La prose RIMÉE, appelée saj‘ (…) à cause de sa régularité ou de sa monotonie, ou à cause d’une ressemblance imaginaire entre son rythme et le roucoulement d’une colombe, est un style de prose hautement artificiel, caractérisé par une sorte de rythme en même temps que de rime. C’est une espèce de diction à laquelle la langue arabe, à cause de sa structure, de la précision mathématique de ses multiples formations et de l’assonance essentielle de nombreux dérivés de la même racine fournissant la connexion entre le son et la signification des mots, se prête particulièrement. [1]
Selon Jáḥiz (ob. A.H. 255) les avantages de la prose rimée sont doubles : elle est agréable à l’oreille et facile à retenir. Il dit que les Arabes ont prononcé une quantité bien plus grande de prose simple que de prose rimée, et pourtant pas un dixième de la première n’a été conservé tandis qu’aucun dixième de la seconde n’a été perdu. [2]
Dans les temps païens, on suppose que c’était le mode d’expression des discours solennels, des défis, des harangues et des oraisons.[3] C’était aussi la forme sous laquelle s’exprimaient les paroles et les décisions oraculaires des kahana, les devins, dont chacun était censé avoir un esprit familier.[4]
En raison de son association avec ces pratiques païennes [5], son utilisation « dans les commandements et les interdictions » aux premiers jours de l’Islam aurait été interdite. [6] Le Prophète aurait dit : … « Évitez la prose rimée des devins. »
D’après Aḥmad ibn Ḥanbal (ob. AH 258), fondateur de l’une des quatre écoles de droit, le Prophète avait une répugnance profonde pour ce genre de composition. Dans un incident qu’il a relaté, le Prophète aurait dit avec [9] indignation : « Quoi ! De la prose rimée à la manière des Arabes du temps de l’ignorance ? » [7]
Il n’y a donc naturellement aucune trace de ce terme dans le sermon du Prophète après la prise de la Mecque, ni dans son discours d’adieu et sa dernière charge à l’occasion du dernier pèlerinage.[8] Il n’est pas non plus utilisé par le calife Mu‘áwíya dans sa dernière khutba.[9]
Malgré l’interdiction, il semble cependant qu’il y ait eu des orateurs qui parlaient en prose rimée, et l’un des premiers spécimens d’une khutba en prose rimée est celui du célèbre prédicateur et orateur contemporain de Muḥammad, Saḥbán Wá’il (ob. 54 A.H.). [10] D’un autre côté, il ne l’a pas utilisé dans sa réponse à Ṭalḥa al-Ṭalḥáṭ, le gouverneur du Sijistán. [11]
Avec la diffusion de l’Islam, la raison de l’interdiction disparaît et la prose rimée réapparaît dans certains discours prononcés par des orateurs musulmans en présence des premiers califes et aucune objection ne semble avoir été soulevée. [12]
Dans les premiers temps de l’Islam, il semble appartenir à la répartie, aux paroles sentencieuses, à l’épigramme, aux paroles solennelles telles que les conseils paternels, [13] les formules religieuses, les prières, les élogia adressées aux princes et aux gouverneurs. Jáḥiz en cite plusieurs exemplaires [14] et l’auteur de l’Aghání cite un éloge en prose rimée [15] d’al-Nabigha al-Ja’adí, l’un des plus célèbres poètes contemporains de Muḥammad. [16]
Au cours du premier siècle de l’Hégire, il semble avoir été considéré comme le symbole d’un style élevé propre à l’orateur. [17]
Dans les premiers exemples d’éloquence féminine compilés par Abú’l-Faḍl Aḥmad ibn Ṭaḥir (204-80 A.H.), on trouve cependant très peu de traces de ce type de composition. [18] En fait, on le considérait comme une réalisation rare, voire comme un art perdu. Mais quelques phrases de cette forme de composition par l’épouse d’Abú’l-Aswad [10] al-Du‘lí ont suffi à faire s’exclamer auprès du calife Mu‘awiya : « Mon Dieu ! Quelle prose rimée parle cette femme ! » [19]
L’institution du discours hebdomadaire (khutba) par le calife a sans doute nécessité une préparation minutieuse et a ainsi ouvert la voie à l’éloquence en chaire qui a trouvé sa plus haute expression dans la prose rimée. Ce n’est cependant qu’au début du troisième siècle de l’Hégire qu’il réapparaît dans la khutba et devient le style conventionnel du prédicateur professionnel. Un excellent exemple de khutba en prose rimée sur la mort, la résurrection et le jugement est celui d’Ibn Nubata (335-74 A.H.) intitulé « le sermon de la vision » [20]. Le langage est digne et solennel, mais parfaitement simple et intelligible. Un vaste empire avec ses nombreux gouvernements provinciaux et ses relations politiques et commerciales avec les États voisins exigeait que ses édits, ses dépêches étrangères et sa correspondance officielle soient exprimés dans un langage à la fois digne et énergique.
De cette nécessité naquit l’étude de l’art épistolaire et vers le début du deuxième siècle de l’hégire, les écrivains de lettres officielles développèrent ce style fleuri qui est depuis lors le trait distinctif de ces compositions. Néanmoins, il y eut des écrivains qui évitèrent cette ornementation et écrivirent dans un langage facile à comprendre.
Un exemple notable de ce style naturel et simple est Jáḥiz dont le langage, écrit un siècle plus tard, Hamadhání, est condamné comme manquant d’artifice, d’ornementation et d’ornementation. [21]
L’art de l’écriture officielle fut cultivé avec une telle assiduité, l’importance qu’on lui accordait était si grande et il devint si apprécié, que le Kátib, ou secrétaire, s’éleva souvent à la plus haute position de l’État, celle de Wazír, ou ministre en chef. Tha’álibí jette une lumière considérable sur l’apparition et le développement de cette correspondance officielle. Il dit que l’écriture épistolaire commença avec 'Abd al-Ḥamíd (ob. 133 A.H.), Kátib, ou secrétaire, de Marwán, le dernier des califes omeyyades, et se termina avec Ibn al-Amíd (ob. 359 ou 360 A.H.), le Wazír de Rukn ad-Daula, le prince Buwayhid. [22]
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Dans cet effort pour un style orné et élevé, l’adoption d’un type de composition qui a élevé l’éloquence en chaire au-dessus du langage de la vie quotidienne semble être un résultat naturel, et ainsi la prose rimée est devenue la caractéristique essentielle non seulement de l’écriture officielle, mais aussi de la correspondance privée des érudits et des cultivés.
Il suffira de mentionner trois recueils de telles épîtres : celles d’Abú’l ‘Alá al-Mu‘arrí (363-449 A.H.), éditées et traduites en anglais par le professeur DS Margoliouth ; des extraits de celles d’Abú Bakr al-Khwárazmí citées par Tha‘álibí ; [23] et celles d’al-Hamadhání lui-même, éditées et publiées avec des notes par Ibráhím Ibn ‘Alí al-Aḥdab (Beyrút).
C’est Hamadhání, maître de l’art épistolaire lui-même, qui eut l’idée de démontrer dans une série de discours dramatiques, connus sous le nom de Maqámát, comment l’usage de ce mode de composition pouvait s’étendre à la littérature de manière à inclure toute la gamme de la vie et de la langue du peuple arabe. Il fut donc le vulgarisateur de la prose rimée, dans une catégorie de compositions auxquelles son nom fut le premier associé et qui ont non seulement pénétré toute la littérature islamique ainsi que celle des chrétiens syriens et des juifs espagnols, mais ont servi de modèles de style pendant plus de neuf cents ans.
8 : 1 Voir l’introduction de Chenery à Ḥarírí, pp. 50-51. ↩︎
8 : 2 Kitáb al-Bayán wa’l-Tabyín, i, 112. ↩︎
8 : 3 Ibid., p. 119 (oraison de Koss ibn Sa’ida). ↩︎
8 : 4 Ibid., p. 113 ; Coran lii, 29. ↩︎
8:5 Vie de Muḥammad, Wüsṭenfeld, Volume I, pp. 171, 191. ↩︎
8 : 6 Kitáb al-Bayán wa’l-Tabyín, p. 113. ↩︎
9 : 1 Musnad d’Ibn Ḥanbal, iv, 245. ↩︎
9 : 2 Kitáb al-Bayán wa’l-Tabyín, ii, 163-4 et Vie de Muḥammad (Wüstenfeld) Bande iv, 968. ↩︎
9 : 3 Kitáb al-Amálí, ii, 313. ↩︎
9 : 4 Traduction de Chenery de Ḥarírí, p. 309. ↩︎
9 : 5 Ḥarírí, p. 49. ↩︎
9 : 6 Kitáb al-Bayán wa’l-Tabyín, i, 113. s ↩︎
9 : 7 Aghání, iii, 6. ↩︎
9 : 8 Kitáb al-Bayán wa’l-Tabyín, i, 111. ↩︎
9 : 9 Aghání, xiv, 3, ↩︎
9 :10 Ibn Khallikan, i, 456. ↩︎
9 :11 Kitáb al-Amálí, ü, 73. ↩︎
9:12 Voir Balághat al-Nisá, pp. 15 et 16. ↩︎
10 : 1 Voir Balághat al-Nisá, p. 54. ↩︎
10 : 2 Journal Asiatique, janvier 1840. ↩︎
10:3 Texte, p. 72. ↩︎
10:4 Yatima, iii, 3. ↩︎
11 : 1 Yatíma, iv, 114-23. ↩︎