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Bethsaïde se trouvait hors de la juridiction d’Hérode, mais aux confins de la Galilée. C’était le lieu naturel que Jésus recherchait lorsqu’il sortit de sa retraite dans la montagne et fut chassé de Galilée. Il dut y enseigner et y œuvrer longtemps ; mais de son ministère à Bethsaïde, il ne reste aucun témoignage, si ce n’est le récit de la guérison de l’aveugle. Nous ne savons pas non plus si cette guérison eut lieu à Bethsaïde même, ou dans l’un des villages qui en dépendaient. Marc parle d’un village, mais Bethsaïde était bien plus qu’un village.
Des hommes amenèrent un aveugle à Jésus et le prièrent de le toucher. Il prit l’aveugle par la main et le conduisit hors du village. Là, il lui cracha dans les yeux, leur imposa les mains et lui demanda : « Vois-tu quelque chose ? »
L’aveugle leva les yeux et dit : « Je vois des hommes, car je vois des choses comme des arbres qui marchent. »
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Alors Jésus posa de nouveau les mains sur les yeux de l’homme. Et l’homme vit à travers le voile et vit distinctement tout. Jésus le renvoya chez lui, lui défendant même d’entrer dans le village.
C’est tout ce que nous savons de l’œuvre réelle de Jésus à Bethsaïde ; mais il y avait bien plus que cela. Bethsaïde partage avec Chorazin et Capharnaüm l’ignominie de la dénonciation amère de Jésus. Il a dû y travailler autant qu’à Capharnaüm ; et il en a été rejeté autant qu’à Capharnaüm.
On peut supposer que Bethsaïde fut la dernière ville où il chercha à œuvrer parmi les hommes. Il aurait pu y travailler après que la Galilée lui fut fermée ; et nous savons que Bethsaïde fut la dernière ville qu’il visita avant la grande décision de Césarée de Philippe.
Quelque part aux abords de Bethsaïde, il faut l’imaginer, de retour de sa dernière incursion en Galilée, avec le reste de ses fidèles, déjà affaiblis. Et Bethsaïde refusait tout contact avec le prophète discrédité. En Galilée, hors de la Galilée, il fut rejeté. Il se tourna vers le nord. En chemin, il s’écria, plein d’amertume :
« Malheur à toi, Chorazin ! Malheur à toi, [ p. 172 ] Bethsaïda ! Si les œuvres qui ont été faites au milieu de toi avaient été faites à Tyr et à Sidon, elles se seraient repenties, revêtues du sac et de la cendre, depuis longtemps. Et toi, Capharnaüm ! Élevée jusqu’au ciel ? Non, tu seras abaissée jusqu’au séjour des morts. Car si les œuvres qui ont été faites au milieu de toi avaient été faites à Sodome, Sodome subsisterait encore aujourd’hui. Je vous le dis, au jour du jugement, Sodome sera traitée moins rigoureusement que toi. »
C’était le moment de sa défaite totale, alors qu’il menait la marche vers le nord depuis Bethsaïde. Qu’était-il maintenant ? Que croyaient ses hommes en lui ? Il se tourna vers eux :
« Qui disent les hommes que je suis ? »
Ils ont répondu :
« Jean-Baptiste ; d’autres disent Élie ; d’autres, l’un des prophètes. »
Il a demandé :
« Mais vous, qui dites-vous que je suis ? » Pierre répondit :
« Tu es le Messie. »
Jésus répondit :
« Tu es béni entre les hommes, Simon, fils de Jonas, car ce n’est pas la chair et le sang, mais mon Père qui est dans les cieux qui t’a révélé cela. »
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Et il leur défendit d’en parler à personne.
Jésus était au plus bas de sa vie terrestre. Il avait été définitivement chassé de sa propre terre, la Galilée. Il allait la revisiter une fois de plus, déguisé et caché. Tous ses rêves de conduire ses compatriotes vers le Royaume s’étaient évanouis. Il avait appris qu’ils ne suivraient qu’un chef porteur d’un signe ; et il ne pouvait ni ne voulait leur en donner un.
C’était un prophète, au bord de la ruine. Certains l’appelaient Jean-Baptiste ; et qu’est-ce qui empêchait que le Baptiste soit à nouveau décapité ? D’autres l’appelaient, comme on appelait Jean-Baptiste avant lui, Élie ; et qu’est-ce qui empêchait que le troisième Élie suive le même chemin que le second ? Et pour ceux pour qui il n’était qu’un prophète, il y avait eu de nombreux prophètes dans l’histoire d’Israël, et la plupart d’entre eux avaient connu une fin malheureuse. Jésus était en bonne voie pour connaître la sienne.
Ainsi, à l’œil extérieur. Mais qu’était Jésus à son propre œil intérieur ? Par-dessus tout, le fils de Dieu, qui avait cherché en vain des frères [ p. 174 ] terrestres. Par une expérience amère, il s’était révélé le fils unique de Dieu. Il avait le choix : soit renier la connaissance qu’il avait de sa communion absolue avec un Père aimant, soit endurer jusqu’au bout son étrange destin.
De sa communion avec Dieu, il ne pouvait douter. Mais d’autres hommes avaient communié avec Dieu. Nul ne connaissait aussi bien que lui la voix authentique de Dieu telle qu’elle sortait des lèvres des prophètes d’autrefois. Mais sa communion était différente, étrangement différente : il avait connu Dieu non comme un serviteur connaît son maître, mais comme un fils perdu depuis longtemps, son père caché. Jésus était un tel homme qu’il n’aurait pu connaître Dieu autrement. Si Dieu avait été inférieur à ce qu’il avait trouvé, il l’aurait refusé. Pour lui, Dieu devait être celui en qui tout son amour pouvait trouver satisfaction et repos. Pour lui, aucun autre Dieu n’était possible ; et pour tous les autres hommes, un tel Dieu était impossible.
Il était donc devenu, inévitablement, le fils unique de Dieu. Plus son message était rejeté, plus les hommes refusaient le droit de naissance qu’il leur offrait, celui d’être et d’agir en tant que fils de Dieu, plus son destin devenait étrange, mystérieux et merveilleux.
Fils unique de Dieu. La splendeur de cette solitude [ p. 175 ] est peut-être impensable. Pourtant, il nous faut l’imaginer, même si ce n’est, comme cela peut être, que pour un instant. Nous devons savoir qu’il ne s’agissait pas d’une illusion mystérieuse et inimaginable. Il était devenu ce qu’il était devenu par une nécessité inexorable. Une fois admise la communion de cet homme avec Dieu à sa sortie du baptême de Jean, qui, ayant des yeux pour voir, pourrait la nier ? Alors, il était inévitablement voué à devenir véritablement et véritablement le fils unique de Dieu.
Le fils premier-né de Dieu, qui n’avait pas trouvé de frère. Quelle place occupait un tel homme dans le monde des hommes ? Quel était son destin ? Une seule et unique place lui était réservée dans l’attente juive, qu’il partageait à sa manière. Il devait être le Messie, l’Oint, le Juge désigné, le Fils de l’Homme. Pourtant, même cela, il ne pouvait être présent, en ce monde, sur la route entre Bethsaïde et Césarée. Un Messie humain, c’était impensable. Un changement radical devait intervenir. Le Fils de Dieu devait abandonner son vêtement de chair et de sang avant de pouvoir être le Fils de l’Homme. Le fardeau d’un destin immense et insupportable pesait sur lui.
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Et tandis qu’il luttait avec cela sur la route, il posa à Simon la grande question : « Qui suis-je ? »
L’espace d’un instant, Simon eut une pensée impensable. Elle lui fut inspirée par l’esprit de l’homme qui se tenait devant lui. En vérité, ce n’étaient ni la chair ni le sang qui la révélèrent ce jour-là à Simon, le fils de Jean, alors qu’il suivait son Maître vaincu sur la route, et Jésus se retourna soudain vers lui. Car cette réponse, Simon, est véritablement béni à travers les siècles. Par ces paroles, le fils solitaire de Dieu, l’espace d’un instant, toucha un frère.
Tel était désormais le secret entre Jésus et ses proches disciples. Il était le futur Messie. Et il commença à leur dévoiler, ouvertement, le secret de sa destinée messianique. Il souffrirait beaucoup ; il serait tué ; mais il ressusciterait et viendrait dans sa gloire nouvelle, véritable Messie, apportant avec lui la fin du monde et l’ouverture du Royaume de Dieu.
Je suis convaincu que, pour l’essentiel, l’histoire de Jésus annonçant sa résurrection à ses disciples est vraie. Je ne crois pas qu’il ait dit qu’il ressusciterait trois jours plus tard, pour la simple raison que rien dans le récit évangélique primitif ne montre qu’après la Crucifixion, les disciples aient eu la moindre [ p. 177 ] espérance de le voir ressusciter trois jours plus tard. Les disciples sont représentés comme complètement surpris par la résurrection. Si Jésus leur avait ouvertement annoncé sa résurrection trois jours plus tard, une telle surprise aurait été impossible ; au contraire, leur attitude aurait dû être celle d’une attente impatiente et ardente. Ils n’auraient pas laissé les femmes fidèles se rendre au tombeau le troisième matin.
Nous ne pouvons que conjecturer ce que Jésus a prédit à ses disciples concernant son destin à la mort. Mais il existe de solides arguments pour cela. Car il ressort clairement de la teneur des divers récits contradictoires de la Passion que ce que Jésus et ses disciples attendaient ne s’est pas produit. Tel est le sens clair et incontestable du cri de désespoir : Éloï, Éloï, lama sabacthani ? Son Dieu l’avait abandonné. Lorsqu’il poussa ce cri, Jésus était encore vivant, bien qu’à l’article de la mort. Par conséquent, ce qui devait lui arriver, et qui ne lui était pas arrivé, devait se produire avant le point suprême de la mort physique. Cela ne s’est [ p. 178 ] pas produit : Jésus mourut dans un grand cri, et la dernière flamme d’espoir de ses disciples s’éteignit en cendres.
Je ne prétends pas savoir, ni imaginer précisément, ce qui se passait en ce lieu, en quoi Jésus avait confiance. Mais on peut supposer que c’est de cela que Jésus a parlé en répondant au grand prêtre : « Es-tu le Christ ? » Puis il a dit :
« Je le suis. Et vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite de la puissance de Dieu, et venant sur les nuées du ciel. »
Il devait connaître un changement miraculeux avant sa mort : se dépouiller de son vêtement terrestre et devenir le Messie surnaturel attendu par les Juifs. Je crois fermement que cette réponse au grand prêtre, maintes fois contestée par la critique moderne, est authentique. Telle était l’attente de Jésus.
Pour ces raisons suffisantes, je considère l’histoire selon laquelle il aurait prédit à ses disciples sa mort et sa résurrection dans trois jours comme une pieuse invention après coup. Il leur a peut-être annoncé qu’il allait mourir et ressusciter ; mais sa mort ne devait pas être une mort [ p. 179 ] réelle. Il allait certes souffrir jusqu’à l’extrême, mais ensuite il serait transformé.
Mais cette conception, née dans l’âme de Jésus, d’un Messie souffrant, était totalement étrange à ses disciples. Simon l’avait reconnu comme le Messie, certes, mais un Messie souffrant, c’était impossible. C’était, pour ses disciples, une pensée impensable. Elle est si familière à des hommes comme nous, héritiers de deux mille ans de pensée et de sentiment chrétiens, qu’il nous est difficile de réaliser à quel point elle était inconcevable pour les pêcheurs de Galilée. Simon avait été exalté par un moment d’inspiration lorsqu’il avait proclamé Jésus le Messie. Concilier sa vision avec la réalité était au-delà de ses forces. Jésus avait prononcé ses paroles mystérieuses concernant ses souffrances à venir et marchait seul. Les disciples méditaient sur le mystère : c’était trop difficile pour eux. Alors Simon se hâta de le rattraper et, s’adressant à Jésus par derrière, commença à le réprimander pour ses paroles.
Jésus se retourna vers lui, et regarda les disciples rassemblés derrière leur porte-parole. Il dit à Simon :
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« Suis-moi, Satan ; tu penses les pensées d’un homme, et non celles de Dieu. »
Alors il appela à lui les disciples extérieurs qui suivaient les Douze, et leur dit à tous :
Si quelqu’un veut me suivre, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive. Car celui qui voudra sauver sa vie la perdra, et celui qui perdra sa vie à cause de moi la sauvera. Que servirait-il à un homme de gagner le monde entier s’il perdait son âme ? Avec quel prix un homme pourrait-il racheter son âme ?
« Car quiconque aura honte de moi et de mes paroles au milieu de cette génération adultère et pécheresse, le Fils de l’homme aura honte de lui, quand il viendra dans la gloire de son Père, avec les saints anges. »
Ses disciples extérieurs ne comprenaient pas que le Fils de l’homme était Jésus lui-même. Seuls les Douze le savaient, car il leur avait interdit d’en parler à personne. Pour ceux qui n’étaient pas parmi les Douze, ce discours faisait référence à la venue de Celui dont Jésus n’était que le précurseur. Pour les Douze, il avait une signification plus étrange et plus poignante.
Finalement Jésus dit :
« En vérité, je vous le dis, certains de ceux qui sont ici ne [ p. 181 ] mourront pas avant d’avoir vu le Royaume de Dieu venir avec puissance. »
Ce n’était certainement pas une promesse de longévité aux disciples choisis. Cela porte bien son sens, celui d’une déclaration vivante et forte de la propre croyance de Jésus : le Royaume de Dieu viendrait bientôt. Il viendrait peu après que Jésus se serait sacrifié et aurait été transformé du statut de prophète terrestre en Messie céleste.
Pour ma part, je ne doute pas non plus de l’authenticité des paroles de Jésus : « Qu’il se charge de sa croix ! » L’objection critique selon laquelle Jésus ne pouvait pas savoir que sa mort serait crucifiée me laisse indifférent. Je pense qu’il savait pertinemment qu’il allait subir la mort d’un voleur et d’un brigand ; et je ne doute pas qu’il ait prévu la manière dont il souffrirait.
Il serait inutile de chercher à comprendre comment la conception d’un Messie souffrant, qui devait rester inintelligible pour ses disciples, est née dans le secret de l’âme de Jésus. Il est possible, peut-être même certain, que la merveilleuse image d’Israël, serviteur souffrant, dans Isaïe 53, qui lui était sûrement si familière qu’elle faisait presque partie de lui-même, ait contribué à réaliser la « transvaluation [ p. 182 ] de toutes les valeurs » impliquée par la pensée d’un Messie souffrant. Le fait qu’il ait décrit Israël et non le Messie n’a pas non plus affecté la puissance de l’imagination sublime du second Isaïe. Seuls l’ordre et la qualité de l’imagination importaient à un homme tel que Jésus. Il n’était pas, comme le supposent si souvent les critiques érudits, un critique érudit. Il était l’homme suprême – poète, prophète, héros : en vérité, je ne sais quel prédicat d’humanité suprême pouvait lui être refusé. Un scrupule aussi terrestre et stérile que la question : « Parlons-nous d’Israël ou du Messie ? » n’aurait pu pénétrer l’esprit d’un tel homme. N’était-il pas lui-même prophète, et plus qu’un prophète ? Ne savait-il pas que le sens des paroles d’un prophète ne résidait pas dans la lettre, mais dans la connaissance de Dieu qui transparaissait en elles ? Aurait-il lu le 53e chapitre d’Isaïe comme le lit un professeur de Weissnichtwo ? Cela aurait signifié pour lui la victoire sur une défaite totale, le secret le plus profond du plan divin. Si même nos esprits obtus réagissent à cette vision étonnante d’Isaïe et en reconnaissent l’inspiration, qu’aurait-il été pour quelqu’un dont les oreilles étaient aussi attentives que jamais à entendre la voix secrète de Dieu ?
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Mais c’est précisément pour cette raison que nous ne devons pas supposer une quelconque influence d’Isaïe agissant dans l’âme de Jésus. Un être plus grand qu’Isaïe était là. Il n’avait même pas besoin de la voix la plus sublime de toutes celles des prophètes d’Israël pour lui annoncer le dessein étrange et merveilleux de Dieu, maintenant. Peut-être, très loin, dans ce passé infiniment lointain où il était un petit garçon à Nazareth, avec un foyer, une mère, des frères et sœurs, et appelant d’autres petits garçons dans l’obscurité de la place du marché, la vision d’Isaïe de l’homme de douleur a-t-elle pu l’aider à écouter le soupir le plus secret de Dieu ; peut-être, si Isaïe n’avait pas su et parlé, la connaissance et le discours de Jésus auraient-ils été différents. Mais c’était bien loin. Ce qu’Isaïe avait à lui donner lui avait été donné il y a longtemps, dans une autre vie. Désormais, il n’avait plus besoin d’une telle voix, ni même de son réconfort. Il n’avait qu’à suivre son ineffable destinée pour savoir que la conception du Messie souffrant était vraie. Il devait être le Messie et il souffrit ; il devait souffrir encore davantage.
Le Fils unique de Dieu était seul face à son étrange et merveilleux destin : souffrir, mourir et ressusciter. Il devait se rendre à Jérusalem, dans la cité de Dieu, dans la forteresse de l’ancienne alliance, et y proclamer [ p. 184 ] son message. Qu’il mourrait en le proclamant, nul doute : les pharisiens qui l’avaient chassé de sa chère terre de Galilée, où leur pouvoir était faible, exigeraient de lui le plus grand châtiment dans la Ville sainte, où leur pouvoir était grand. Il devait se rendre au cœur vivant de l’ancienne religion d’Israël et y revendiquer la nouvelle connaissance de Dieu. La décision était inévitable : où le Fils de Dieu pourrait-il mourir, sinon sur l’autel de Dieu ? Il était seul. Dès lors, tous les disciples l’abandonnèrent et s’enfuirent. Bien que leurs corps le suivirent encore un court instant, leurs esprits ne purent… Dès lors, ils aperçurent son visage de loin, comme dans un rêve, comme s’il s’agissait de celui d’un ange. C’était celui d’un homme.
Il était seul, hormis son Père. Il gravit une haute montagne pour le chercher. Il emmena avec lui Simon, Jacques et Jean. Ils attendirent à l’écart et le regardèrent prier. Il pria avec véhémence et longuement, jusqu’à ce que le soir arrive et qu’ils soient accablés de sommeil. Soudain, ils se réveillèrent et il leur sembla que [ p. 185 ] son visage avait changé et que ses vêtements étaient d’une blancheur indescriptible. Ils l’entendirent parler à quelqu’un près de lui du pénible voyage qu’il devait accomplir vers Jérusalem ; et il leur sembla que deux silhouettes majestueuses se dessinaient à ses côtés dans la pénombre, l’une pour Moïse, l’autre pour Élie.
Ils étaient hors d’eux-mêmes, saisis de peur, et Pierre, tout tremblant, ne sachant que dire, lançait des paroles vaines :
« Maître, il est bon pour nous d’être ici. Construisons trois cabanes : une pour toi, une pour Moïse et une pour Élie. »
Tandis qu’ils parlaient, il y avait une obscurité totale, et du milieu de l’obscurité il leur semblait entendre la voix même de Dieu qui disait : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé : écoutez-le ! » Et au son de cette voix, ils tombèrent sur leur visage de peur.
Mais Jésus s’approcha, les toucha là où ils étaient couchés et dit : « N’ayez pas peur. » Ils levèrent les yeux et virent qu’il n’y avait personne, excepté Jésus, tout seul.
Les trois disciples gardèrent le secret de leur vision jusqu’à ce que Jésus soit crucifié et qu’ils soient persuadés qu’il était ressuscité. En effet, ce n’est qu’alors qu’ils eurent véritablement la vision. Ils se souvinrent qu’à partir du moment [ p. 186 ] où ils étaient montés avec Jésus sur la montagne, il avait changé : il était le même Jésus qu’ils avaient suivi, mais un autre Jésus, qu’ils suivaient avec crainte. En vérité, ce jour-là, alors qu’il communiquait avec son Père au sommet de la montagne concernant son voyage vers Jérusalem, il fut transfiguré. Il comprit alors qu’il était bien le Fils solitaire de Dieu et reçut la force d’assumer sa destinée de Fils de l’Homme.
Pourtant, même si nous pouvons croire que le visage de Jésus a changé lorsqu’il a communié avec Dieu et a acquis la connaissance définitive de sa mission et de sa destinée, et que les trois disciples se sont souvenus longtemps après de ce changement de visage, de la voix dans l’obscurité et de leurs propres craintes, aucun événement miraculeux ne leur a apporté la certitude. S’ils avaient réellement vu ce qu’ils s’imaginaient voir par la suite, ils n’auraient éprouvé aucun doute en descendant la montagne avec leur Maître. S’il leur avait été prouvé que Jésus était le Messie, comme ils le racontèrent plus tard, ils ne se seraient pas demandé comment il pouvait être le Messie lors de leur descente.
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Ils lui demandèrent : « Pourquoi les scribes disent-ils qu’Élie doit venir en premier ? »
Il répondit : « Élie vient en effet premier pour tout rétablir. Il est déjà venu, mais ils ne l’ont pas reconnu. Ils ont exercé leur volonté sur lui, comme il est écrit. Or, qu’est-il écrit du Fils de l’homme lui-même ? Qu’il doit souffrir beaucoup et être entièrement rejeté. »
Si Jésus prononça ces dernières paroles, ce dont nous ne pouvons douter, il transforma la vision d’Israël dans le 53e chapitre d’Isaïe en une prophétie concernant le Messie. Ce n’en était pas une, au sens strict de l’érudition et de l’histoire. Pourtant, elle en fut une, dès l’instant où Jésus l’a déclarée telle ; tout comme Jean-Baptiste n’était pas Élie et n’avait pas tout restauré. Jésus fit de lui Élie.
Et c’est à ce moment-là qu’il prononça ses paroles concernant Jean-Baptiste :
Qu’êtes-vous allés voir au désert ? Un roseau agité par le vent ?
Mais qu’êtes-vous allés voir ? Un homme vêtu de vêtements précieux ? Ceux qui portent de la soie sont dans les palais des rois.
Mais qu’êtes-vous allés voir ? Un prophète ?
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Oui, je vous le dis, et plus qu’un prophète. C’est celui dont il a été écrit :
« Voici, j’envoie mon messager devant ma face
Qui préparera le « chemin devant moi » !
En vérité, je vous le dis, parmi les hommes nés de femmes, il n’en a pas paru de plus grand que Jean-Baptiste. Mais le plus petit dans le royaume de Dieu est plus grand que lui. Depuis l’époque de Jean-Baptiste jusqu’à maintenant, le royaume de Dieu est forcé, et les violents s’en emparent. Car tous les prophètes et la loi ont prophétisé jusqu’à Jean. Et si vous pouvez le comprendre, c’est lui qui est Élie qui devait venir.
« Que celui qui a des oreilles pour entendre entende. »
Par ces paroles étranges et obscures, le nouveau secret fut révélé. Élie, le précurseur, était bel et bien venu, et celui qui devait venir après lui était là. Élie appartenait à l’ancienne dispensation : il appartenait à la Loi et aux Prophètes, et la dernière parole du dernier prophète avait prédit sa venue. Mais après lui était venu quelque chose d’inconnu, d’inattendu et d’imprévu : le Royaume de l’amour de Dieu. Le plus petit de ses membres était plus grand que Jean, car il appartenait à la nouvelle création : il était né de nouveau.
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Et ce Royaume avait été arraché du ciel par des mains violentes : d’abord par les mains fortes et magistrales du véritable Prométhée, qui avait déchiré la Loi et les Prophètes pour trouver Dieu face à face. Il avait fait descendre Dieu du ciel sur terre. Puis il fut arraché du ciel par ceux qui écoutèrent ses paroles et en qui le message du Royaume se répandit comme une semence : des hommes qui, à l’image de leur chef, se transformèrent et concrétisèrent le Royaume.
Le maître de cette nouvelle violence était celui qui avait été promis. Tout était totalement différent de ce que les hommes avaient imaginé. Jean-Baptiste était Élie. Il n’avait rien restauré ; et il avait été décapité. Seul celui qui avait des oreilles pour entendre pouvait comprendre le mystère. Un mystère encore plus grand, du même genre, était le destin du Fils de l’homme.
Jésus a dit :
À quoi comparerai-je cette génération ?
C’est comme des enfants assis sur la place du marché qui crient à leurs camarades : « Nous avons joué de la flûte pour vous, et vous n’avez pas dansé ; nous avons pleuré, et vous ne vous êtes pas frappé la poitrine. »
Car Jean est venu, ne mangeant ni ne buvant, et ils disent : “Il a un démon.” Le Fils de l’homme [ p. 190 ] est venu, mangeant et buvant, et ils disent : “Voici un mangeur et un ivrogne, l’ami des publicains et des pécheurs.” Mais la Sagesse est justifiée par ses œuvres.
L’amertume de son rejet pesait lourdement sur lui en ce moment douloureux. Ce rejet avait certes fait de lui le Fils unique de Dieu et le futur Messie ; mais la nouvelle conscience de son destin rendait ce rejet plus difficile à supporter. Ce n’était plus un prophète que ses compatriotes avaient rejeté.
Mais l’amertume de Jésus s’est dissipée. Ce n’est pas l’amertume, mais l’émerveillement de son destin qui l’a rempli lorsqu’il s’est écrié :
Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché ces choses aux sages et aux intelligents et de les avoir révélées aux enfants. Oui, Père, car il t’a semblé bon.
« Toute connaissance m’a été donnée par le Père. Personne ne connaît le Fils, si ce n’est le Père, ni personne ne connaît le Père, si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut le révéler. »
Du haut du fier sommet de cette connaissance exultante, il prononça ces paroles impérissables :
Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et [ p. 191 ] chargés, et je vous donnerai du repos. Prenez mon joug sur vous et apprenez de moi, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez du repos pour vos âmes. Car mon joug est doux et mon fardeau léger.
Exultation, amertume, exultation, tendresse : telles étaient les humeurs de Jésus au tournant décisif de sa destinée. En vérité, il était monté sur une haute montagne et avait été transfiguré. En montant, il avait cru être le futur Messie ; en descendant, il en était certain. Une certitude impérieuse transparaît dans chacune de ses paroles. Tel un roi qui a pour autorité la volonté de Dieu, il remodèle le passé et crée l’avenir. Jean est Élie, et lui le futur Messie. Et n’était-il pas écrit que le Fils de l’homme souffrirait beaucoup ? Cela n’était pas écrit : Jésus l’a fait écrire. Le portrait d’Isaïe du serviteur souffrant deviendrait, pour toujours, une prophétie de Jésus le Messie. En tant que juge omnipotent qu’il allait être, il prononça la sentence sur les villes qui l’avaient rejeté. En tant que Fils unique, il loua son Père pour le rejet de son message. Mais à la fin — toujours la même fin chez cet homme — l’élan de son amour indicible triomphe de tout. [ p. 192 ] Le Roi des Hommes devient simplement leur frère aimant et désireux.
Tout fut transformé en lui lorsqu’il descendit de la montagne ; mais cela ne changera jamais. C’est cela, plus que tout, qui avait fait de lui ce qu’il était ; et cela avait transformé le joyeux prédicateur de bonnes nouvelles, le maître d’une sagesse merveilleuse, en l’homme sévère et triste du destin. Même son visage avait changé. Les rares aperçus que nous en avons désormais sont ceux d’un homme transfiguré.
Il était le Messie, suivant le chemin tracé par la souffrance et le rejet. Il ne voulait pas, il ne pouvait pas, se proclamer lui-même. Il était déjà un prophète vaincu ; c’est de sa défaite qu’il avait arraché la certitude. Mais cette certitude était pour lui seul. Se proclamer Messie, c’était se proclamer Messie souffrant et rejeté : ce qui, pour le Juif d’alors et pour toujours, était une folie. Ce qui était une pierre d’achoppement pour ceux qui l’aimaient serait un blasphème pour ceux qui le haïssaient. C’était un secret entre lui et ses disciples.
Jésus et ses trois disciples descendirent de la montagne au matin. Lorsqu’ils rejoignirent les autres disciples, ils les trouvèrent entourés d’une foule, et des scribes [ p. 193 ] discutaient avec eux. Quand la foule vit Jésus, elle fut étonnée et courut à sa rencontre.
Jésus demanda à ses disciples : « De quoi discutez-vous avec eux ? »
Un homme de la foule s’écria : « Maître, j’ai amené mon fils auprès de toi, car il est possédé par un démon muet. Et quand il le saisit, il le déchire ; il écume et grince des dents ; il dépérit. J’ai donc demandé à tes disciples de le chasser, mais ils n’ont pas pu. »
Jésus répondit : « Ô génération incrédule ! Jusqu’à quand serai-je avec vous ? Jusqu’à quand vous supporterai-je ? Amenez-le-moi. »
Ils amenèrent donc l’enfant. Dès qu’il vit Jésus, il fut saisi de convulsions, tomba par terre et se roula en écumant.
Jésus demanda au père : « Depuis combien de temps a-t-il cela ? »
Le père répondit : « Depuis son plus jeune âge. Souvent, il le jette au feu et à l’eau pour le tuer. Mais aie pitié de nous et aide-nous, si tu peux. »
« Si je peux ? » dit Jésus. « Si tu crois, tu peux tout avoir. »
[ p. 194 ]
Le père s’écria aussitôt : « Je crois. Aide mon incrédulité ! »
Jésus vit qu’une foule accourait. Aussitôt, il réprimanda l’esprit impur, en disant : « Esprit muet et sourd, je te l’ordonne : sors de cet homme et n’y retourne plus ! »
L’enfant poussa des cris et fut pris de convulsions. Il gisait comme mort. La foule disait qu’il était mort. Mais Jésus, lui prenant la main, le releva et il se tint debout, guéri.
Tandis qu’ils étaient seuls ensemble, les disciples lui demandèrent pourquoi eux-mêmes ne pouvaient chasser l’esprit.
Jésus a dit : « Il n’y a qu’un seul moyen de chasser cette sorte de mal : c’est la prière. »
Jésus avait bel et bien prié au sommet de la montagne, une prière que peu d’hommes, voire aucun, n’avaient jamais faite. D’autres hommes ont été élevés par la prière à une communion complète avec Dieu, aucun à une union d’amour avec un Père. Dans la grande prière de la veille, il avait connu sa destinée, et son visage avait changé.
Véritablement transformé : à tel point que les yeux hébétés des hommes pouvaient le voir. Lorsque la foule le regarda, elle vit un autre homme de celui qui les avait quittés ; [ p. 195 ] ils furent stupéfaits. Mais c’est à Luc que nous devons la grande image du changement du visage de Jésus à ce moment-là : la phrase se détache nettement de son écriture douce et facile, comme un rocher dans un pré. « Il se raidit le visage pour le voyage de Jérusalem. » La destinée du Fils de Dieu y était inscrite.