[p. vii]
Quelle que soit l’opinion que l’on puisse avoir sur les mérites respectifs de la poésie arabe et de la poésie persane, je pense que ceux qui connaissent la littérature mystique des deux nations admettront généralement que les Arabes excellent en prose plutôt qu’en vers, alors que les prosateurs persans sur ce sujet ne peuvent être comparés aux poètes. Farídu’ddín ‘Aṭṭár, Jalálu’ddín Rúmí, Ḥáfiẓ et Jámi – pour ne citer que quelques-uns des grands poètes persans dont les œuvres, traduites en diverses langues, ont introduit la philosophie religieuse du Ṣúfiisme dans un cercle de plus en plus large de la culture européenne – sont aussi supérieurs à leurs rivaux arabes, y compris même à l’admirable Ibn al-Fáriḍ, que le Futúḥát al-Makkiyya et le Fuṣúṣ al-Ḥikam sont supérieurs à des traités similaires en persan. Le Tarjumán al-Ashwáq ne fait pas exception à cette règle. L’obscurité de son style et l’étrangeté de son imagerie satisferont les esprits austères pour qui la littérature constitue une forme raffinée et ardue d’exercice intellectuel, mais le domaine dans lequel évolue l’auteur est trop abstrait et trop éloigné de l’expérience commune pour plaire à ceux qui ne partagent pas son tempérament visionnaire ou qui n’ont pas eux-mêmes puisé leur inspiration dans le même ordre d’idées. Néanmoins, l’œuvre d’un génie aussi audacieux et subtil mérite, à tout le moins, d’être étudiée, et les étudiants trouveront, en récompense de leur travail, de nombreuses et nobles pensées frappantes et quelques passages d’une réelle beauté. Les lignes suivantes sont souvent citées. Elles expriment la doctrine Ṣúfí selon laquelle toutes les voies mènent au Dieu unique.
« Mon cœur est devenu capable de toutes les formes ; il est un pâturage pour les gazelles et un couvent pour les moines chrétiens,
Et un temple pour les idoles et la Ka’ba des pèlerins et les tables de la Torah et le livre du Coran.
Je suis la religion de l’Amour : quel que soit le chemin que prennent les chameaux de l’Amour, c’est ma religion et ma foi. » [1]
[p. viii]
La présente édition fut conçue à l’origine pour le Journal de la Royal Asiatic Society et est maintenant publiée sous sa forme originale. Je ne répéterai ni ne développerai ce que j’ai dit dans ma brève introduction concernant la date de composition, les différentes révisions du texte, la méthode d’interprétation et le caractère général de ces odes remarquables, mais il peut être utile d’indiquer en quelques mots quelques-unes des principales théories qui sont esquissées symboliquement dans le texte et révélées plus explicitement dans le commentaire de l’auteur. Bien que le Tarjumán al-Ashwáq offre matière à un essai sur la théosophie d’Ibn al-'Arabí, j’estime, en mon nom personnel, qu’une étude plus approfondie de ses œuvres est nécessaire avant de pouvoir entreprendre une telle tâche avec profit. On trouve de nombreuses informations précieuses dans un traité sur le monisme d’Ali b. Sultan Muḥammad al-Qárí al-Harawí [2] — polémique dirigée contre Ibn al-‘Arabí et ses disciples qui soutenaient que tout Être est essentiellement un avec Dieu, malgré sa diversité apparente. Cette brochure a été écrite en réponse à un défenseur d’Ibn al-‘Arabí, qui avait rassemblé sous vingt-quatre titres divers passages des Futúḥát et des Fuṣúṣ, auxquels les théologiens orthodoxes avaient fait objection, et s’était efforcé de justifier l’auteur contre ses critiques. ‘Alí al-Qárí considère Ibn al-‘Arabí comme un dangereux infidèle et ne lui fait aucun quartier. Bien entendu, les passages incriminés admettent plus d’une interprétation, et l’auteur aurait sans doute répudié l’interprétation que les théologiens leur ont donnée. Leur portée panthéiste, cependant, ne peut être expliquée. J’ai classé les exemples suivants pour des raisons de commodité et j’ai ajouté quelques références au commentaire sur le Tarjumán.
1. Dieu et le Monde. Ibn al-‘Arabí dit dans les Futúḥát, ‘Gloire à Dieu qui a amené toutes choses à l’existence, étant Lui-même leur substance (###). Il est la substance [p. ix] de chaque objet en manifestation, bien qu’Il ne soit pas la substance des objets dans leurs essences.’ [3] Et encore, dans les Fuṣúṣ, ‘Dieu se manifeste dans chaque atome de la création : Il est révélé dans chaque objet intelligible et caché à toute intelligence sauf à l’intelligence de ceux qui disent que l’Univers est Sa forme et Son ipséité (###), dans la mesure où Il se trouve dans la même relation aux objets phénoménaux que l’esprit au corps.’
2. Dieu et l’homme. « L’homme est la forme de Dieu et Dieu est l’esprit de l’homme. » « L’homme est à Dieu comme la pupille à l’œil : par son moyen Dieu voit les objets qu’il a créés. » « L’origine de l’homme est à la fois temporelle et éternelle ; il est un organisme durable et éternel. » « L’homme est la substance de chaque attribut dont il dote Dieu : quand il contemple Dieu, il se contemple lui-même, et Dieu se contemple Lui-même quand Il contemple l’homme. C’est pourquoi Abú Sa’íd al-Kharráz a dit qu’il était un visage et une langue de Dieu, qui est appelé par le nom d’Abú Sa’íd al-Kharráz et aussi par d’autres noms temporels, car Dieu réunit tous les contraires en Lui-même. »
Dieu habite le cœur de l’homme (vi, 1), et l’homme, investi des qualités divines, est un miroir qui se montre Dieu à lui-même (x, 2). On peut à juste titre attribuer des qualités divines à quiconque est tellement transporté hors de lui-même que Dieu devient son œil et son oreille (x, 1). Bien que l’union avec Dieu ne soit pas possible tant que le corps existe (v, 2), Ibn al-‘Arabí, comme Plotin, soutient que la « déification » est atteignable (xxiv, 3). [4] Ailleurs, il dit que la connaissance de Dieu est le but ultime que puisse atteindre tout être contingent (xvii, 5). Cette connaissance s’acquiert uniquement au moyen de la Foi et de la Contemplation, que la Raison peut servir si elle consent à mettre de côté sa faculté réflexive (iii, 2, 5). Quelle est donc la fin de la connaissance ? Apparemment, un état de Nirvana ou d’inconscience transcendantale, ### [p. x] (v, 6). Le phénoménal s’évanouit en présence de l’Éternel (xx, 19).
3. La religion. Puisque toutes choses sont une manifestation de la substance divine, il s’ensuit que Dieu peut être adoré dans une étoile, un veau ou tout autre objet, et qu’aucune forme de religion positive ne contient plus qu’une partie de la vérité. « Ne vous attachez pas exclusivement à une croyance particulière, dit Ibn al-‘Arabí, de sorte que vous ne croiriez pas à toutes les autres ; autrement, vous perdriez beaucoup de bien, et même vous ne parviendriez pas à reconnaître la véritable vérité de la question. Que votre âme soit capable d’embrasser toutes les formes de croyance. Dieu, l’Omniprésent et l’Omnipotent, n’est limité par aucune croyance particulière, car Il dit : « Où que vous vous tourniez, là est la face d’Allah » (Cor. ii, 109) ; et la face d’une chose est sa réalité. » Il est vain de se quereller à propos de la religion. « Chacun loue ce qu’il croit ; son dieu est sa propre créature, et en le louant, il se loue lui-même. Par conséquent, il blâme les croyances des autres, ce qu’il ne ferait pas s’il était juste, mais son aversion est basée sur l’ignorance. S’il connaissait le dicton de Junayd - « l’eau prend sa couleur du récipient qui la contient » - il n’interférerait pas avec les croyances des autres, mais percevrait Dieu sous toutes ses formes et dans toutes ses croyances. » [5] La substance divine reste inchangée et immuable au milieu de toute la variété de l’expérience religieuse. « Ceux qui adorent Dieu dans le soleil voient un soleil, et ceux qui L’adorent dans des êtres vivants voient un être vivant, et ceux qui L’adorent dans des objets inanimés voient un objet inanimé, et ceux qui L’adorent comme un Être unique et sans égal voient ce qui n’a pas de semblable » (xii, 13). Dans un passage remarquable, Ibn al-'Arabí cherche à harmoniser l’islam avec le christianisme. La Trinité chrétienne, dit-il, est essentiellement [p. xi] une Unité qui a sa contrepartie dans les trois Noms cardinaux par lesquels Dieu est signifié dans le Coran, à savoir. Allah, ar-Raḥmán et ar-Rabb (xii, 4). L’Islam est particulièrement la religion de l’Amour (xi, 15), et la miséricorde de Dieu n’est refusée à aucun, qu’il soit musulman ou infidèle, qui L’invoque dans l’extrême nécessité. Même si les incroyants devaient rester en Enfer pour toujours, ils ressentiront finalement ses tourments ardents comme un plaisir et une joie. Ibn al-‘Arabí aurait prétendu qu’il était le Sceau des Saints, comme Mahomet était le Sceau des Prophètes, et aussi que les Saints étaient supérieurs aux Prophètes, mais il est très douteux que ces accusations soient bien fondées. Il semble avoir soutenu que les prophètes, en tant que saints, tirent leur science du sceau des saints, et que les prophètes en vertu de leur sainteté sont supérieurs aux prophètes en vertu de leur dignité prophétique (cf. iv, i ; xviii, 8).Il affirme cependant qu’il avait atteint un degré spirituel qu’aucun de ses pairs n’avait atteint (xxiv, 4).
Je désire remercier Sir Charles Lyall pour son aide précieuse, qui a lu le texte et la traduction manuscrits et a fait un certain nombre de suggestions, dont presque toutes ont été insérées dans le livre pendant qu’il était sous presse. Le fait qu’il ait subi sa critique me permet de le proposer aux étudiants en poésie arabe avec plus de confiance qu’il n’aurait été possible autrement. Mes remerciements vont également au bibliothécaire de l’université de Leyde, qui a fait envoyer deux manuscrits du Tarjumán à Cambridge et leur a permis de rester là aussi longtemps qu’ils étaient nécessaires.
vii:1 xi, 13-15 ↩︎
viii:1 Brockelmann, ii, 394. L’ouvrage en question est intitulé ###. Il est paru, avec plusieurs autres traités sur le même sujet, dans un volume publié à Constantinople en 1294 A.H., dont une copie m’a été remise par le Dr Riẓá Tevfíq. ↩︎
ix:1 Cf. xx, 25: « Les attributs divins se manifestent dans la création, mais l’essence divine n’entre pas dans la création. » ↩︎
ix:2 Cf. xxv, 7. ↩︎
x:1 Cf. xiii, 12. ↩︎