Quelques mots sur la Kasîdah elle-même. Notre Hâjî commence par une mise en scène et prend congé de la caravane qui part pour la Mecque. Il voit la « queue du loup » (Dum-i-gurg), le {grec lykaugés} ou lueur du loup, le Diluculum, la lumière de l’aube zodiacale, les premiers rayons blancs qui s’échappent de l’horizon oriental. Elle est accompagnée du souffle du matin (Dam-i-Subh), le courant d’air presque imperceptible, sauf par l’augmentation du froid, que les physiologistes musulmans supposent être la première prière adressée par la nature à la cause première. Le Ghoul-i-Biyâbân (démon du désert) est évidemment la personnification des craintes de l’homme et des dangers qui entourent le voyage dans les régions sauvages. Le « monde où nul autre que Lui (Allah) ne peut demeurer » est un grand et terrible désert (Dasht-i-lâ-siwâ [p. 103] Hu) ; et la colline sacrée d’Allah est Arafât, près de la Mecque, que la caravane atteint après avoir traversé Médine. La première section se termine par une lamentation douloureuse selon laquelle « les rencontres de ce monde ont lieu sur la route de la séparation » ; et l’original dit aussi :
Le froid du chagrin engourdit ma pensée : il me semble entendre le glas qui passe ;
Tandis que meurt à travers cette fine ligne bleue le tintement de la cloche du chameau.
La section suivante cite les divers aspects sous lesquels la Vie est apparue aux maîtres sages et insensés de l’humanité. Vient d’abord Hafiz, dont les vers bien connus sont cités en commençant par Shab-i-târîk o bîm-i-mauj, etc. Hûr est le pluriel d’Ahwar, en entier Ahwar el-Ayn, une servante dont les yeux sont intensément blancs là où ils devraient être blancs, et noirs ailleurs : d’où notre stupide « Houries ». Vient ensuite Umar-i-Khayyâm, qui a spiritualisé le Tasawwof, ou Sooffeisme, de même que les Soofis (gnostiques) ont spiritualisé le puritanisme musulman. Les versets auxquels il est fait allusion sont :
Vous savez, mes amis, avec quelle brave beuverie
J’ai fait un deuxième mariage dans ma maison,
La vieille Raison stérile divorcée de mon lit
Et prit la Fille de la Vigne pour épouse.(St. 60, traduction de M. Fitzgerald.)
[p. 104]
Ici, le mot « vin » est utilisé dans son sens mystique d’amour fasciné pour l’âme des âmes. Omar était haï et craint parce qu’il parlait avec audace lorsque ses frères les Soufis se livraient à des insinuations. Une troisième citation a été transformée en une ressemblance avec l’« Hymne de la vie », malgré le lieu commun et la vulgarité navrante qui caractérisent l’école pseudo-Schiller-Anglo-American. On a fait la même chose avec les paroles d’Isâ (Jésus) ; car l’auteur, qui est bien versé dans l’Ingîl (l’Évangile), avait manifestement l’intention de faire allusion. Mansur el-Hallâj (le nettoyeur de coton) a été lapidé pour avoir prononcé grossièrement le dogme panthéiste Ana 'l Hakk_ (Je suis la Vérité, c’est-à-dire Dieu), wa laysa fi-jubbatî il’ Allah (et dans mon manteau il n’y a que Dieu). Son sang a tracé sur le sol la première phrase citée. Enfin, il y a une citation de « Sardanapale, fils d’Anacyndaraxès », etc. : ici {le grec paîksi} peut signifier sport ; mais le contexte détermine le genre de sport visé. Le Zâhid est le croyant littéral à la lettre de la Loi, opposé au Soofi, qui croit à son esprit : c’est pourquoi le premier est appelé un Zâhiri (étranger), et le second un Bâtini, un initié. Moïse est cité parce qu’il a ignoré les récompenses et les punitions futures [p. 105]. En ce qui concerne les « deux Éternités », les métaphysiciens persans et arabes divisent l’Éternité, c’est-à-dire la négation du Temps, en deux moitiés, Azal (sans commencement) et Abad (sans fin) ; tous deux n’étant que de simples mots, des assemblages de lettres ayant une signification subjective. En anglais, nous utilisons le terme « Eternal » (Æviternus, qui signifie « de longue durée », « de toute une vie ») de manière vague, en l’appliquant à trois idées distinctes : (1) l’habituel, dans le langage populaire ; (2) l’exempt de durée ; et (3) l’éternel, qui embrasse toute durée. « Omniscience-Maker » est l’Homo fecit Deos du vieux sceptique romain.
La section suivante est une longue lamentation sur les contradictions, les mystères, la fin obscure, la tristesse infinie de toute existence et l’arcane du chagrin qui, selon Luther, sous-tend toute vie. Comme chez Euripide, « vivre c’est mourir, mourir c’est vivre ». Hâjî Abdû emprunte l’idée hindoue du corps humain. « C’est une demeure », dit Menu, « dont les os sont les poutres et les chevrons ; dont les nerfs et les tendons sont les cordes ; dont les muscles et le sang sont le ciment ; dont la peau est le revêtement extérieur [p. 106] ; qui n’est pas rempli d’un doux parfum, mais qui est chargé d’impuretés ; une demeure infestée par l’âge et le chagrin ; le siège de la maladie ; harcelée par les douleurs ; hantée par la qualité de l’obscurité (Tama-guna), et incapable de se tenir debout. » Le Pot et le Potier a commencé avec les anciens Égyptiens. « Assis comme un potier au tour, Cneph (à Philæ) moule l’argile et donne l’esprit de vie aux narines d’Osiris. » D’où le « souffle » génésique. Puis nous le rencontrons dans les Védas, l’Être « par qui le vase fictif est formé, l’argile dont il est fabriqué. » Nous le trouvons ensuite dans le « Lève-toi et descends à la maison du potier » de Jérémie, etc. (xviii. 2), et enfin dans Romains (ix. 20), « Le potier n’a-t-il pas pouvoir sur l’argile ? » Il n’est pas étonnant que la première Main qui a modelé l’homme-boue soit un lieu commun dans la pensée orientale. Le « gaspillage de l’agonie » est le bouddhisme, ou le schopenhauerisme pur et simple, j’ai modelé « Terre sur Terre » sur les rimes bien connues de « Seint Ysidre » (1440 après J.-C.) :
Erthe de Erthe est merveilleusement écrit,
Erthe d’Erth a obtenu une dignité de nouzt,
Erthe sur Erthe a placé toute son attention
Comment cette Erthe sur Erthe peut être son frère, etc.
Le « chameau », suggère Ossian, « encore quelques années et le vent du désert arrive. » [p. 107] Le dromadaire a été choisi comme véhicule de la Mort par les Arabes, probablement parce qu’il transporte le corps du Bédouin jusqu’au cimetière lointain, où il reposera parmi ses proches. La fin de cette section nous rappelle :
Comme c’est pauvre, comme c’est riche, comme c’est abject, comme c’est auguste,
Comme l’Homme est compliqué, comme il est merveilleux !
Le Hâjî passe maintenant aux résultats de ses longues et anxieuses réflexions : j’ai volontairement déformé son exorde en un écho de Milton :
Jusqu’à ce que la vieille expérience atteigne
À quelque chose de prophétique.
Il déclare avec audace qu’il n’y a pas de Dieu puisque l’homme a créé son Créateur. Il fait ici corps avec la pensée moderne : « En général les croyants font le Dieu comme ils sont eux-mêmes » (dit J. J. Rousseau, « Confessions », I. 6) : « les bons le font bon : les méchants le font méchant : les dévots haineux et bilieux, ne voient que l’enfer, parce qu’ils voudraient damner tout le monde ; les âmes aimantes et douces n’y croient guère; et l’un des étonnements dont je ne reviens pas est de voir le bon Fénélon en parler dans son Télémaque comme [p. 108] s’il y croyoit tout de bon: mais j’espère qu’il mentoit alors; car enfin quelque chose de véridique qu’on soit, il faut bien mentir quelquefois quand on est évêque. « L’homme se représente dans ses dieux », dit Schiller. C’est ainsi que la Natur-gott, divinité de tous les peuples anciens et par laquelle tout système a commencé, autorisait et approuvait des actions nettement immorales, souvent diaboliques. La croyance ne devint moralisée que lorsque la conscience de la communauté, et avec elle celle des individus, commença à aspirer à son âge d’or, la perfection. « Dieu est le superlatif, dont le positif est l’homme », dit Carl Vogt, ce qui veut dire que l’idée populaire d’un numen est celle d’un homme magnifié et non naturel.
Il cite ensuite ses autorités. Bouddha, que l’Église catholique a converti à saint Josaphat, a refusé de reconnaître Ishwara (la divinité), à cause du mystère de la « cruauté des choses ». Schopenhauer, le pessimiste modèle de Miss Cobbe, qui à la plus humble distance représente Bouddha dans le monde de la pensée occidentale, a trouvé la vision du malheur de l’homme, quelles que soient ses actions, si accablante qu’il en a conclu que la Volonté suprême [p. 109] était malveillante, « sans cœur, lâche et arrogante ». Confucius, le « roi sans trône, plus puissant que tous les rois », a nié une divinité personnelle. L’idée épicurienne règne dans la Chine d’aujourd’hui. « Dieu est grand, mais il vit trop loin », disent les Santâls touraniens de l’Inde aryenne ; et c’est le langage général de l’homme dans l’Orient touranien.
Hâjî Abdû soutient évidemment que l’idolâtrie commence par une divinité personnelle. Et notons que ce dernier point est délibérément nié par les « Trente-neuf Articles ». Pour eux, Dieu est « un Être sans Parties (personnalité) ou Passions ». Il professe un vague agnosticisme et attribue la foi populaire au fait que Timor fecit Deos, « toute religion étant, sans exception, enfant de la peur et de l’ignorance » (Carl Vogt). Il parle maintenant comme le « Tireur de Vin », le « Tavernier Ancien », le « Vieux Mage », le « Patron des Mughân ou Mages » ; tous titres appliqués au Soofi par opposition au Zâhid. Ses « idoles » sont les eidola (illusions) de Bacon, « ayant leurs fondements dans la constitution même de l’homme », et donc appelées à juste titre fabulæ. Que « le cours commun de la nature » soit sujet à diverses [p. 110] interprétations, cela peut être facilement démontré. Aristote fut un aussi grand subversif qu’Alexandre ; mais le Stagyrite quasi prophétique des âges sombres, qui régna sur le monde jusqu’à la fin du XIIIe siècle, devint le « doublement exécrable » de Martin Luther ; et fut finalement aboli par Galilée et Newton. J’ai supprimé ici deux strophes. La première est :
Les théories pour les vérités, la fable pour les faits, le système pour la science vexent la pensée
La seule grande leçon de la vie que vous méprisez, c’est de savoir que tout ce que nous savons est néant.
C’est en fait :—
Tu as bien dit, le plus noble fils d’Athéna,
Le plus que nous savons est que rien ne peut être connu.
Le suivant est :
Essence et substance, séquence, cause, début, fin, espace et temps,
Ce sont les jouets de l’esprit viril, à la fois ridicules et sublimes.
Il n’est pas le seul à considérer ainsi « l’incommodité du Temps et de l’Espace ». Une définition tardive de « l’infiniment grand », à savoir que l’idée naît du refus de forme à toute figure, de « l’infiniment petit », du refus de grandeur à toute figure, est un bon exemple de la « science lugubre » — la métaphysique.
[p. 111]
Une autre strophe omise se lit comme suit :
Comment peux-tu, Phénomène, prétendre que le Noumène mesure et s’étend ?
Dites ce qui était le plus facile à sonder et à prouver, l’Être Absolu ou l’homme mortel ?
On croirait qu’il a lu Kant sur le « connaissable et l’inconnaissable », ou qu’il a entendu parler de la dame yankee qui savait « différencier le fini de l’infini ». C’est un lieu commun de notre époque, en Occident comme en Orient, que la science se limite aux phénomènes et ne peut atteindre les noumènes, les choses elles-mêmes. C’est le réalisme scolastique, le « résidu d’une mauvaise métaphysique », qui déforme le système de Comte. Avec toutes ses prétentions, il signifie simplement qu’il y a, ou qu’on peut concevoir, des choses en soi (c’est-à-dire sans rapport avec la pensée), que nous savons qu’elles existent, et, en même temps, que nous ne pouvons pas savoir ce qu’elles sont. Mais qui ose dire « ne peut pas » ? Qui pourra mesurer l’œuvre de l’homme quand il sera aussi supérieur à nous-mêmes présents que nous le sommes à l’homme des cavernes du passé ?
La « chaîne de l’univers » fait allusion à l’idée jaïne selon laquelle le tout, constitué de principes intellectuels aussi [p. 112] bien que naturels, existe de toute éternité et qu’il a été soumis à des révolutions sans fin, dont les causes sont les pouvoirs inhérents de la nature, intellectuels aussi bien que physiques, sans l’intervention d’une divinité. Mais le poète ridiculise le « non-humain », c’est-à-dire le non-nous-mêmes, la négation de nous-mêmes et par conséquent une non-existence. La plupart des Orientaux confondent les contradictoires, dans lesquels un terme signifie quelque chose et l’autre rien (par exemple, nous-mêmes et non-nous-mêmes), avec les contraires (par exemple, riche et non-riche = pauvre), dans lesquels les deux termes expriment quelque chose. Ainsi, l’« infini » positif-négatif n’est pas le complément de « fini », mais sa négation. L’homme occidental se moque de ce processus en faisant du « non-cheval » l’entité complémentaire de « cheval ». Le Pèlerin termine avec le principe favori de Soofi selon lequel les cinq (six ?) sens sont les portes de toute connaissance humaine, et qu’aucune forme d’homme, incarnation de la divinité, prophète, apôtre ou sage, n’a jamais produit une idée qui ne soit conçue dans son cerveau par la seule opération de ces vulgaires agents matériels. Il n’est évidemment ni spiritualiste ni idéaliste.
Il montre ensuite que l’homme se dépeint lui-même dans son Dieu, et que « Dieu est l’expression [p. 113] raciale de la nature humaine » ; pédagogue sur le Nil, abstraction en Inde, astrologue en Chaldée, où Abraham, dit Bérose (Josèphe, Ant. I. 7, §2, et II. 9, §2) était « habile dans la science céleste ». Il remarque l’Akârana-Zamân (le Temps sans fin) des Guebres, et le duel ouvrier, Hormuzd et Ahriman. Il qualifie le Dieu des Hébreux de pugnace et de cruauté. Il a entendu parler des belles créations de l’imagination grecque qui, n’attribuant pas de nature morale à la divinité, incluaient la théologie dans la physique ; et qui, comme le professeur Tyndall, semblaient considérer toute matière vivante partout. Nous avons adopté un unitarisme très différent : la théologie, avec son unique Créateur ; Il est dur avec le christianisme et son « Dieu trinitaire » : je n’ai pas adouci son expression (### = énigme), bien qu’elle puisse offenser les lecteurs. Il n’y a rien de plus énigmatique pour l’esprit musulman que le trinitarisme chrétien : toutes les autres objections, ils peuvent les surmonter, [p. 114] pas celle-ci. Il n’est pas non plus un amoureux de l’islamisme, qui, comme le christianisme, a son hébraïsme ascétique et son hédonisme hellénique ; le monde de la pensée oscille entre ces deux extrêmes. Le premier, défini comme le souci prédominant ou exclusif de la pratique du droit, est représenté par l’influence sémitique et arabe, coranique et hadîsique. La seconde, la religion de l’humanité, une passion pour la vie et la lumière, pour la culture et l’intelligence, pour l’art, la poésie et la science, est représentée dans l’islamisme par le souvenir tendrement et impiement chéri des vieux rois et héros guébres, des beautés, des bardes et des sages. De là la mention de Zâl et de son fils Rostam, de Cyrus et du Jâm-i-Jamshîd, que l’on peut traduire par Graal (coupe) ou par miroir : il montrait le monde entier à l’intérieur de son pourtour, et c’est pourquoi on l’appelait Jâm-i-Jehân-numâ (qui expose l’univers). Les expressions méprisantes concernant le régime alimentaire à base de lait de chamelle et de viande de Susmâr, ou lézard vert, sont évidemment citées dans les célèbres vers de Firdausi commençant ainsi :
Arab-râ be-jâî rasîd’est kâr.
Le Hâjî est sévère envers ceux qui font de la Divinité un Khwân-i-yaghmâ (ou plateau de butin) comme disent les Perses. Il considère les bergers comme des hommes,
—Qui volent les brebis elles-mêmes pour les vêtir.
[p. 115] Ainsi Schopenhauer (Leben, etc., de Wilhelm Gewinner) montre furieusement comment la « nation anglaise devrait traiter ce groupe d’hypocrites, d’imposteurs et d’avares d’argent, le clergé, qui dévore chaque année 3 500 000 £. »
Le Hâjî affirme en gros qu’il n’y a ni Bien ni Mal au sens absolu, tels que l’homme les a créés. Ici, il ne fait qu’un avec Pope :
Et malgré l’orgueil, malgré la nature errante
Une vérité est claire : quoi qu’il en soit, c’est juste.
Malheureusement, l’inverse est tout aussi vrai : tout ce qui est est faux. Khizr est l’Élie qui a intrigué Milman. Il représente le Soufi, le Bâtini, tandis que Musâ (Moïse) est le Zâhid, le Zâhiri ; et les étranges aventures des deux, inventées par les Juifs, ont été appropriées par les musulmans. Il se moque du libre arbitre de l’homme ; et, comme Diderot, il détecte « un pantalon chez un prélat, un satyre chez un président, un cochon chez un prêtre, une autruche chez un ministre et une oie chez un chef de bureau ». Il s’en tient à la Fortune, le {grec Túxh} d’Alcman, qui est, {grec Eu?nomías te kaì Peiðoûs a?delfà kaì Promaðeías ðugáthr}, le Hasard, la sœur de l’Ordre et de la Confiance, et la fille de la Prévoyance. Les fileuses scandinaves du Destin étaient Urd (le Fut, le Passé), [p. 116] Verdandi (le Devenir, ou Présent), et Skuld (le Futur, ou Futur). Il fait allusion à Platon, qui fit créer les mondes par le Démiurge par le Logos (l’hébreu Dabar) ou Verbe Créateur, à travers les Éons. Ces {grec Ai?w^nes} des Mystiques étaient des émanations spirituelles du {grec Ai?w’n}, littéralement une vague d’influx, un âge, une période ou un jour ; Basilide, l’égypto-chrétien, fit évoluer par le Créateur sept Eons ou Pteromata (plénitudes) ; de deux d’entre eux, la Sagesse et la Puissance, procédèrent les 365 degrés des Anges. Tous étaient soumis à un Prince du Ciel, appelé Abraxas, qui était lui-même sous la conduite de l’Eon principal, la Sagesse. D’autres représentent la première Cause à avoir produit un Eon ou Pure Intelligence ; la première un second, et ainsi de suite jusqu’à la dixième. Cela était assez matériel pour affecter Hyle, qui prit ainsi une forme spirituelle. Ainsi les deux incompatibles se combinèrent dans le Schéma de la Création.
Il nie les trois âges des bouddhistes : le pleinement heureux, le heureux mêlé de misère et le misérable teinté de bonheur, le présent. Les Zoroastriens en [p. 117] avaient quatre, chacun de 3000 ans. Dans le premier, Hormuzd, le bon dieu, gouverna seul ; puis Ahriman, le mauvais dieu, commença à gouverner de manière servile ; dans le troisième, tous deux gouvernèrent également ; et dans le dernier, maintenant courant, Ahriman a gagné la partie.
Contre l’idée populaire selon laquelle l’homme est responsable de la misère de ce monde, il cite les âges où le vieux grès rouge a engendré des poissons cannibales gigantesques, où les oolites ont produit les puissants reptiles tyrans de l’air, de la terre et de la mer, et où les monstres des périodes éocène et miocène ont secoué le sol de leur pas pesant. Et le monde des eaux est toujours une scène hideuse de cruauté, de carnage et de destruction.
Il déclare que la Conscience est un accident géographique et chronologique. Il répond ainsi au philosophe moderne dont l’âme était bouleversée par l’émerveillement et la crainte de deux choses, « le ciel étoilé au-dessus et la loi morale au-dedans ». Il fait de cette dernière un sens du développement des instincts grégaires et sociaux ; ainsi les voyageurs ont observé que la morale est le dernier degré du progrès mental. Ses Maures sont les sauvages Dankali [p. 118] et autres tribus négroïdes, qui offrent une tasse de lait d’une main et poignardent de l’autre. Il traduit littéralement le mot indien Hâthî (éléphant), l’animal avec la Hâth (main ou trompe). Il fait enfin allusion à l’époque des volcans actifs, au présent qui n’est que temporaire, au déplacement du pôle et au spectacle que l’on peut voir du côté de Mushtari, ou de la planète Jupiter.
Le Hâjî pose à nouveau la vieille question : Qu’est-ce que la Vérité ? Et il se répond à lui-même, à la manière du sage empereur de Chine : « La Vérité n’a pas un nom immuable. » Un écrivain anglais moderne dit : « Je suis depuis longtemps convaincu par l’expérience de ma vie, en tant que pionnier de diverses hétérodoxies, qui deviennent rapidement des orthodoxies, que presque toute vérité nous est propre, ou donnée dans les affections et les intuitions ; et que la discussion et la recherche ne font guère plus que nourrir le tempérament. » Notre poète semble vouloir dire que les Perceptions, lorsqu’elles perçoivent vraiment, transmettent la vérité objective, qui est universelle ; tandis que les Réflexions [p. 119] et les Sentiments, le travail de la région morale, ou le lobe moyen des phrénologues, ne fournissent que la vérité subjective, personnelle et individuelle. Ainsi, pour un homme, l’axiome Opes irritamenta malorum représente un fait distinct ; tandis qu’un autre considère la richesse comme une incitation au bien. Évidemment, tous deux ont raison, selon leurs lumières.
Hâjî Abdû cite Platon et Aristote, comme d’habitude chez les chanteurs orientaux, qui se complaisent dans la logique (Mantik). Ici, il semble vouloir dire qu’une proposition fausse est aussi réelle qu’une proposition vraie. « La foi déplace les montagnes » et « Manet immota fides » sont évidemment des citations. Il tourne en dérision l’enseignement du « Premier Concile du Vatican » (chap. v.), « tous les fidèles sont des petits enfants qui écoutent la voix de saint Pierre », qui est le « Prince des Apôtres ». Il jette un coup d’œil à l’imagination de certains physiciens modernes : « la dévotion est un changement moléculaire défini dans la circonvolution de la pulpe grise ». Il remarque avec mépris l’énigme dont Milton parle si facilement, où les dialoguistes,
—raisonné haut
De la providence, de la prescience, de la volonté et du destin,
Destin fixé, libre arbitre, prescience absolue.
En opposition aux doctrines musulmanes orthodoxes qui font de l’âme de l’homme son Moi perceptif, une entité, une unité, [p. 120] les Soufis la considèrent comme une fantaisie, opposée au corps, qui est un fait ; tout au plus un état de choses, non une chose ; un consensus de facultés dont nos structures ne sont que les phénomènes. Cela n’est pas contraire à la légende génésique. L’hébreu Ruach et l’arabe Ruh, aujourd’hui pervertis pour signifier âme ou esprit, signifient simplement vent ou souffle, le signe extérieur et visible de la vie. Leurs écoles ultérieures sont encore plus explicites. « Car ce qui arrive à l’homme arrive aux bêtes ; comme meurt l’un, ainsi meurt l’autre ; ils ont tous une même mort ; tous vont au même endroit » (Eccl. iii 19). Mais l’âme moderne, un rien, un chapelet de négations, un négatif en chef, est ainsi décrite dans le Mahâbhârat : « Elle est indivisible, inconcevable, inconceptible : elle est éternelle, universelle, permanente, immobile : elle est invisible et inaltérable. » D’où le spiritualisme moderne qui, rejetant le matérialisme, ne peut employer que le langage matériel.
Ce ne sont là, dit le Hâjî, que des sons. Il n’affirme pas « Verba gignunt verba », mais « Verba gignunt res », un pas de plus. L’idée est celle de Bacon, « idola fori, omnium molestissima », les doubles illusions du langage : soit les noms de choses qui n’existent pas en fait, [p. 121], soit les noms de choses dont l’idée est confuse et mal définie.
Il dérive l’idée de l’âme du « fantôme sauvage » que le Dr Johnson définit comme une « sorte d’être fantomatique ». Il remarque à juste titre qu’il est né (peut-être) en Égypte et n’a pas été inventé par les « gens du Livre ». Par ce terme, les musulmans désignent les juifs et les chrétiens qui ont une révélation reconnue, tandis que leur ignorance la refuse aux Guebres, aux Hindous et aux Confucéens.
Il adhère évidemment à la doctrine du progrès. Chez lui, le protoplasme est l’Yliastron, la Prima Materie. Notre mot matière vient du sanskrit ### (mâtrâ), qui signifie cependant proprement le type invisible de la matière visible ; dans le langage moderne, la substance distincte de la somme de ses propriétés physiques et chimiques. Ainsi, Mâtrâ n’existe que dans la pensée et n’est pas reconnaissable par l’action des cinq sens. Sa « chaîne de l’être » nous rappelle la généalogie du cheval, Orohippus, Mesohippus, Meiohippus, Protohippus, Pleiohippus et Equus du professeur Huxley. Il a évidemment entendu parler de [p. 122] la biologie moderne, ou Hylozoïsme, qui considère que ses 250 000 000 d’espèces vivantes, animales et végétales, sont des modifications progressives d’une grande unité fondamentale, une unité de ce qu’on appelle les « facultés mentales » aussi bien que de la structure corporelle. Et c’est la tache gélatineuse. Il se moque de l’idée populaire selon laquelle l’homme est le grand personnage central autour duquel toutes choses tournent comme des marionnettes, en fait de l’ère anthropocentrique de Draper, qui, chose étrange, vit à côté du télescope et du microscope. Comme l’homme est d’origine récente et peut finir à une époque précoce du macrocosme, ainsi avant sa naissance toutes choses tournaient autour du néant et peuvent continuer à le faire après sa mort.
Le Hâjî, qui dénonce ailleurs « l’ignorance composée », soutient que tout mal vient de l’erreur et que toute connaissance a été développée en renversant l’erreur, le canal ordinaire de la pensée humaine. Il termine cette section avec une grande vérité. Il y a des choses que la Raison ou l’Instinct humain mûri, dans son état non développé, ne peut maîtriser ; mais la Raison est une Loi pour elle-même. Par conséquent, nous ne sommes pas tenus de croire, ou de tenter de croire, quoi que ce soit qui soit contraire ou contradictoire à la Raison. Ici, il est diamétralement opposé à [p. 123] Rome, qui dit : « Ne faites pas appel à l’Histoire ; c’est un jugement privé. Ne faites pas appel à l’Écriture Sainte ; c’est une hérésie. Ne faites pas appel à la Raison ; c’est du rationalisme. »
Il soutient, avec les patriarches de l’Écriture sainte hébraïque, que la vie présente est tout à fait suffisante pour un être intellectuel (et non sentimental) et, par conséquent, qu’il ne manque ni un paradis ni un enfer. Avec beaucoup plus de contradiction, le poète occidental chante :
L’enfer n’a pas de limites, ni n’est circonscrit
Dans un lieu propre; mais quand nous sommes en enfer,
Et là où se trouve l’enfer, nous devons toujours être,
Et, pour être bref, quand tout ce monde se dissoudra,
Et toute créature sera purifiée,
Tous les endroits qui ne sont pas le paradis seront un enfer.
Car à quoi bon un enfer quand tout est pur ? Il développe l’ancienne théorie bouddhique selon laquelle le bonheur et la misère sont également répartis entre les hommes et les bêtes ; certains jouissent beaucoup et souffrent beaucoup, d’autres le contraire. C’est pourquoi Diderot déclare : « Les passions sobres ne produisent que des choses banales… l’homme de passion modérée vit et meurt comme une brute. » Et encore une fois, nous avons la demi-vérité :
Que la marque du rang dans la nature
C’est la capacité à ressentir la douleur.
[p. 124]
Ce dernier implique une capacité égale de plaisir, et ainsi l’équilibre est maintenu.
Hâjî Abdû montre ensuite que la foi est un accident de naissance. L’un de ses distiques omis dit :
La race fait la religion ; c’est vrai ! mais toujours le Créateur agit sur ce qui est fait,
Un Dieu fini et un péché infini, au lieu d’élever l’homme, dégradent.
Il présente, à la manière d’un dialogue, les différentes races qui luttent chacune pour établir leur propre croyance. Le Franc (chrétien) insulte l’Hindou, qui rétorque qu’il est de sang mêlé ou impur, terme appliqué à tous les non-Hindous. Le Nazaréen et le Mahomet font de même, le Confucianiste, qui ne croit en rien, et le Soufi, qui a naturellement le dernier mot. L’association de la Vierge Marie et de saint Joseph avec la Trinité, dans les Églises romaine et grecque, fait conclure à de nombreux musulmans que les chrétiens ne croient pas en trois mais en cinq Personnes. Ainsi, un Anglais écrit à propos des premiers Pères : « Ils ne disaient pas seulement que 3 = 1 et que 1 = 3 [p. 125] : ils prétendaient expliquer comment cette curieuse combinaison arithmétique avait été réalisée. L’Indivisible avait été divisé, et pourtant n’était pas divisé : il était divisible, et pourtant il était indivisible ; le noir était blanc et le blanc était noir ; et pourtant il n’y avait pas deux couleurs mais une seule couleur ; et quiconque n’y croirait pas serait damné. » La citation arabe se trouve dans l’original :
Ahsanu ‘l-Makâni l’ il-Fatâ 'l-Jehannamu
Le meilleur endroit pour la jeunesse (généreuse) est la Géhenne.
La Géhenne, alias Jahim, étant le lieu de feu du châtiment éternel. Et le second dicton, Al-nâr wa lâ 'l-'Ar\— « Le feu (de l’enfer) plutôt que la honte », — est également condamné par les coranistes. Le Gustâkhi (insolence) du destin est l’expression d’Umar-i-Khayyam (St. xxx) : —
Quoi, sans demander ici précipitamment d’où ?
Et, sans demander où il se précipitait !
Oh, combien de coupes de ce vin interdit
Il faut noyer le souvenir de cette insolence.
Soologicamente, le mot signifie « la coquetterie de l’aimé », la divinæ particula aurae. Et la section se termine avec les paroles de Pope :
Celui dont la vie est dans le droit chemin ne peut pas avoir tort.
[p. 126]