est élevée, plus elle souffre. Le commun des mortels jouit de peu et souffre peu. Résumez le tout et répartissez la masse : le résultat sera une moyenne ; et le mendiant est, dans l’ensemble, heureux comme le prince. Pourquoi, alors, demande l’objecteur, l’homme s’efforce-t-il et lutte-t-il jamais pour changer, pour s’élever ; une lutte qui implique l’idée d’améliorer sa condition ? Le Hâjî répond : « Parce que telle est la Loi sous laquelle l’homme est né : elle peut être féroce comme la famine, cruelle comme la tombe, mais l’homme doit y obéir avec une obéissance aveugle. » Il n’entre pas dans la question de savoir si la vie vaut la peine d’être vécue, si l’homme doit choisir de naître. Pourtant, son pessimisme oriental, qui contraste si fortement avec l’optimisme de l’Occident, fait écho aux lignes suivantes :
—une vie,
Avec de grands résultats si peu répandus,
Bien que supportable, cela ne semble guère valoir la peine
Cette pompe des mots, cette douleur de l’accouchement.
La vie, quelle que soit sa conséquence, est construite sur une base de tristesse. La littérature, la voix de l’humanité et le [p. 94] verdict de l’humanité proclament que toute existence est un état de tristesse. Les « médecins de l’âme » empêcheraient sa mélancolie de dégénérer en désespoir en lui donnant une dose de croyance inébranlable en la présence de Dieu, en l’assurance de l’immortalité et en des visions de la victoire finale du bien. Si Hâjî Abdû n’était qu’un simple théologien, il ajouterait que le péché, non pas la possibilité de révolte, mais la révolte elle-même contre la conscience, est la forme première du mal, car il produit l’erreur, morale et intellectuelle. Celui qui omet de lire la loi de la conscience, même si elle diffère de la loi de la société, est coupable de négligence. L’homme qui obscurcit la lumière de la nature par des sophismes devient incapable de discerner ses propres vérités. Dans les deux cas, l’erreur, délibérément adoptée, est suivie de souffrances qui, nous dit-on, viennent en justice et en bienveillance comme un avertissement, un remède et un châtiment.
Mais le pèlerin n’est pas satisfait de l’idée que le mal trouve son origine dans les actions individuelles d’agents libres, nous-mêmes et les autres. Cette doctrine ne tient pas compte de ses caractéristiques, son essentialité et son universalité. Que des créatures [p. 95] douées de la simple possibilité de liberté ne choisissent pas toujours le bien paraît naturel. Mais que des milliards d’êtres humains qui ont habité la Terre, aucun ne se soit trouvé invariablement à choisir le bien, prouve combien la solution est insuffisante. C’est pourquoi personne ne croit à l’existence de l’homme complet dans l’état actuel des choses. Le Hâjî rejette toute explication populaire et mythique par la chute d’« Adam », la dépravation innée de la nature humaine et la perfection absolue de certaines Incarnations, qui en font valoir la divinité. Il ne peut que se lamenter sur la prévalence du mal, supposer que son fondement est l’erreur et se proposer de le réduire en déracinant l’Ignorance qui le porte et le nourrit.
Son « eschatologie », comme celle des Soophes en général, est vague et obscure. Il peut pencher vers la doctrine de Mare Aurelius : « Le raisin vert, le mûr et le sec : toutes choses sont changées non en rien, mais en ce qui n’est pas à présent. » C’est l’une des monstruosa opinionum portenta mentionnées par le XIXe Concile Général, alias le Premier Concile du Vatican. Mais il ne l’accepte qu’avec une restriction. Il adhère au culte éthique, [p. 96] non intellectuel, de la « Nature », que les modernes définissent comme un « synonyme non scientifique et imaginaire de la somme totale des phénomènes observés. » Par conséquent, il adhère aux « doctrines obscures et dégradantes du matérialiste », de l’« hylothéiste » ; par opposition au spiritualiste, distinction beaucoup plus marquée en Occident qu’en Orient. L’Europe trace une ligne dure et sèche entre l’Esprit et la Matière, l’Asie non.
Parmi nous, l’idéaliste objecte aux matérialistes que ceux-ci ne peuvent s’entendre sur des points fondamentaux, qu’ils ne peuvent définir ce qu’est un atome, qu’ils ne peuvent rendre compte de la transformation de l’action physique et du mouvement moléculaire en conscience, et vice versa, qu’ils ne peuvent dire ce qu’est la matière, et enfin que Berkeley et son école ont prouvé l’existence de l’esprit tout en niant celle de la matière.
Les matérialistes répondent que le manque d’accord ne montre qu’une étude insuffisamment avancée ; que l’homme ne peut décrire un atome, parce qu’il est encore un enfant dans la science, et pourtant il n’y a aucune raison pour que sa maturité ne passe pas par l’erreur et l’incapacité à [p. 97] la vérité et à la connaissance ; que la conscience devient une propriété de la matière lorsque certaines conditions sont réunies ; que l’hylé (en grec ú!lh) ou la matière peut être provisoirement définie comme « des phénomènes dotés d’une substructure propre, transcendantale et éternelle, soumis à l’action directe ou indirecte des cinq sens, tandis que ses propriétés se présentent sous trois états, solide, liquide et gazeux ». Au casuistique Berkeley, ils préfèrent le sens commun de l’humanité. Ils demandent à l’idéaliste et au spiritualiste pourquoi ils ne peuvent se trouver des noms sans emprunter à une école « obscure et dégradée » ; pourquoi le premier doit s’appeler d’après son œil (idein), le second d’après son souffle (spiritus) ? Ainsi le Hâjî les trompe en attachant leurs propres limites à leur propre Pouvoir Tout-Puissant, et, comme le disait Socrate, en faisant descendre le Ciel sur la place du marché.
La pensée moderne tend de plus en plus à rejeter l’idéalisme grossier et à soutenir la théorie moniste, le double aspect, le réalisme transfiguré. Elle discute la nature des choses en elles-mêmes. A la question : existe-t-il quelque chose en dehors de nous qui corresponde à nos sensations ? c’est-à-dire [p. 98] : le monde entier est-il simplement « moi », ils répondent qu’il y a évidemment quelque chose d’autre ; et que cet autre chose produit le trouble cérébral qu’on appelle sensation. L’instinct nous ordonne de faire quelque chose ; la raison (l’équilibre des facultés) dirige ; et le motif le plus fort contrôle. La science moderne, par la découverte de la matière rayonnante, une quatrième condition, semble concilier les deux écoles. « La découverte d’un quatrième état de la matière, dit un critique, c’est la porte ouverte à l’infini de ses transformations ; c’est l’homme invisible et impalpable de même possible sans cesser d’être substantiel ; c’est le monde des esprits entrant sans absurdité dans le domaine des hypothèses scientifiques ; c’est la possibilité pour le matérialiste de croire à la vie d’outre tombe, sans renoncer au substrat matériel qu’il croit nécessaire au maintien de l’individualité.
Chez Hâjî Abdû, l’âme n’est pas matérielle, ce serait une contradiction. Il la considère, avec beaucoup de modernes, comme un état de choses, non comme une chose, mot commode pour désigner le sens de la personnalité, de l’identité individuelle. Dans sa signification fantomatique, il découvre un dogme artificiel [p. 99] qui ne pouvait appartenir qu’aux sauvages brutaux de l’âge de pierre. Il le trouve dans les livres funèbres de l’ancienne Egypte, d’où il est probablement passé au Zendavesta et aux Védas. Dans le Pentateuque hébreu, dont une partie est encore attribuée à Moïse, il est inconnu, ou plutôt il est volontairement ignoré par l’auteur ou les auteurs. Les premiers chrétiens ne pouvaient s’entendre sur le sujet ; Origène prônait la préexistence des âmes des hommes, les supposant toutes créées en même temps et successivement incarnées. D’autres font naître l’Esprit à l’heure de la naissance ; et ainsi de suite.
Mais l’action cérébrale ou, si vous le dites ainsi, l’esprit, ne se limite pas aux facultés de raisonnement ; nous ne pouvons pas non plus nous permettre d’ignorer les sentiments, les affections qui sont peut-être les réalités les plus puissantes de la vie. Leur voix affirmative et forte contraste fortement avec les accents titubants de l’intellect. Ils semblent exiger une vie future, éternelle, un état de récompenses et [p. 100] de châtiments du Créateur du monde, l’Ortolano Eterno, le Potier de l’Orient, l’Horloger de l’Occident. Ils protestent contre l’idée d’annihilation. Ils se révoltent contre l’idée d’une séparation éternelle d’avec leurs parents, leurs proches et leurs amis. Pourtant, le dogme d’une vie future n’est en aucune façon catholique et universel. La race anglo-européenne ne semble pas pouvoir exister sans elle, et nous avons récemment entendu parler du « pays des âmes aryennes ». D’autre part, de nombreuses écoles bouddhistes et même brahmaniques prêchent le Nirwâna (non-existence relative) et le Parinirwâna (néant absolu). De plus, la grande famille touranienne, qui occupe en fait toute l’Asie orientale, l’a toujours ignoré ; et les 200 millions de confucéens chinois, la masse de la nation, protestent avec force contre le pilier des croyances occidentales, parce qu’il « rend les hommes inaptes aux affaires et aux devoirs de la vie en fixant leurs spéculations sur un monde inconnu ». Et même ses adeptes, à toutes les époques, races et croyances, ne peuvent nier que le monde à venir est une copie, plus ou moins idéalisée, du présent ; et qu’il manque une seule saveur particulière d’originalité. C’est en fait une simple continuation ; et la continuation n’est « pas prouvée ».
C’est très dur d’être un homme;
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et la seule consolation du pèlerin est dans la culture de soi et dans les plaisirs des affections. Cette sympathie peut être un amour-propre indirect, un reflet de la lumière de l’égoïsme : cependant elle est transférée de telle manière qu’elle implique un système de convictions différent. Il faut un nom différent : appeler la bienveillance « amour-propre » c’est faire dépendre le fruit ou la fleur non seulement d’une racine pour se développer (ce qui est vrai), mais de la racine elle-même (ce qui est faux). Et, enfin, son idéal est du plus haut niveau : ses éloges sont réservés à :
—Vies
Vécu dans l’obéissance à la loi intérieure
Ce qui ne peut pas changer.
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