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Le Ḥáfiz Aḥmad ibn al-Ḥusain ibn Yaḥya ibn Ṣa‘íd ibn Bashar Abú’l-Faḍl al-Hamadhání, surnommé Badí ‘al-Zamán (la Merveille du Siècle), naquit à Hamadhán le 13 Joumádí al-Ákhir 358 A.H. (967 A.D.) et, par conséquent, comme beaucoup d’autres écrivains arabes éminents, vécut loin de l’Arabie et peut-être même était-il d’origine perse. [1] Il prétendait lui-même être un descendant des tribus de Taghlib et de Muḍar. [2]
Contrairement à Ḥarírí, son grand imitateur, il n’avait pas l’avantage d’être né et d’avoir été élevé dans l’atmosphère et au milieu des associations inspirantes d’un grand siège d’érudition, et il semble lui-même avoir partagé l’opinion populaire quant à la stupidité et à la grossièreté des gens de Hamadhán.
On dit qu’il a satirisé sa ville natale dans les lignes bien connues :—[3]
…
Hamadhán est ma ville natale, je dois lui accorder cet honneur, mais c’est la plus vile des villes.
Dans la laideur, ses enfants sont comme ses vieillards, et, dans la raison, ses vieillards sont comme ses enfants.
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À la page 419 des Lettres, il cite le vers d’un autre poète :
…
Tu ne me blâmeras pas pour la faiblesse de mon intellect,
Si tu es sûr, je suis un homme de Hamadhan.
Ibn Fáris, l’instructeur de Hamadhání, laisse entendre ironiquement que l’ignorance des habitants de Hamadhán était contagieuse. « Pourquoi ne devrais-je pas, dit-il, offrir une prière sincère pour cette ville où j’ai eu la chance d’oublier tout ce que j’ai appris ? » [4] Malgré le caractère peu inspirant de son environnement immédiat, « Aufí nous dit qu’il a donné, très jeune, la preuve de ces grands dons qui l’ont finalement rendu célèbre.
Ce grand mécène des lettres, le Ṣáḥib ibn ‘Abbád, le célèbre ministre Buwayhid, testa son habileté à la traduction ex tempore à l’âge de douze ans en donnant au jeune érudit des vers persans à traduire en arabe métrique, un exploit qu’il accomplit sur place, le Ṣáḥib lui-même, à la demande du jeune poète, suggérant le mètre et la rime. [5]
Il faut cependant se rappeler qu’il eut la chance de côtoyer des savants comme Abú’l-Ḥusain ibn Fáris (ob. 390 A.H.), le philologue et auteur du Mujmil fí’l-Lughát, ou Recueil d’observations philologiques [6] et 'Īsá ibn Hishám le traditionaliste. Il n’est pas improbable que ce dernier nous ait donné l’original du nom du Ráwí ou narrateur du Maqámát. Le narrateur de la tradition pourrait, par une transition facile, devenir le narrateur de l’histoire ou de l’aventure.
Chaque maqáma commence par …, qui, traduit littéralement, signifie « il nous a raconté des nouvelles ou des traditions ». Il faut aussi se rappeler que, malgré les dissensions internes, les luttes intestines et les guerres fréquentes avec les Grecs, il vivait à une époque de grande activité intellectuelle. La renaissance littéraire, qui commença sous le règne de Saif al-Daula, [7] se faisait encore sentir.
Mutanabbí, considéré par ses compatriotes comme le plus grand des poètes islamiques, venait d’achever sa grande œuvre. Deux ans avant la naissance d’Hamadhání, Abú 'Alí al-Qálí avait terminé à Cordoue son excellent ouvrage de philologie, le Livre des dictées, [3] et Abú’l-Faraj al-Isfahání avait achevé l’une des œuvres les plus importantes et les plus utiles de la langue arabe, cette riche mine de poésie, d’histoire, d’antiquités et de légendes, le Kitáb al-Aghání, à laquelle il avait consacré cinquante ans de sa vie. En 360 H., soit deux ans après la naissance de l’auteur, les Frères de la Pureté s’efforçaient, au moyen de leurs enseignements, exposés dans cinquante traités, de réconcilier la science et la religion et d’harmoniser la loi de l’Islam avec la philosophie des Grecs.
Parmi les autres hommes éminents de son époque, on trouve Abú Firás, le célèbre prince poète, dont le Ṣáḥib disait : « La poésie commença avec un prince, Imr al-Qais, et finit avec un autre, Abú’l-Firás. » [8] Il y eut aussi Abú’l-Alá al-Ma‘arí, le poète, philosophe et libre penseur, al-Babbghá, le poète et Ibn Nubáta, le prédicateur fougueux. Être appelé le prodige d’une telle époque était en effet une distinction fière. Et ici, on est amené à se demander quel était le système d’éducation et la méthode d’étude qui pouvaient produire un tel prodige.
À l’époque de Hamadhání, l’éducation, en plus de l’étude du Coran et de ses commentaires, consistait en l’étude des Traditions du Prophète, de la jurisprudence, des légendes concernant les temps païens des Arabes, leurs jours ou leurs batailles, des récitations ex tempore, de la philosophie, de la philologie, de la poétique, de la grammaire, de l’art d’écrire de la prose ornée et des voyages. [9]
Dans ses réflexions sur la connaissance, la voie à suivre pour l’acquérir et les qualifications essentielles du chercheur, l’auteur nous donne un aperçu de ses propres méthodes d’étude. Celles-ci comprenaient l’abnégation, la persévérance obstinée, beaucoup de lecture, des recherches patientes et une méditation profonde, associées à de nombreux voyages. Il montre clairement qu’il ne connaissait pas de voie royale vers l’apprentissage et qu’il avait appris « à mépriser les plaisirs et à vivre des jours pénibles ». [10] Dans le Maqámát, il montre à quel point son éducation avait été complète et à quel point il était imprégné de la culture de son époque.
En l’an 380 de l’hégire, à l’âge de vingt-deux ans, il quitta sa ville natale qu’il aimait peu et se rendit à la cour du Ṣáḥib. On ne sait pas exactement combien de temps il y passa, mais, au milieu des lettrés qui s’étaient rassemblés autour du grand vizir [4] et avec sans doute un accès libre à une bibliothèque si vaste que le Ṣáḥib aurait dit qu’il faudrait 400 chameaux pour la transporter, [11] ce dut être pour le jeune aspirant à la gloire littéraire une période riche en opportunités et en expériences. On dit qu’un manquement aux bonnes manières de sa part en présence du vizir mit fin brusquement à son séjour à Arraján. De là, il se rendit à Jurján où, selon Tha‘álibí (350-429 A.H.), il fréquenta la société des hérétiques ismaéliens, auprès desquels il acquit une grande quantité de connaissances et reçut de nombreuses lumières. [12] En 382 A.H. (992-3 A.D.), à l’âge de vingt-quatre ans, il atteignit Nishapur où il composa l’ouvrage sur lequel repose sa renommée, le Maqámát. Sur son chemin vers cette ville, il semble être tombé entre les mains de voleurs qui l’ont dépouillé de tout ce qu’il possédait. [13]
Si l’on accepte les dates données par Tha‘álibí dans le Yatíma, [14] de l’arrivée d’Hamadhání à Nishapur (382 A.H.) et [15] de la mort d’al-Khwárazmí (383 A.H.), les Maqámát furent l’œuvre d’un très jeune homme, achevée en l’espace de deux ans. Si tel est le cas, il a dû y avoir une grande préparation scientifique pendant le séjour de l’auteur à la cour du Ṣáḥib et son séjour parmi les hérétiques ismaéliens à Jurján. La preuve en faveur de cette thèse est fournie par Hamadhání lui-même. En réponse à la critique d’al-Khwárazmí sur son travail, il remarque d’un ton moqueur que, bien qu’il ait dicté quatre cents maqámát, son détracteur était incapable d’en composer la dixième partie. [16]
Il y a cependant des raisons de supposer que l’ouvrage a été commencé avant que l’auteur ne quitte sa ville natale. Par exemple, la scène de la maqáma de Madirah se déroule à Baṣra tandis que l’appel final est adressé à un public à Hamadhán. [17] On peut donc en déduire que les Maqámát ont été commencées à Hamadhán et achevées à Nishapur, probablement quelque temps après la mort d’al-Khwárazmí en 383 A.H.
C’est dans cette ville qu’eut lieu un grand duel littéraire entre Hamadhání et Abú Bakr al-Khwárazmí (323-383 H.), neveu de Ṭabarí, l’historien bien connu. Al-Khwárazmí était un poète de premier ordre, un maître dans l’art des [5] écritures officielles, une autorité renommée en philologie et en généalogie, connu pour ses propos sentencieux et doté d’une mémoire merveilleuse.
On raconte de lui qu’étant allé voir le Ṣáḥib ibn ‘Abbád, qui tenait alors sa cour à Arraján, il demanda à un chambellan de lui annoncer qu’un homme de lettres désirait le voir, et son maître répondit : « Dites-lui que je me suis engagé à ne recevoir aucun homme de lettres, à moins qu’il ne sache par cœur vingt mille vers composés par des Arabes du désert. » Le chambellan revint avec la réponse, et Abú Bakr dit : « Retournez lui demander s’il veut dire vingt mille vers composés par des hommes ou vingt mille par des femmes ? » Cette question fut répétée et le Ṣáḥib s’écria : « Ce doit être Abú Bakr al-Khwárazmí : qu’il entre ! » [18] Tel était le géant intellectuel, alors âgé d’une soixantaine d’années, que le jeune savant de vingt-cinq ans tenta de défier au combat littéraire.
Hamadhání ouvrit la discussion. S’adressant à al-Khwárazmí, il dit : « Nous t’avons cité afin que tu puisses combler cette assemblée [19] de bienfaits et citer des vers inconnus et des proverbes rares. Nous discuterons avec toi et profiterons de ce que tu as, et toi, interroge-nous afin que tu puisses profiter de ce que nous avons. Maintenant, nous allons commencer par les arts dont tu es le maître et qui t’ont rendu célèbre. Ce sont la mémoire, si tu veux, la poésie, si tu le désires, la prose, si tu le veux, ou l’improvisation, si tu le veux, car ce sont les sujets de la vantardise dont tu remplis ta bouche. » [20] Al-Khwárazmí choisit l’improvisation et le résultat fut sa déconfiture complète. [21]
Nous craignons que la décision en faveur de l’auteur ne soit pas totalement impartiale. Al-Khwárazmí était soutenu par ses étudiants tandis que les notables de Nishapur, qui lui en voulaient, se rangeaient du côté de Hamadhání. [22] Le verdict devait être acquis d’avance.
Hamadhání ne semble cependant pas avoir nourri de rancune [6] contre son rival vaincu. Dans sa réponse à quelqu’un qui, par la suite, eut la malchance de lui écrire pour le féliciter de la maladie d’al-Khwárazmí, il adressa un sévère reproche à l’auteur et lui dit qu’en temps de trouble tout ressentiment disparaît, qu’il nourrissait la plus profonde affection pour le grand savant et priait sincèrement pour sa guérison. [23]
Comme personne n’aurait pu imaginer qu’il y eût un savant qui, quelles que soient les circonstances, eût l’audace d’entrer en lice avec al-Khwárazmí, le succès d’Hamadhání dans sa victoire sur le grand homme fit que sa renommée se répandit au loin et lui assura la protection des grands et des puissants. Au cours de ses voyages ultérieurs, il n’y eut pas un prince, un gouverneur ou un chef dont il ne bénéficia de la générosité et dont il ne reçut la largesse. [24]
À la mort d’al-Khwárazmí en 383 A.H. (selon Ibn al-Athír en 393 A.H.), Hamadhání se retrouva sans rival. On ne sait pas combien de temps il resta à Nishapur, mais dans une lettre adressée à Shaikh Abd ‘Alí pour demander une lettre à l’émir, il se plaignit que son séjour y avait été long, qu’il souffrait d’insomnie et que, s’il y avait un retard dans l’envoi de la lettre, il serait obligé de partir sans l’envoyer. [25] Après avoir quitté cette ville, il visita toutes les villes importantes du Khurásán, du Sijistán (Seistan) et du royaume de Ghazna, récitant probablement son maqámát devant un public admiratif partout où il allait. Il s’installa finalement à Hérat [26] où il améliora considérablement sa situation et ses conditions de vie en épousant la fille d’un homme riche nommé Abú ‘Alí Ḥusain al-Khushnámí. De ce mariage, il eut une fille unique à laquelle il se réfère dans les termes les plus affectueux. Il écrit : « Je lui suis aussi dévoué qu’un père à son fils unique et je ne l’échangerais pas contre dix fils. » [27]
Il semble avoir entretenu une correspondance abondante avec un grand nombre de personnages éminents, dont les principaux étaient : Cheikh Abd 'Abbás, premier ministre du sultan Maḥmúd de Ghazna, Adnán ibn Muḥammad, le gouverneur de [p. 7] Herat, Abú Ja’far al-Míkálí, Muḥammad ibn Zuheir, le gouverneur de Balkh, le vizir de Rayy et d’autres.
La compétence dans l’art épistolaire, dont Hamadhání pouvait se vanter, était un passeport sûr pour l’avancement à l’époque de l’auteur, mais il ne semble pas avoir occupé de poste officiel et les allusions à sa nomination comme gouverneur de Baṣra [28] et administrateur d’une province en Syrie [29] sont, selon toute probabilité, une fiction. [30] Il mourut à Herat le vendredi 11 Jumádí’l 'Ula. A.H. 398 (février 1008) [31] à l’âge relativement jeune de quarante années lunaires, soit huit ans plus jeune que Ḥarírí lorsqu’il commença à composer son Maqámát. [32]
Selon Abú Ṣa‘íd ‘Abd al-Raḥmán ibn Muḥammad, « il tomba en léthargie et fut enterré avec précipitation. Il recouvra la santé une fois enfermé dans la tombe, et ses cris ayant été entendus dans la nuit, sa tombe fut ouverte et il fut retrouvé mort tenant sa barbe ». [33] On dit aussi qu’il fut empoisonné.
A en juger par ses lettres [34], il était un homme pour qui les liens familiaux étaient très forts. Ses conseils au fils de sa sœur témoignent d’un souci louable pour l’éducation du garçon. Il écrit : « Tu es mon fils tant que l’étude est ton affaire, l’école ton lieu, l’encrier ton allié et le livre ton ami, mais si tu es à court, mais je pense que tu ne le feras pas, alors qu’un autre soit ton oncle. » [35]
Tha‘álibí, sa connaissance et son biographe, résume ainsi ses capacités et son caractère : « Il était remarquable par son arabe choisi et correct, l’élégance de ses épîtres et la beauté de sa poésie. Il était d’apparence agréable, gai, sociable, modeste, généreux, d’une âme noble, un homme de parole, sincère dans ses relations sociales, un véritable ami, mais un ennemi acharné. » [36]
Sa mort, selon la même autorité, fut un grand coup porté à l’érudition, et il fut universellement pleuré et regretté ; « mais », ajoute Tha‘álibí, « n’est pas mort celui dont la renommée vit ». [37] Ces mots ont été écrits peu de temps après la mort de Hamadhání ; et les neuf siècles suivants, pendant lesquels [8] son influence a pénétré le vaste domaine de la littérature islamique, ont prouvé qu’ils n’étaient pas inappropriés à l’auteur du Maqámát.
1:1 Voir Lettres de l’auteur, p. 47, ligne 1. ↩︎
1:2 Ibid., pp. 8 et 9. ↩︎
1:3 Abú’l-‘Ala Muḥammad ibn Ḥusul, originaire de Hamadhán, est l’auteur présumé de ces lignes. ↩︎
2 : 1 Ibn Khallikan, Traduction de De Slane, i, 101. ↩︎
2 : 2 Lubáb al-Albáb, p. 17. ↩︎
2 : 3 Ibn Khallikan, Traduction de De Slane, i, 101. ↩︎
2:4 Voir Yatíma, i, 9. ↩︎
3 : 1 Ibn Khallikan, Traduction de De Slane, i, 366. ↩︎
3 : 2 Voir l’introduction de De Slane à Ibn Khallikan, pp. XXXI et XXXII, ↩︎
3:3 Texte, pp. 202-4 et Lettres, pp. 165-8. ↩︎
4 : 1 Ibn Khallikan, Traduction de De Slane, i, 215. ↩︎
4 : 2 Yatíma, iv, 168. ↩︎
4:3 Lettres, pp. 104-5. ↩︎
4 : 4 Yatíma, iv, 168. ↩︎
4:5 Lettres, pp. 104-5. ↩︎
4:6 Ibid., p. 390. ↩︎
4:7 Texte, pp. 110-15. ↩︎
5 : 1 Ibn Khallikan, Traduction de De Slane, iii, 108. Yatíma, iv, 114. ↩︎
5:2 L’auteur utilise le mot Majlis (…), Lettres, p. 41, ligne 5. ↩︎
5:3 Ibid., p. 41-2. ↩︎
5:4 Lettres, pp, 80 et 83 et Dictionnaire des savants de Yakút, i, 101. ↩︎
5 : 5 Yatíma, iv, 137. ↩︎
6:1 Lettres, p. 187. ↩︎
6:2 Yatíma, iv, 169. Le seul qui fut jugé digne d’éloges dans le Maqámát fut Khalaf ibn Aḥmad, l’Amír du Sijistán. ↩︎
6:3 Lettres, p. 189. ↩︎
6:4 Voir Lettres, p. 337 pour les motifs qui l’ont poussé à s’y établir. ↩︎
6:5 Lettres, p. 398. ↩︎
7:1 Texte, p. 196. ↩︎
7:2 Ibid., p. 233. ↩︎
7:3 Voir Lettres, pp. 266-7. ↩︎
7:4 Lettres, p. 295. ↩︎
7 : 5 Introduction de De Sacy à Ḥarírí, p. 50. ↩︎
7 : 6 Ibn Khallikan, traduction de De Slane, i, 114. ↩︎
7:7 Lettres, pp. 245-9. ↩︎
7:8 Ibid., p. 523. ↩︎
7:9 Yatíma, iv, 168; aussi Lettres, pp. 253-5. ↩︎
7 :10 Yatíma, iv, 109. ↩︎